Semira Adamu, 20 ans déjà : « Ils ont tué une femme, pas son combat »

Par N°211 / p. 12-20 • Septembre 2018

Le 22 septembre 1998, Semira Adamu, une jeune Nigériane réfugiée en Belgique, meurt étouffée avec un coussin lors d’un rapatriement forcé. Ce jour-là, la Belgique découvre la violence des politiques de détention et d’expulsion des étranger·ères. Ce mois de septembre, la Coordination Semira Adamu 2018, constituée de plus de 40 associations, collectifs, syndicats et instituts de recherche, rend hommage à la jeune femme. Aujourd’hui encore, martèle la Coordination, il est crucial de dénoncer l’alignement de la Belgique sur une politique migratoire européenne de plus en plus controversée.

22 septembre 2017, gare Centrale de Bruxelles : à la date anniversaire de la mort de Semira Adamu (en photo sur les affiches brandies par les manifestantes), se tient une action citoyenne d’opposition à la politique d’asile du gouvernement belge. © Belga / Nicolas Maeterlinck

Semira Adamu est née le 15 avril 1978. Elle a grandi au Nigeria, en Afrique de l’Ouest. À 20 ans, elle doit fuir son pays natal pour échapper à un mariage forcé avec un sexagénaire polygame et violent. Elle arrive en Belgique le 25 mars 1998. Sa demande d’asile est refusée ; elle est immédiatement placée au centre de rapatriement 127bis à Steenokkerzeel (Zaventem).

Deux mois seulement après son arrivée, Semira devient lanceuse d’alerte auprès du Collectif contre les expulsions. Déterminée, elle dénonce les pratiques du centre fermé 127bis. Elle décrit les conditions et le fonctionnement du centre, notamment l’isolement systématique avant un rapatriement forcé. L’Office belge des étrangers tente de l’expulser à de nombreuses reprises. Médiatisée par le Collectif, la Nigériane devient une figure emblématique de la résistance des personnes détenues en centre fermé. Quelques semaines avant sa mort, elle évoque la brutalité de la cinquième tentative d’expulsion la concernant, et déclare à la RTBF : “L’ambiance a changé, ils pourraient tuer”. Il est poignant, vingt ans après, d’écouter son témoignage dans la vidéo ici, extraite des archives de la SONUMA (à partir de la 21e minute).

Elle ne crie pas, elle chante

Le 22 septembre 1998, Semira est conduite de force dans un avion vers le Togo. La jeune femme reste calme. Elle ne crie pas, elle ne se débat pas, elle ne frappe pas ; elle chante. Des témoins racontent : “Les gendarmes lui auraient fait comprendre que cette fois, ils ne seraient pas tendres.” 

Très vite, l’expulsion tourne au cauchemar. Semira a les mains attachées dans le dos, les pieds immobilisés. Plusieurs gendarmes lui maintiennent la tête enfoncée dans un coussin. Elle est entravée ainsi pendant onze longues minutes, suffoquant, agonisant. Cette terrible scène est filmée, comme l’exige la procédure. On voit les gendarmes blaguer. Trois d’entre eux font barrière pour empêcher les passager·ères d’assister à la scène. Dans le coma, Semira sera transférée à la clinique Saint-Luc où elle sera déclarée officiellement morte à 21h30.

Le 25 septembre 1998, Louis Tobback (sp.a), ministre de l’Intérieur, démissionne. Le 26 septembre, 6.000 personnes assistent à ses funérailles à la cathédrale Sainte-Gudule à Bruxelles. La population est horrifiée. L’indignation est générale. Plus jamais ça, se disent les Belges.

Pouvait-on éviter le pire ?

À l’époque, la “technique du coussin” est un procédé autorisé par les autorités pour éviter les “débordements” lors des expulsions : on appose de force un coussin sur la bouche d’une personne qui se débat, afin de l’empêcher de faire du bruit. En 1996, Johan Vande Lanotte (sp.a), alors ministre de l’Intérieur, envisage d’interdire cette pratique controversée. Face à lui, un groupe de travail composé de gendarmes, de médecins et psychologues analyse et juge la technique du coussin nécessaire.

