Rentrée politique : quelles sont les intentions de Zuhal Demir ?

La nouvelle secrétaire d’État Zuhal Demir, issue du parti N-VA et membre du gouvernement fédéral, est responsable de l’égalité des chances et de la lutte contre la pauvreté. Quelle sera sa politique ?

Zuhal Demir se rend à un conseil des ministres, le 22 juin 2017 à Bruxelles. © Laurie Dieffembacq, Belga

Depuis le 24 février 2017, Zuhal Demir a remplacé Elke Sleurs comme secrétaire d’État à la Lutte contre la pauvreté, à l’Égalité des chances, aux Personnes handicapées et à la Politique scientifique. Cette juriste de 37 ans, spécialisée en droit du travail, est députée fédérale N-VA depuis 2010 et reste peu connue des francophones, si ce n’est par quelques polémiques relayées dans les médias : photos « sexy » au Parlement fédéral, attaque contre le droit de grève, limitation des allocations de chômage dans le temps

Zuhal Demir est-elle mieux connue en Flandre ? Eh bien apparemment, pas vraiment : elle fait partie des nombreuses nouvelles figures que la N-VA a mobilisées pour assumer son succès électoral. « Elle n’est pas connue pour avoir déjà travaillé sur les questions de genre, d’égalité des chances ou de pauvreté, mais ça, c’est habituel en politique ! », explique Petra Meier, politologue à l’Université d’Anvers.

Une image symbolique et des phrases-choc

La nouvelle secrétaire d’État est également porteuse d’une image très symbolique : c’est une jeune femme issue d’un milieu modeste et d’origine immigrée qui a réussi à vaincre les obstacles pour faire des études et arriver à des postes prestigieux. Très symboliquement, elle a d’ailleurs prêté serment en portant à son poignet le foulard rouge de mineur de son père. “Pour la N-VA, explique Petra Meier, qui a souvent des discours très durs envers les immigrés, les réfugiés, c’est un profil parfait. Elle démontre en chair et en os qu’il y a de la place pour celles et ceux qui sont prêts à travailler et à s’intégrer complètement.”

Zuhal Demir est un peu sortie de l’anonymat grâce à des phrases-chocs, des messages polémiques, qui agacent parfois jusque dans son propre camp. Pour Petra Meier, c’est peut-être du franc-parler, mais c’est aussi une stratégie politique : “La N-VA est passée maîtresse pour diffuser des messages simples, voire simplistes. Par exemple, la N-VA a déclaré que maintenant en Flandre, les mineurs délinquants pourraient porter un bracelet électronique. Mais évidemment, la N-VA n’a pas expliqué toutes les conditions – et elles sont nombreuses – qui doivent être remplies pour que ce soit possible. Ce sont des messages que les gens comprennent et que les médias reprennent facilement.”

Dans la foulée de sa nomination, Zuhal Demir devait présenter au Parlement sa note de politique générale. Mais, au même moment, elle lançait dans la presse des propos considérés comme injurieux à l’égard du CD&V, l’un des partenaires de la N-VA au niveau fédéral comme en Flandre, et elle critiquait publiquement UNIA, le centre interfédéral pour l’égalité des chances, placé sous sa tutelle… Ces énièmes polémiques ont pris plus de place que le contenu politique. En se plongeant dans la note d’orientation politique de la secrétaire d’État, axelle a voulu aller au-delà des propos-chocs.

Lutte contre les violences

Avec le suivi du Plan d’action national, la lutte contre les violences reste sans nul doute un axe fort de la politique qui sera menée. Et Zuhal Demir développe un discours particulièrement « dur » par rapport à des formes spécifiques de violences comme les mariages forcés, les mutilations génitales féminines ou les violences liées à l’honneur. On ne retrouve pas forcément la même fermeté pour aborder les violences conjugales, sexuelles ou dans l’espace public. D’autant qu’il s’agit, pour la secrétaire d’État, d’une problématique « dont souffrent tant les hommes que les femmes »…

Zuhal Demir développe un discours particulièrement « dur » par rapport à des formes spécifiques de violences comme les mariages forcés, les mutilations génitales féminines ou les violences liées à l’honneur.

Son but principal : « stimuler le nombre de déclarations de violences conjugales », grâce à une campagne. Quelques propositions intéressantes toutefois : la création de trois centres-pilotes pour la prise en charge des victimes de violences sexuelles ou encore une enquête sur les “chiffres noirs” des violences sexuelles, notamment chez les étudiant·es.

