Six femmes qui ont révolutionné l’amour

Par N°244 / p. 28-29 • Janvier-février 2022

Des institutions jusqu’aux sphères les plus intimes, l’amour au temps du patriarcat rime avec inégalités. Pour les combattre, des féministes d’hier et d’aujourd’hui rebattent les cartes du jeu. Les cartes du mariage, les cartes de l’hétérosexualité, les cartes des relations sexuelles et du désir. Elles écrivent l’amour, le décortiquent, le révolutionnent. Mais qui sont-elles ? Galerie subjective et inspirante.

© Simpacid, pour axelle magazine

bell hooks (1952–2021)
De la marge au cœur

bell hooks © Simpacid, pour axelle magazine

Elle naît dans le Kentucky au sein d’une famille afro-américaine ouvrière. Sa mère et sa grand-mère lui inspirent son nom de plume, dont elle arase les majuscules : pas de lettres capitales pour bell hooks (comme pour axelle, vous l’aurez remarqué). Malgré la précarité financière, le racisme et le sexisme dressés sur son chemin, elle mène des études universitaires prestigieuses, publie essais, romans et livres jeunesse. Pour sa mise au jour implacable et limpide des articulations entre les systèmes d’oppression que sont la race, la classe et le genre, elle est considérée comme une penseuse incontournable du féminisme. Elle mène une réflexion fertile et radicale sur l’amour et sur la “politique de guerre”, viriliste, qui “façonne nos vies romantiques intimes”. Elle appelle les hommes à une “révolution des valeurs”. Dans le chapitre “Aimer encore, au cœur du féminisme”, de son essai Tout le monde peut être féministe, elle écrit : “Le féminisme visionnaire est une politique de la sagesse et de l’amour. L’âme de notre combat politique est un engagement à mettre fin à la domination. Or, l’amour ne peut pas prendre racine dans des relations basées sur la domination et la coercition. […] Si nous acceptons le fait que l’amour véritable prend racine dans la reconnaissance et l’acceptation, que l’amour combine gratitude, soin, responsabilité, engagement et connaissance, nous comprenons qu’il n’y a pas d’amour sans justice. Nous comprenons, ayant conscience de cela, que l’amour peut nous transformer, nous donner la force de nous opposer à la domination. Choisir la politique féministe : c’est donc faire le choix d’aimer.”

Madeleine de Scudéry (1607–1701)
Frondeuse des sentiments

Madeleine de Scudéry © Simpacid, pour axelle magazine

Avant d’être une romancière à succès et de recevoir en 1671 le prix de l’éloquence de l’Académie française, Madeleine de Scudéry, orpheline de bonne famille élevée par son oncle religieux, se prépare à devenir gouvernante à la Cour. Dans les années 1630, elle est admise au prestigieux salon littéraire de Catherine de Vivonne : l’hôtel de Rambouillet. C’est son premier pas dans un monde littéraire parisien animé par des femmes. Madeleine de Scudéry commence à écrire elle-même et contribue en 1642 au Recueil des femmes illustres, un ouvrage collectif inspiré par des figures féminines comme Cléopâtre et incitant les femmes à rechercher l’intelligence plutôt que l’apparence. Ce sont les huit volumes de Clélie, histoire romaine (1654), réédités régulièrement au 17e siècle, qui conduisent Madeleine de Scudéry à la postérité. C’est par excellence le roman “précieux”, ce style littéraire baroque qui dissèque le sentiment amoureux ; l’autrice y développe la “Carte de Tendre”, contrée imaginaire de sa vision de l’amour idéal. Au fil de ses romans, elle dessine des héroïnes féminines affranchies, levant la voix contre la “tyrannie du mariage”, et prend des positions politiques féministes. Madeleine de Scudéry ne s’est jamais mariée jusqu’à son décès à 93 ans.

Chimamanda Ngozi Adichie  (née en 1977)
L’amour flawless*

Chimamanda Ngozi Adichie © Simpacid, pour axelle magazine

Écrivaine et militante féministe, la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie est un symbole du féminisme au 21e siècle. Il serait vain d’énumérer les prix que son talent lui vaut depuis la publication en 2003 de L’Hibiscus pourpre, son premier roman. Indignée par l’absence de personnages africains et afro-descendants dans la littérature, de même que par les rôles stéréotypés occupés par les femmes, elle se consacre à la passion qui la fait vibrer depuis ses sept ans. Dans son œuvre brillante, caustique, personnelle et très réaliste, elle met en mouvement des héroïnes fortes et déterminées, fait valser les normes sexistes et racistes qui contraignent l’amour hétérosexuel et le mariage, appelle à se méfier des lectures dominantes et diffuse le féminisme avec jubilation. “J’aime l’amour. Je pense que c’est la chose la plus importante de la vie, racontait-elle le 11 octobre 2018 sur les ondes de France Inter. Mais il faut écrire l’amour d’une manière authentique, avec des femmes qui prennent des initiatives, qui éprouvent du désir, sans honte.”

