Les bibliothèques, un refuge pour les femmes ?

Par N°224 / p. 14-17 • Décembre 2019

Les bibliothèques sont fréquentées par de nombreuses femmes qui y trouvent un lieu calme mais également un endroit de sociabilité. La société patriarcale a voulu contrôler les lectures des femmes avant de les enfermer dans le stéréotype de la femme émotive avide de romans d’amour. Les bibliothèques réinventent les possibilités et les découvertes au gré des étagères.

© Julie Joseph pour axelle magazine

Les femmes qui lisent s’exposent aux affections pulmonaires, à la chlorose [une forme d’anémie, NDLR], à la déviation de la colonne vertébrale. La femme qui lit est une insatiable sexuelle. Au lieu de lire, elle ferait mieux de frotter le parquet de son appartement tous les matins, de s’injecter des lotions calmantes dans le vagin, de boire des infusions de fleurs de mauve.” Cette citation, tirée d’un traité de thérapeutique et de matière médicale publié en 1836 et réédité 9 fois, résume à elle seule la peur qu’engendrent les lectures des femmes. Pendant longtemps, les femmes qui lisent ont été sous contrôle et la lecture était d’ailleurs réservée aux religieuses et aux femmes de la haute noblesse. Il est important de préciser que dans le même temps, écrire était une activité interdite pour ces femmes. “Si l’accès à l’écriture leur est aussi chichement octroyé, le rapport des femmes à la lecture devient hautement critique : comme elles sont éminemment influençables par ce qu’elles lisent il convient de ne pas les laisser seules sur ce chemin. Le contrôle des lectures féminines est inscrit dans cette conception des pouvoirs de l’écrit et dans ce partage hiérarchique des savoirs”, écrit Daniel Fabre dans Lire au féminin. Selon l’anthropologue français, c’est au 18e siècle, avec l’alphabétisation des femmes et l’augmentation des textes imprimés, que se crée le stéréotype toujours tenace de l’homme liseur de journaux et de la femme liseuse de romans.

Les livres, des objets pas comme les autres

Ce qui dérange chez les femmes lectrices, c’est qu’elles prennent du temps pour elles, un acte subversif dans une société où les femmes ont moins de temps libre que les hommes. Dans la préface de son livre Les femmes qui lisent sont dangereuses, intitulée « Sextuelle », l’historienne Laure Adler précise que si la connaissance est dangereuse pour les femmes, le plaisir qu’elles prennent à lire l’est également. “Lire donne aux femmes des idées. Sacrilège. Comment obturer le flot de jouissance que procure alors, chez les femmes, la lecture ?”, remarque-t-elle. Les livres ne sont pas des objets comme les autres pour les femmes ; depuis l’aube du christianisme jusqu’à aujourd’hui, entre nous et eux, circule un courant chaud, une affinité secrète, une relation étrange et singulière tissée d’interdits, d’appropriations, de réincorporations”, écrit-elle encore. “J’aime lire depuis que j’ai 5 ans. Cela permet de m’évader du monde. Les livres sont mes amis”, confirme Nathalie Frankort, libraire à Verviers. “C’est vrai qu’il y a plus de femmes grandes lectrices, on considère que c’est un loisir de “bonne femme”, alors que les hommes, eux, lisent “utile”. Ils ne veulent pas “perdre” du temps”, continue-t-elle. Aurore De Keyzer se définit comme une bibliovore : “La lecture est ma première passion, c’est mon échappatoire, mon refuge loin du réel dans un monde merveilleux. J’aimais beaucoup les livres comme Chair de poule [collection d’histoires fantastiques et d’horreur pour la jeunesse, NDLR] et, en grandissant, je me suis tournée vers les polars de Fred Vargas et Agatha Christie. C’est très difficile de m’empêcher de lire plus de 3 heures par jour, pour pouvoir cuisiner ou aller à la mutuelle par exemple. C’est pour cette raison que j’utilise peu ma voiture, j’aime prendre les transports en commun pour faire le trajet entre Mons et Bruxelles où je travaille, comme ça je peux lire. Je lis aussi des livres à ma fille parce que j’aime bien cela, mais surtout parce que je veux qu’elle ait accès aux livres et à un bon vocabulaire.”