“Le coussin ne pouvait être appliqué que pendant un laps de temps très court”, indique le capitaine Van Ginniken, cité dans un article du Soir alors qu’il témoignait en septembre 2003 au procès des gendarmes impliqués dans le décès de Semira Adamu. “Et dès que la personne se calmait, il fallait le retirer. Nous savions que c’était une technique dangereuse. C’était l’ultime moyen à utiliser. Mais s’il [le coussin, ndlr] était correctement appliqué, cela ne devait pas poser de problème.” En 1996, le projet d’interdiction tombe donc à l’eau…

Selon Amnesty International, entre 1993 et 2001, six décès ont été déclarés en Europe occidentale au cours d’expulsions où des méthodes pour empêcher la respiration ont été utilisées. En Belgique, depuis l’affaire Semira Adamu, la “technique du coussin” est interdite, mais l’utilisation de la contrainte physique ou de la violence lors des rapatriements n’est toujours pas explicitement proscrite. Pour éviter les débordements de la part des forces de l’ordre, il existe bien un mécanisme de surveillance au sein de l’Inspection générale de police. Ce mécanisme est sous l’autorité des ministres de l’Intérieur et de la Justice. Toutefois, très peu de contrôles sont réalisés. Par exemple, en 2012, la Belgique n’a contrôlé que 2,6 % des retours forcés.

Quelques condamnations

Le 22 septembre 1998, neuf gendarmes sont présents lors des violences ayant entraîné la mort de Semira Adamu. L’un d’entre eux a déjà fait l’objet d’une sanction disciplinaire pour avoir frappé, dans sa cellule, une personne en instance d’expulsion, qui était alors pieds et poings liés. Ce gendarme avait été dénoncé par des collègues scandalisés, mais le parquet avait classé le dossier sans suite. L’homme avait été malgré tout suspendu de ses fonctions pour un mois ; ce 22 septembre, il avait depuis peu réintégré le même service…

Cinq gendarmes, sur les neuf, seront finalement acquittés à l’issue du procès, le 23 décembre 2003. Danny Cornelis, Johnny Pipeleers et Danny Celemonts, gendarmes, écopent d’un an de prison pour “coups et blessures involontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner”. L’un des deux officiers responsables prend quatorze mois de prison et 500 euros d’amende. La responsabilité civile de l’État belge est également reconnue et l’État est condamné à une amende de 20.000 euros.

La Belgique à la dérive

Deux décennies plus tard, qu’est-ce qui a changé ? Les politiques de détention et d’expulsion se mettent encore en œuvre dans la violence. Les droits fondamentaux des demandeurs et demandeuses d’asile sont régulièrement bafoués. Par l’action de son secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, Theo Francken (N-VA), la Belgique expulse des personnes vers des pays en guerre et collabore avec des États dictatoriaux qui pratiquent torture et peine de mort. En septembre 2017, notre pays a par exemple fait appel à des agents des services secrets soudanais pour identifier des personnes dans le parc Maximilien, à Bruxelles, où des migrant·es avaient trouvé refuge. Résultat ? De retour dans leur pays d’origine après leur expulsion, certains Soudanais ont été torturés, comme l’a montré une enquête du New York Times.

La Belgique va jusqu’à arrêter les migrant·es dans des associations qui les soutiennent. Elle ferme des centres d’accueil de la Croix-Rouge, construit trois nouveaux centres fermés et inaugure une aile pour les « familles » à côté du 127bis – familles, ce qui veut dire aussi enfants…

• “On continue d’expulser de manière violente. On va même plus loin aujourd’hui : on poursuit les personnes qui s’y opposent !” Retrouvez sur notre site l’interview de l’avocate Selma Benkhelifa, à lire ou à écouter

Il est pourtant important de rappeler que la majorité des personnes qui demandent l’asile fuient un pays en guerre et viennent chercher protection. En 2017, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés a comptabilisé 68,5 millions de personnes déplacées de force de leurs foyers à la suite de persécution, de conflit, de violence généralisée ou violations des droits de l’homme. En outre, la Belgique doit répondre à une obligation internationale et examiner les demandes d’asile en octroyant sa protection, conformément à la Convention de Genève de 1951 qu’elle a ratifiée et conformément à la réglementation européenne.

