Séverine (1855-1929)
“Journaliste debout”

Caroline Rémy a 25 ans quand elle devient, en 1880, la secrétaire de Jules Vallès, fondateur du journal communard Le Cri du peuple. À la différence de nombre de ses collègues masculins que Vallès qualifie de “journalistes assis”, Caroline se rend “sur le terrain”. Première femme à diriger une rédaction en France, celle qui est devenue “Séverine” remplace son mentor et ami après sa mort en 1885. Libertaire et déjà féministe, elle se trouve isolée parmi les marxistes de la rédaction qu’elle juge “dogmatiques”. Elle claque la porte en 1888 pour vendre sa plume à qui la veut, journaux royalistes et antisémites compris. En 1897, elle rejoint La Fronde, journal féministe fondé par son amie Marguerite Durand. Elle couvre le procès Dreyfus, défend la cause du capitaine et accompagne la fondation de la Ligue des droits de l’Homme. Défenseuse du droit de vote des femmes mais aussi – rare chez les suffragettes – de l’avortement, Séverine documente son époque en même temps qu’elle embrasse les combats émancipateurs. Elle affirme un style empli de ses émotions et revendique d’observer le monde depuis un point de vue. Lorsqu’elle s’éteint en 1929, elle a signé plus de 6.000 articles, dont le premier jamais écrit sur les féminicides comme phénomène social, “Tueurs de femmes”, en 1896.
Gerda Taro (1910-1937)
Montrer et résister

Gerda Pohorylle, dite Gerda Taro, est morte renversée par un char en juillet 1937 à l’est de Madrid. Elle allait avoir 27 ans et couvrait la révolution espagnole comme photographe pour des journaux français. Nombre de ses clichés ont été attribués à son compagnon, le photojournaliste “Robert Capa”, fondateur de l’Agence Magnum. Ironie : c’est elle qui a construit le personnage de Robert Capa, supposé célèbre reporter américain, pour vendre les photos d’Endre Ernő Friedmann, exilé juif hongrois, photographe antinazi qu’elle rencontre à Paris en 1934. Juive allemande, elle s’y était réfugiée après avoir été emprisonnée à Leipzig pour avoir distribué des tracts contre Hitler. Elle fréquente les cercles d’exilé·es politiques et travaille dans une agence photo. Elle veut agir contre l’expansion du nazisme : elle prend un pseudonyme pour signer les articles qu’elle vend à la presse de gauche et se forme à la photo. En 1936, elle part avec Endre en Espagne pour documenter le soulèvement populaire contre Franco. Lorsqu’elle est fauchée par le char, Gerda s’était éloignée pour travailler seule, car son nom disparaissait des publications qu’elle produisait avec son compagnon.
Les saint-simoniennes (1832)
La naissance prolétaire de la presse féministe

“Comprenons notre puissance”, affirme la une de La Femme libre en août 1832 à Paris. Désirée Véret, Reine Guindorf, Suzanne Voilquin et Jeanne Deroin viennent de fonder le premier journal produit par et pour les femmes en France. Modiste, lingère, brodeuse et institutrice, elles se sont rencontrées rue Monsigny, dans une communauté qui prône l’égalité socialiste mêlée à la mystique chrétienne de “l’amour” : les saint-simoniens.
Exigeant l’égalité réelle, elles quittent le groupe pour créer les “saint-simoniennes prolétaires”. Dans la non-mixité, elles ont pris conscience qu’elles forment un groupe social mais refusent l’institutionnalisation de la séparation entre hommes et femmes. Elles ne veulent pas d’une place réservée mais la possibilité de toutes les occuper. Leur outil sera un journal autofinancé. Dans La Femme libre, puis La Femme nouvelle ou L’Affranchissement des femmes, les ouvrières écrivent leurs réflexions, leurs expériences, leurs désirs les plus intimes et même leurs désaccords. Outrepasser collectivement les règles de la bienséance, comme apprendre à écrire et à débattre, fait partie du projet pour donner naissance à une union de toutes les femmes, à partir d’une pratique totale de la liberté.
Shireen Abu Akleh (1971-2022)
La voix de la Palestine