Cécile De Wandeler travaille depuis quelques mois comme coordinatrice à la bibliothèque de Gembloux, un choix de carrière qui ne s’est pas fait au hasard. “Depuis toute petite, je vais à la bibliothèque parce que c’est un lieu d’émancipation, en dehors du foyer familial, où j’ai accès à un savoir et à des histoires qui ouvrent l’esprit. Enfant, je pouvais y voyager en toute sécurité, ce qui n’est pas toujours le cas pour les femmes. Avant moi, personne n’avait fait des études supérieures dans ma famille. Je m’identifiais à mes professeures de français qui étaient des femmes qui aimaient lire et pour qui le langage et la littérature étaient des choses importantes”, explique-t-elle.

© Julie Joseph pour axelle magazine

Un lieu public fréquenté par les femmes

Dans La construction sociale de la figure de lectrice et de sa contre-figure masculine, Mariangela Roselli identifie plusieurs raisons pour lesquelles la lecture se construit, à partir de 1970, de plus en plus comme une activité féminine. Elle pointe notamment l’accès des femmes à l’enseignement supérieur mais aussi “leur poids dans l’éducation et la transmission des ressources culturelles aux enfants”. La chercheuse écrit : “la construction sociale de la lecture est genrée. En milieu rural comme dans le quartier de la banlieue défavorisée urbaine, l’image et le discours sur la lecture sont réservés aux filles, et les rares garçons et hommes lecteurs, catégorisés comme artistes, intellectuels ou militants, doivent trouver des stratégies d’esquive, de déguisement et d’instrumentalisation de la lecture…”

Ce qui dérange chez les femmes lectrices, c’est qu’elles prennent du temps pour elles, un acte subversif dans une société où les femmes ont moins de temps libre que les hommes.

Par ricochet, la bibliothèque est un lieu fréquenté surtout par les femmes, fait rare pour un lieu public. “C’est effectivement ce que je constate, aussi bien chez les adultes que chez les enfants, analyse Cécile De Wandeler. Nous sommes une bibliothèque généraliste, dans une grande ville avec une population croissante. Notre public est majoritairement constitué d’enfants, et ce sont surtout les mamans qui les accompagnent. Nous avons aussi plus de lectrices qui viennent. Ce qui est intéressant, c’est que leurs intérêts recoupent le partage de tâches “traditionnelles” au sein des foyers, c’est-à-dire que les femmes vont emprunter des romans et de la documentation sur la cuisine, la psychologie, le zéro déchet, etc. Les hommes empruntent très peu de romans et plutôt de la documentation sur le bricolage ou sur l’économie ou la politique. Ce qui me frappe également, c’est que les femmes vont demander des choses faciles à lire, c’est une demande récurrente. Elles ont déjà assez à penser et elles veulent se détendre en lisant. Les hommes ne font pas cette demande.”

« Un temple de la connaissance »

“Pour moi, la bibliothèque, c’est vraiment un temple de la connaissance. Petite, j’allais là-bas pour trouver des réponses à toutes mes questions. Plus tard, un professeur m’a dit que les livres pouvaient mentir. Cela m’a fait un choc. Les bibliothèques devraient être un droit, pour tout le monde. C’est important pour l’accès au savoir et le partage. Je pense vraiment que c’est un lieu important. S’il y avait un catalogue où on pourrait simplement cliquer pour recevoir des livres chez soi, cela ne me plairait pas autant. C’est un lieu de rencontres mais aussi un lieu calme”, explique Aurore De Keyzer. “C’est un lieu de sociabilité pour les femmes”, confirme Cécile De Wandeler. “C’est un endroit à part, ce n’est pas comme un café, une librairie ou son propre bureau. Dans mon passé d’étudiante et de chercheuse, j’aimais que ce soit calme et qu’on puisse s’y concentrer, se rappelle Sarah Erman. Comme je suis historienne, je peux vous dire que certaines bibliothèques sont de vraies mines d’or, notamment en termes d’archives. Je suis amoureuse de très vieilles bibliothèques, dans des bâtiments remplis d’histoire. C’est chouette de s’y promener, de trouver sur une étagère un livre à côté d’un autre, qu’on n’aurait pas lu autrement.”

Les livres n’appartiennent à personne et appartiennent à tout le monde en même temps. Tu empruntes un livre, il est chez toi deux semaines, puis il part chez quelqu’un d’autre qui va faire un bout de chemin avec…

Autre aspect important pour Sarah Erman : le collectif. “Ce que j’aime vraiment dans les bibliothèques, c’est que les livres sont accessibles à tous, même à ceux qui n’en ont pas les moyens. Les livres n’appartiennent à personne et appartiennent à tout le monde en même temps. Tu empruntes un livre, il est chez toi deux semaines, puis il part chez quelqu’un d’autre qui va faire un bout de chemin avec. Symboliquement et pratiquement, je trouve ça beau.”

