Femmes musheuses, dans l’immensité du Grand Nord

Aujourd’hui, près d’un tiers des participant·es aux courses de chiens de traîneau au Canada sont des femmes. Rencontre avec deux musheuses qui n’ont pas froid aux yeux.

Marcelle Fressineau a parcouru plus de 100.000 km en traîneau depuis l’adoption de son premier chien en 1998. © Julie Gillet

Tout n’est que silence dans l’immensité blanche. La neige ensevelit le moindre bruit, et même les oiseaux se taisent par ces températures polaires. Les timides rayons du soleil d’hiver se reflètent dans les cristaux de glace et les sapins, figés dans leurs lourds manteaux blancs comme autant d’épouvantails désœuvrés, offrent un spectacle féerique. Les paysages du Yukon, sauvages et indomptés, s’imposent dans toute leur majestueuse et dangereuse beauté. Au loin, quelques aboiements viennent troubler la pureté du moment. Un traîneau se laisse apercevoir, filant à toute vitesse à travers les plaines enneigées. À son bord, Marcelle Fressineau, une Suisse arrivée au Canada il y a bien longtemps de cela…

Lors des courses, les musheurs et musheuses parcourent des centaines de kilomètres, en totale autonomie, leur traîneau lourdement chargé.

Ce souvenir date de février 2012. À près de 60 ans, la musheuse participait pour la deuxième fois à la Yukon Quest, une course mythique de 1.648 kilomètres reliant Fairbanks, en Alaska, à Whitehorse, au Yukon. Réputée pour être la plus difficile au monde, cette course suit le chemin de la ruée vers l’or du Klondike, que des milliers de femmes et d’hommes ont emprunté, un siècle plus tôt, au péril de leur vie. Ici, le mercure descend souvent en dessous de – 50 °C et les vents peuvent atteindre 80 kilomètres par heure aux plus hautes altitudes. La Yukon Quest ne pardonne pas. Chaque jour, les musheurs et musheuses parcourent des centaines de kilomètres, en totale autonomie, leur traîneau lourdement chargé. Elles/ils ne pourront se ravitailler et prendre un peu de repos qu’à quelques points précis disséminés le long du parcours.

Seule sur son traîneau

Après deux semaines de course dans ces conditions extrêmes, à traverser rivières gelées, cols de montagne et villages isolés du Grand Nord, Marcelle Fressineau passait la ligne d’arrivée avec ses quatorze chiens, épuisée mais heureuse. Elle avait réalisé son rêve. Et puis, les aurores boréales l’ont accompagnée tout au long du voyage, expliqua-t-elle à ses aidantes, les joues encore rougies par le vent glacial. C’est ce qu’elle aime le plus, dans cette vie : être seule, sur son traîneau, avec ses chiens, au milieu des paysages infinis. Profiter de ces quelques instants de grâce, suspendus dans le temps, où les éléments s’imbriquent parfaitement les uns dans les autres pour créer des conditions de glisse idéales. “C’est dans ces moments-là que tu tisses des liens forts avec tes chiens, nous raconte la musheuse huit ans après cet exploit. Vous êtes unis dans la même épreuve, dans le même effort. Tu noues une relation profonde et intense avec eux.”

Est-ce que cela change quelque chose d’être une femme ? “Non, pas vraiment. Pour des courses aussi longues, c’est surtout dans la tête que ça se passe”, répond la Yukonnaise.  “Mais en tant que femme, il y a certaines choses qui sont plus intuitives. Tu ne dois pas apprendre la psychologie des chiens, tu sais ça, au fond de toi. Ça contrebalance le manque de force physique que tu peux ressentir parfois.”

C’est en voyant d’autres femmes prendre part à des courses que l’idée a germé en elle. La victoire de Libby Riddles sur l’Iditarod – autre course mythique –, en 1985, l’a notamment influencée. “Je me suis dit que moi aussi, je pouvais le faire !” Aujourd’hui, l’on compte près d’un tiers de femmes parmi les participant·es à la Yukon Quest. Une seule a néanmoins réussi l’exploit de décrocher la première place : Aliy Zirkle, en 2000. “Quand j’ai commencé, il y a vingt ans, il y avait vraiment très peu de femmes dans le monde du mushing, souligne Marcelle Fressineau. Encore moins des femmes seules. C’était difficile de se faire une place, d’être prise au sérieux. Lorsque j’organisais des excursions pour les touristes, il arrivait fréquemment que des agences refusent de travailler avec moi parce que je ne correspondais pas au stéréotype du Canadien barbu, de l’homme des bois avec sa chemise à carreaux. Aujourd’hui, je vois de plus en plus de femmes, c’est très encourageant.”