* “Sans défaut”, en référence au tube Flawless de Beyoncé, dans lequel la chanteuse sample des extraits du discours “Nous devons tous·tes être féministes” prononcé par Chimamanda Ngozi Adichie en 2012.

Emma Goldman  (1869–1940)
Rouge de liberté

Emma Goldman © Simpacid, pour axelle magazine

Emma Goldman naît en Lituanie, dans l’Empire russe. Son enfance est déjà une résistance. Face aux violences paternelles, elle tisse des liens forts avec ses sœurs. Face aux violences des professeurs, elle se cabre mais s’entête à poursuivre ses études même lorsque son père jette au feu son livre de français. Issue d’une famille pauvre, elle s’abîme les yeux pour coudre des corsets après l’école. Elle a 15 ans quand son père essaie, en vain, de la marier religieusement de force. Elle fuit la Russie en 1885 et vogue vers les États-Unis, où elle est enrôlée dans une usine de confection de manteaux. Elle se lie à des socialistes et à des anarchistes dont elle devient une porte-parole. Incarcérée à de nombreuses reprises pour ses idées et pour sa participation à des actions directes, elle place la défense des droits des enfants et des droits des femmes au cœur de sa vision politique. Elle devient sage-femme et milite pour la contraception – alors interdite –, ce qui lui vaudra un nouvel emprisonnement. Elle soutient l’union libre et analyse le mariage comme une institution socialement et sexuellement aliénante pour les femmes. Elle écrit dans Du mariage et de l’amour (1910) que l’amour dans la liberté est la “seule condition pour qu’une vie soit belle”.

Dorothy Allison (née en 1949)
L’amour collé à la peau

Dorothy Allison © Simpacid, pour axelle magazine

Son roman L’histoire de Bone (1992), sur l’enfance fracassée d’une fillette dans une famille misérable et incestueuse, est inoubliable. Dorothy Allison, issue d’un milieu précaire, survivante de violences sexuelles commises par son beau-père, activiste féministe lesbienne radicale, flamboie dans la littérature américaine. C’est dans le culte Peau (1994) qu’elle dévoile ses sentiments sur les sentiments. Des textes crus, parfois bouleversants. Elle y pèle les processus souterrains de l’écriture sur l’amour et sur le sexe. Elle met les pieds dans le tabou en révélant son attirance pour la pornographie, se définissant comme “pro-sexe”, une appellation qui peut donner à penser que ses adversaires sont “anti-sexe” ; il s’agit plutôt d’un courant féministe né dans les années 1980 qui considère que les femmes et les minorités de genre doivent investir, politiquement et activement, plaisir et “travail sexuel”. Dorothy Allison a longtemps pensé que si le féminisme était la théorie, le lesbianisme était la pratique, pratique qu’elle assumait radicalement et dans la joie ; elle cherche désormais davantage la liberté et l’égalité pour tous·tes, au-delà des cases et des étiquettes qui l’ont tantôt sauvée, tantôt étouffée.

Brigitte Vasallo  (née en 1973)
Plusieurs amours, même combat

Brigitte Vasallo © Simpacid, pour axelle magazine

Connaissez-vous le “polyamour”, cette forme de relation assumée avec plusieurs partenaires ? Certaines militantes féministes le considèrent comme la porte de sortie de la monogamie et de sa longue histoire d’instrument d’oppression des femmes. Mais pour Brigitte Vasallo, c’est trop beau pour être vrai. Née à Barcelone, elle a passé la plus grande partie de sa vie au Maroc et a publié des essais sur le racisme et l’islamophobie. Ses réflexions sur l’amour ont commencé avec une déconstruction de la monogamie et de son articulation avec les violences envers les femmes ; pour elle, la norme monogame empêche également l’expression des autres formes d’amour. Mais elle s’inquiète de la “mode” du polyamour, de son appropriation par des personnes “cool, blanches, minces, saines d’esprit”, qui enchaînent les partenaires et multiplient les rapports de pouvoir. Elle écrit dans Pensée monogame, terreur polyamoureuse (2018, non traduit), que le polyamour est destiné aux “fracassées”, à la “gamine abandonnée à trois mois de grossesse”, aux “lesbiennes du village”, à “celles qui ont dépassé la quarantaine”, aux “séropositives”, à “la tapette de l’école”… Sinon, le polyamour sera “une révolution de pacotille portée par quelques [personnes] au détriment de celles abandonnées depuis toujours.”