“J’ai choisi le journalisme pour être avec les gens. Il n’est peut-être pas facile de changer la réalité mais, au moins, je suis en mesure de transmettre leurs voix au monde”, résumait Shireen Abu Akleh, journaliste américano-palestinienne, au magazine Newsweek en 2021. Le 11 mai 2022, à 6h33, la reportrice est tuée d’une balle dans la tête alors qu’elle couvre l’actualité aux abords du camp de réfugié·es de Jénine, dans le nord de la Cisjordanie. La balle a été tirée par un soldat israélien. La Palestine se lève avec la nouvelle : son visage s’affiche sur les écrans des cafés où la chaîne Al Jazeera tourne en boucle. Née à Jérusalem en 1971, la journaliste travaillait pour cette chaîne qatarienne depuis 1997 : elle incarnait la Palestine pour le monde arabophone. Restée célibataire, toujours sur le terrain, Shireen Abu Akleh rendait compte de chaque opération israélienne, interrogeait les autorités palestiniennes sans langue de bois et donnait la parole aux familles frappées par l’arbitraire de l’occupant. La légende qui l’entoure dit qu’elle a rencontré chaque famille de Palestine. Émaillées par des attaques de l’armée israélienne, ses funérailles ont mobilisé une foule jamais vue depuis la mort de Fayçal Husseini, figure politique palestinienne, en 2001.
Eugénie Rokhaya Aw Ndiaye (1952-2022)
L’exigence africaine

(1952-2022) © Candela Sierra, pour axelle magazine
À 18 ans, Eugénie Aw rejoint les équipes de Dakar-Matin, organe de presse unique du Sénégal indépendant. Le président Senghor dirige le pays d’une main de fer face à ses opposants, qui le considèrent trop docile vis-à-vis de l’ancien colon. Rare femme journaliste à l’époque, Eugénie Aw participe aussi à la rédaction de Xare bi (“La lutte”, en wolof), journal clandestin qui investigue sur les abus du régime. Arrêtée en 1975, elle est emprisonnée dans des conditions si difficiles qu’elle perd l’enfant qu’elle porte. Licenciée, elle reprend sa carrière dans la presse catholique et s’intéresse à la situation des femmes. En 1980, elle organise un séminaire des femmes journalistes à Dakar. Partie étudier au Québec en 1988, elle s’y installe. Participant à des missions des Nations Unies, la journaliste se trouve au Rwanda à la veille du génocide des Tutsis : c’est la déflagration, elle décide de rentrer au pays pour “former une génération de journalistes respectueux des lois universelles du métier et sensibles aux réalités de leur continent”. Chapeautant école et conseil déontologique des journalistes, à la veille de sa mort, Eugénie Aw Ndiaye était devenue une référence journalistique majeure du Sénégal et sur le continent.
Anna Politkovskaïa (1958-2006)
“Citoyenne” morte pour la vérité

En octobre 2006, la journaliste russo-américaine Anna Politkovskaïa est assassinée par balle dans la cage d’escalier de son immeuble moscovite. Fille de diplomate née à New York, la journaliste choisit d’étudier puis de vivre en Russie à la fin des années 1970. Dès l’été 1999, elle couvre la guerre de Tchétchénie pour le journal indépendant Novaïa Gazeta (exilé en Lettonie en avril 2022 pour contourner la censure). Elle gagne une notoriété internationale en documentant rigoureusement la réalité de guerre pour les populations et les atteintes aux droits humains du pouvoir russe et de ses partisans tchétchènes. “Poutine n’aime pas les êtres humains. Il nous considère comme un simple moyen”, résumait la journaliste dans son livre La Russie selon Poutine, publié en 2004. Quelques mois plus tard, elle survit à une tentative d’empoisonnement. Pourtant, elle refuse d’envisager l’homme comme un “tyran-né” : elle décortique le système qui l’a produit et pointe la centralité du KGB et de la police politique dans l’État russe. Primée de multiples fois à l’international, Anna Politkovskaïa a toujours refusé de s’exiler mais aussi de se qualifier d'”opposante” à Vladimir Poutine, se préférant “citoyenne russe”, en quête de vérité.