Un personnel essentiellement féminin

Si le public des bibliothèques est majoritairement féminin, c’est aussi le cas pour le personnel qui y travaille et qui n’échappe pas aux clichés, celui de la bibliothécaire au chignon sévère et aux lunettes d’intellectuelle, allergique au moindre bruit. En 2010, on comptait 74 % de femmes parmi les bibliothécaires selon les statistiques de l’État belge. Une réalité que confirme Cécile De Wandeler : “Ici, nous sommes 6 bibliothécaires, toutes des femmes. J’ai assisté à une réunion où toutes les bibliothèques de la Province de Namur étaient représentées par une personne, nous étions presque 25. Que des femmes.” Aurore De Keyzer l’a aussi constaté durant ses études. “J’ai étudié la bibliothéconomie, même si je ne travaille pas dans ce secteur. Je pense que le ratio était de 75 % de femmes pour 25 % d’hommes.” “À mon avis, cela est dû au fait qu’il s’agit d’un des secteurs les moins bien financés, pire que l’éducation permanente, soutient Cécile De Wandeler. C’est aussi une filière d’études de 3 ans et on sait que les femmes sont surreprésentées dans l’enseignement supérieur de type court parce que c’est plus pratique pour elles…”

Élargir les horizons

Une des missions des bibliothèques est de réduire la fracture sociale et de faire en sorte que ces lieux soient accessibles au plus grand nombre. “Quand j’étais ado, j’allais traîner en bibliothèque parce que c’était gratuit, même le café. Mais il peut y avoir le même phénomène que pour les musées, une violence symbolique qui fait que les gens ne se sentent pas à leur place. Il faut dire que tout le monde n’a pas de l’argent pour des livres, même “juste” 3 euros”, précise Aurore De Keyzer. Un fait reconnu par les bibliothèques qui développent de plus en plus de partenariats avec le monde associatif afin de toucher un public différent. Des animations culturelles sont également prévues, comme des lectures pour les enfants ou le vernissage d’expositions liées à des thèmes littéraires. La bibliothèque évolue, son avenir passera par là.

Quand j’étais ado, j’allais traîner en bibliothèque parce que c’était gratuit, même le café. Mais il peut y avoir le même phénomène que pour les musées, une violence symbolique qui fait que les gens ne se sentent pas à leur place.

D’autres défis sont avancés par Cécile De Wandeler. “Je pense que la numérisation ne mettra pas en danger les bibliothèques, nous avons déjà réagi et proposé un catalogue virtuel, même si les gens restent attachés à l’objet livre. Les subventions culturelles doivent par contre être surveillées parce que tout ce qui touche la culture nous affecte et si nous n’avons pas assez de personnel ou si nous ne pouvons pas investir dans des nouveaux livres, cela nous met en danger. En Fédération Wallonie- Bruxelles, les bibliothèques sont portées à bout de bras par les communes, tout ce qui fragilise les communes nous affecte également. On constate aussi une tendance à la centralisation dans des grandes structures, ce qui ne permet plus de toucher tout le monde sur un territoire où normalement il y a une grande bibliothèque, des plus petites, des points de dépôt et des bibliobus qui passent dans les villages. Si on centralise, les personnes vont devoir se déplacer pour avoir accès à notre offre, ce sont de nouveaux obstacles.” Se positionner dans la lutte contre les discriminations et pour l’interculturalité est donc essentiel pour les bibliothèques. “Je pense vraiment que la bibliothèque a un rôle à jouer sur ces sujets, en élargissant les horizons de ses usagers et ses usagères”, poursuit Cécile De Wandeler.

© Julie Joseph pour axelle magazine

Jusqu’à devenir un refuge pour les femmes victimes de violences ? C’est en tout cas le souhait de la bibliothèque d’Erquelinnes qui permet aux femmes de l’entité de passer un coup de fil hors de la maison ou de demander des renseignements sur ces questions dans un lieu qui les rassure. La bibliothécaire Jackie Godimus s’est formée auprès de Vie Féminine et travaille main dans la main avec Le Déclic, un service spécialisé dans l’accompagnement des femmes victimes de violences conjugales. “Les bibliothèques sont considérées par les agresseurs comme des lieux neutres. Ils laissent les femmes venir chez nous. C’est notre pouvoir…”, explique Jackie Godimus. Les bibliothèques, plus que jamais d’utilité publique !