La relève

Marine Gastard fait partie de ces nouvelles recrues. À trente ans et quelques poussières, la jeune femme dirige sa propre entreprise de tourisme, Into the Wild Adventures, et partage ses journées entre sa famille et son chenil. “C’était mon rêve depuis toute petite, de travailler avec des chiens et de vivre dans le Grand Nord, confie-t-elle. Quand j’avais dix ans, j’ai commencé à lire les livres de l’aventurier français Nicolas Vanier. Ça a été un déclic. Mais c’était un rêve, ça paraissait inaccessible. Puis je suis arrivée au Yukon en 2008 dans le cadre d’un permis vacances-travail et j’ai travaillé avec différents musheurs. Très vite, ça a confirmé en moi l’idée que c’était ce que je voulais faire de ma vie.”

Marine Gastard est aujourd’hui à la tête d’un chenil de plus de cinquante chiens et possède sa propre entreprise de tourisme, Into the Wild Adventures. D.R.

En 2011, la jeune femme commence à créer son propre chenil. “J’ai eu un chien, puis deux, puis dix, puis cinquante”, explique-t-elle. Peu à peu, elle s’aventure sur ses premières courses, avec de beaux résultats à la clef, comme une victoire sur la Silver Sled (160 km) et une deuxième place sur la Percy de Wolfe (320 km), toutes deux en 2017. Elle n’a jamais considéré le fait d’être une femme comme un obstacle : “Au Canada, il existe une vraie égalité entre les hommes et les femmes. Ici, les femmes peuvent travailler dans n’importe quel domaine. En France [son pays d’origine, ndlr], il faut vraiment se battre, il y a encore une culture assez machiste. Ici, je ne ressens jamais ça, ni sur les courses ni ailleurs. Je suis une compétitrice parmi les autres, qu’importe mon sexe.”

L’essor du tourisme

Aujourd’hui, Marine Gastard se consacre entièrement à son entreprise de tourisme et organise des excursions en chiens de traîneau à la journée. “De décembre à mars, je travaille sept jours sur sept, explique-t-elle. Ça marche vraiment bien. Tellement bien que je n’ai plus de temps pour la compétition. Mais j’aime ce que je fais. J’aime partager ma passion pour les chiens et être ma propre cheffe, organiser mes journées comme je le souhaite. J’aime être dehors toute la journée… Sauf peut-être quand il fait – 40 °C !”

Je suis une compétitrice parmi les autres, qu’importe mon sexe.

Même constat pour Marcelle Fressineau, qui gère elle aussi une société de tourisme en marge de ses activités sportives, Alayuk Adventures : “Quand tu es musheuse, tu te retrouves avec tout un tas de chiens à nourrir… Et ça coûte vite très cher ! Alors soit tu te débarrasses des moins bons et tu ne gardes que les meilleurs, soit tu les gardes tous et tu te lances dans le tourisme. Moi, j’aime bien ça, faire découvrir la région aux gens.” Aujourd’hui supposément à la retraite, elle n’en reste pas moins compétitrice. “Tant qu’il me reste quelques bons chiens, il se peut que je continue à participer à l’une ou l’autre course”, avoue-t-elle avec malice.

Si elle devait donner un conseil aux petites filles qui souhaitent embrasser une carrière atypique ? Ne rien lâcher. “Ça vaut toujours la peine de suivre ses rêves, conclut-elle. Comme je le dis souvent : tout est possible, mais rien n’est facile. Il faut y aller petit à petit, étape par étape. Ne pas vouloir poser le toit avant d’avoir creusé les fondations.”

À lire
“Sauvage”, de Jamey Bradbury, Gallmeister 2019.

 

En prolongement de cet article, lire le superbe roman Sauvage, de Jamey Bradbury (voir axelle n° 221).

Un thriller intimiste et mélancolique avec comme héroïne une ado solitaire, chasseuse émérite, experte en course de traîneau, championne de l’Iditarod catégorie juniors.