Début juin, Theo Francken a même plaidé pour le retour immédiat des bateaux chargés de migrant·es vers leur pays de départ. Avec de tels propos, il va directement à l’encontre de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui interdit la torture et les traitements inhumains et dégradants. L’organisation Amnesty International rappelle qu’en 2017, plus de 3.000 personnes sont décédées en Méditerranée, essayant de rejoindre le rivage européen. Le secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration fait face à de vives protestations, en particulier depuis le décès de la petite Mawda Shawri…

30 mai 2018, Haren : les parents de Mawda Shawri sont à la tête de la marche silencieuse qui accompagne les funérailles de leur petite fille, tuée par une balle policière dans la nuit du 17 au 18 mai. © Belga / Laurie Dieffembacq

De Semira à Mawda

En mai dernier, la mort de Mawda Shawri, une fillette kurde de deux ans, provoque une vague de protestations et évoque inévitablement le meurtre de Semira Adamu. Lors de la nuit du 17 au 18 mai, alors qu’elle traverse notre pays, une camionnette véhiculant une trentaine de migrant·es, dont quatre enfants, est poursuivie par les forces de l’ordre. La police tire pour arrêter le véhicule qui a accéléré afin de lui échapper. La balle atteint la petite fille à la tête. La voiture stoppe. Les parents de Mawda et les autres passager·ères sont directement arrêté·es ; Mawda décède toute seule, loin de sa famille, dans une ambulance… L’enquête est encore en cours.

Quelques jours après la mort de Mawda, la Coordination Semira Adamu 2018 a invité la population à accrocher un vêtement d’enfant à une corde à linge, “en signe de deuil et de protestation”. Sur Facebook, le collectif, qui réclame une enquête indépendante et un procès sur le meurtre de Mawda, déclare : “Le meurtre de Mawda a été rendu possible par la politique d’immigration de l’Europe appliquée par le gouvernement Michel. Et c’est la même politique, et l’idéologie nauséabonde qui la sous-tend, qui, il y a 20 ans, avait rendu possible le meurtre de Semira Adamu.”

Six organisations, dont le MRAX (Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie) et la Coordination des sans-papiers, appellent à manifester pour la démission du ministre de l’Intérieur, Jan Jambon (N-VA), et du secrétaire d’État Theo Francken. Mawda est enterrée le 30 mai au cimetière multiconfessionnel d’Evere. Plus de 1.500 personnes prennent part au cortège blanc organisé par la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés.

“Ils ont tué une femme, pas son combat”

En septembre prochain, la Coordination Semira Adamu 2018 se remémorera donc l’assassinat de Semira et mettra en lumière les combats quotidiens contre les expulsions et l’enfermement des étranger·ères en Belgique. Le slogan de ces actions ? “Ils ont tué une femme, pas son combat.”

Ainsi, tout au long du mois, la Coordination proposera des temps de réflexion et de débat autour des questions liées à la migration, mais tiendra aussi des rassemblements populaires, culturels, festifs et engagés, de même que des actions sur des lieux emblématiques de la politique d’expulsion. Elle organisera également des interventions artistiques au sein de l’espace public, comme par exemple la réalisation d’une fresque murale, des projections de films, des concerts… La Coordination souhaite enfin dédier une rue à la mémoire de Semira Adamu et des migrant·es disparu·es (programme complet disponible ici).

Au-delà de ces temps forts, la Coordination Semira Adamu 2018 porte plusieurs revendications politiques : la régularisation de toutes les personnes sans papiers en attendant une effective liberté de circulation, l’arrêt des expulsions, la suppression des centres fermés, des condamnations systématiques pour les “violences racistes, patriarcales, policières et d’État”. Car Semira Adamu et Mawda Shawri, comme toutes les personnes jetées sur les routes de l’exil par la guerre ou par la misère, avaient besoin de protection. Malgré cela, notre État les a traitées en criminelles et a causé leur mort.

Les "centres fermés"

Pour en savoir plus sur ce que sont les “centres fermés”, consultez cette brochure du Ciré, très claire et nourrie de témoignages.