La note propose également de mener une campagne sur le « victim blaming », c’est-à-dire le fait de rendre une personne responsable des violences qu’elle subit. On sait que les femmes sont régulièrement confrontées à ce phénomène dans leur entourage et aussi de la part d’institutions censées les aider, en particulier la police. Mais aucune mesure concrète n’est développée. En revanche, une autre mesure paraît assez inquiétante : pour fin 2018, la secrétaire d’État veut présenter des directives au sujet du secret professionnel dans les cas de violences conjugales. Dans quel but et à quel prix ? Beaucoup de femmes, en tout cas, n’abordent ces sujets que quand elles se sentent vraiment en confiance et respectées.

Aide-toi et l’État t’aidera

En matière de lutte contre la pauvreté, ce qui ressort, c’est surtout une philosophie qui pourrait se résumer à « si tu le mérites, l’État t’aidera. Sinon… » Dans la vision développée dans la note, le rôle de l’État, c’est d’être le « filet social pour retenir et relancer les citoyens », pas du tout d’identifier les inégalités et de lever les obstacles structurels auxquels les personnes seraient confrontées. Par ailleurs, cette vision est tout entière tournée vers le travail, puisque, toujours selon la note, « le maintien de l’État-providence demande que plus de gens travaillent. »

Pour Petra Meier, « ce que Zuhal Demir veut dire, c’est que tu es responsable de ta pauvreté ; si tu n’en es pas responsable, alors tu es responsable de t’en sortir ou pas. C’est ça, “prendre sa vie en main”. » La N-VA, comme d’autres partis conservateurs et libéraux, estime qu’il y a deux sortes de pauvres : les méritant·es… et les autres. En gros, les familles avec un salaire qui bossent dur méritent d’être aidées, mais les mères de famille monoparentale qui se retrouvent au CPAS ou les jeunes au chômage, c’est incompréhensible. « Pour la N-VA, tous les obstacles structurels, les causes systémiques, ça n’existe pas ! Les féministes, ça ne sert à rien… », conclut Petra Meier.

La note est également assez critique à l’égard des intervenant·es sociaux/ales de terrain, dont l’expertise et les bonnes intentions sont reconnues, mais qui ne parviendraient pas à obtenir de « progrès structurels dans la lutte contre la pauvreté ». La secrétaire d’État, sans rien proposer de très concret, mise sur une approche gestionnaire de la pauvreté et insiste sur des mots directement issus des entreprises privées : « efficacité », « stratégie », « optimiser », « exploiter » les qualités et les talents… Elle veut également faire appel au « côté social du secteur commercial » !

Qu’envisage Zuhal Demir comme mesures concrètes ? Si elle met la priorité sur les familles monoparentales et la « pauvreté familiale » (terme qu’elle préfère – à juste titre – à « pauvreté infantile »), elle ne propose aucune mesure en lien avec les compétences fédérales et envisage surtout des projets de « sensibilisation » ou d’« accompagnement ». Elle soutient notamment la continuité du projet-pilote MIRIAM qui vise l’autonomisation des mères isolées bénéficiant du revenu d’intégration. Or, sur le terrain, ces activités développées par les CPAS ressemblent en partie à celles mises en œuvre par l’associatif, la contrainte en prime. De plus, cela ne débouche pas automatiquement sur des opportunités supplémentaires de trouver un travail ou une expérience professionnelle.

Des enjeux oubliés

En matière d’égalité entre les femmes et les hommes, la note ne propose pas grand-chose d’autre que le suivi du « plan gender mainstreaming », soit insister pour que les autres ministres du gouvernement veillent à ce que leurs politiques ne renforcent pas les inégalités. Quand on voit dans quel sens va la réforme progressive des pensions, très néfaste aux femmes, il y a de quoi se poser des questions…

En matière d’égalité entre les femmes et les hommes, quand on voit dans quel sens va la réforme progressive des pensions, il y a de quoi se poser des questions…

Une réforme des congés thématiques sera également en réflexion. Objectif : que ces congés « soient plus adaptés à la vie d’aujourd’hui » et qu’ils favorisent un modèle de soin impliquant les deux parents. Les solutions sont pourtant connues : rendre la rémunération de ces congés plus attractive et travailler aux obstacles (mentalités, discriminations…) qui empêchent les hommes de prendre ces congés !

Plus globalement, la note ne propose ni mesure ni piste sur les matières socioéconomiques, et ne mentionne pas non plus l’avenir du SECAL, service pourtant important en matière de lutte contre la pauvreté des femmes monoparentales. Enfin, la lutte contre le racisme ne sera pas non plus une grande priorité : Zuhal Demir compte essentiellement organiser une campagne. Au final, la note d’orientation de la secrétaire d’État s’avère peu prometteuse pour réduire les inégalités. Un manque d’ambition révélateur de la politique fédérale.

Féminisme, cyborgs et alliances : rencontre avec Donna Haraway

Intense, passionnante, l’icône féministe américaine Donna Haraway, biologiste et philosophe, questionne les grands enjeux contemporains et tisse inlassablement et radicalement des fils porteurs de nouvelles façons de vivre ensemble. À Bruxelles au printemps dernier, axelle a eu la chance de la rencontrer.

© Amélie Fenain

Son réseau s’étend jusque chez nous : elle échange régulièrement avec les Belges Isabelle Stengers et Vinciane Despret, professeures en philosophie des sciences. Ce qui ne doit rien au hasard. Donna Haraway a mis un sacré coup de pied dans la fourmilière des savoirs scientifiques en enquêtant à propos des recherches sur les grands singes et les primates depuis le début du 19e siècle.

© Amélie Fenain

Donna Haraway a contribué à de nombreux domaines : anthropologie (l’étude de l’être humain sous tous ses aspects), linguistique, psycho-biologie, etc. Elle a notamment mis en évidence les préjugés de genre et les rapports de domination que ces disciplines perpétuent, car elles sont menées principalement par des hommes blancs et occidentaux. Elle a montré comment ces connaissances dites « objectives » continuent aujourd’hui à véhiculer des biais sexistes, de classe et de race. En bref : tout savoir est « situé », c’est-à-dire ne vient pas de nulle part, est inséparable d’un arrière-plan historique et culturel. La penseuse n’en fait pourtant pas une dénonciation, ni même une théorie ; elle cherche à inventer d’autres voies.

Des cyborgs pour dépasser le patriarcat

Ces chemins alternatifs, Donna Haraway les défriche par exemple à travers la figure du “cyborg” (lire le génial Manifeste cyborg), à la fois machine et être vivant, ni féminine ni masculine, construite pour dépasser le patriarcat. Les catégories tenues pour acquises, telles que nature/culture, esprit/corps, mâle/femelle, humain/animal, vivant/machine… s’en trouvent sapées, se transforment, se fluidifient. Se développe alors, entre passé, présent et futur, une vision du monde différente, foisonnante et incroyablement enthousiasmante, ouvrant sur des possibilités d’émancipation insoupçonnées. La philosophe appelle ainsi à créer des liens avec tous les êtres vivants – y compris les animaux – et pas uniquement à penser la transmission en termes de procréation…

© Amélie Fenain

Son dernier ouvrage, Staying with the Trouble, publié en mai et pas (encore) traduit en français, aborde la difficulté à vivre dans des contradictions qui ne se résolvent pas. Une problématique que Donna Haraway aborde, avec axelle, à propos du féminisme. Toujours dans une optique collective de devenir commun, toujours sans éviter la complexité du monde.

Au lendemain de l’élection de Trump en janvier dernier, deux millions de personnes ont participé à la Marche des femmes. Un formidable signal ?

« C’était le moment pour les femmes de s’exprimer sur le scandale de l’élection de Trump et tout ce qu’elle signifie. Cependant, même si au moment de la marche, le leadership était très diversifié, l’organisation a connu certains problèmes à ses débuts : des femmes blanches n’ont pas pensé à la co-organisation. Les gens qui ont pris la rue auraient été plus divers encore si ça avait pu se faire dès le départ.

Le vote des femmes blanches est en lien avec le racisme aux États-Unis. C’est un problème féministe.

Ce qu’il faut également souligner à propos de cette élection, c’est que 53 % des femmes blanches ont voté Trump ! 53 % ! Les femmes blanches ont donc une grande responsabilité pour trouver des solutions au problème du “trumpisme”. Mes ami·es et moi-même n’avons pas voté Trump, mais des personnes blanches, oui. Et aussi loin que je pense à moi-même, je suis une femme blanche. Le vote des femmes blanches est en lien avec le racisme aux États-Unis. C’est un problème féministe. »

Comment alors concevoir le féminisme pour y intégrer plus de solidarités ?

© Amélie Fenain

« Je pense qu’être avec d’autres femmes, situées de façon spécifique dans le monde, subissant différents pouvoirs, demande une sorte de coalition politique : c’est ce que le féminisme devrait être. Et il devrait être intersectionnel  ; le terme a été utilisé principalement par les « black feminists ». Nous devons construire un féminisme croisant dominations de race, de travail, de génération, etc. C’est l’intersectionnalité composant une vie qui permet de mettre au jour les rapports de domination. Nous devons rendre nos politiques intersectionnelles, sous peine de répéter les oppressions passées, le colonialisme, etc. C’est un projet en construction, parce qu’on ne peut pas décider, à un moment donné, que l’on est arrivé à un projet suffisamment bon. »

Et parce qu’il n’y a pas qu’un seul féminisme…

« En tant que féministes, nous échouons souvent ; nos catégories politiques sont trop grandes, ou trop petites, pour le travail qui devrait être fait. bell hooks avait l’habitude de dire : nous ne parlons pas de “tous les mouvements féministes”, nous parlons de “mouvement féministe”, c’est-à-dire de féminisme en mouvement, en tant que verbe, action, travail en cours. Et d’alliances avec d’autres, souvent, parfois, mais pas toujours. »

Quelles sont ces alliances que les féministes peuvent construire ?

« Les alliances sont de toutes sortes. Aux États-Unis et en Europe, se fait sentir actuellement la nécessité de rapprochement entre différents groupes de femmes, autour de la question de l’immigration, par exemple : groupes de femmes latinos, groupes de femmes anglophones, groupes des droits reproductifs, groupes contre les violences conjugales, contre le trafic des êtres humains… Nous avons besoin que toutes ces organisations travaillent ensemble et partagent les problèmes urgents. Diffuser ces problématiques, inventer, se mettre en coalition les unes avec les autres, renforcer ces coalitions, ça a toujours été difficile. »

Et plus encore aujourd’hui ?

« Dans un certain sens, c’est une erreur de penser cela. Le féminisme s’est toujours forgé entre amour et rage [ce concept de « love and rage », émotions ressenties simultanément, est développé par Donna Haraway dans son dernier livre, ndlr]. Cela a toujours été difficile. Je ne pense pas qu’une seule période des mouvements de femmes et des mouvements féministes ait été facile. C’est une illusion de penser que c’est plus compliqué aujourd’hui.

Je ne pense pas qu’une seule période des mouvements de femmes et des mouvements féministes ait été facile.

Nous comprenons mieux notre propre complexité, peut-être. Mais prenons la complexité de ce que signifiait être féministe aux États-Unis à la fin du 19e siècle, à la période des lynchages dirigés contre les Noir·es : le combat, la souffrance des femmes dans ce contexte, la séparation des féministes blanches et des féministes noires dans un monde où les Noir·es étaient lynché·es. Ou les questions de féminisme dans les années 1960 et 70, lorsque l’on réfléchissait aux solidarités dans un contexte de guerre nucléaire, de bombardements, à la façon d’articuler ces débats de manière féministe… Quand est-ce que ça a été simple ?

Les enjeux semblent toutefois énormes, et les fractures, entre féministes, nombreuses. Je pense que nous avons hérité de tout cela, et que nous débattons les unes avec les autres, du mieux que nous pouvons. Et on ne peut pas s’en tenir seulement à un débat : il s’agit aussi d’une sérieuse joie, d’une capacité à jouer, et pas seulement à travailler. Une grande capacité à s’écouter les unes et les autres, et à jouer. Comme le dit Emma Goldman, une anarchiste d’origine russe émigrée aux États-Unis au début du 20e siècle : “Si je ne peux pas danser, je ne veux pas faire partie de votre révolution.” Je pense que le féminisme ne doit pas être seulement critique, il doit aussi incarner cette joie. »

Les droits des femmes sont remis en question, reculent. Quels sont selon vous les grands enjeux féministes actuels ?

« Ces derniers temps, aux États-Unis, et dans beaucoup de pays d’Asie et d’Europe, on assiste à la résurgence des « pro-natalistes ». Ce sont des mouvements nationalistes, qui ont un impact sur la situation des femmes, et plus spécifiquement sur celle des femmes réfugiées. Au Danemark, en Suède, à Taïwan, à Singapour, etc., on entend des gouvernements nationaux et des mouvements sociaux dire qu’il existerait une « crise de la fertilité », qu’il n’y aurait pas assez d’enfants mis au monde, qu’il y aurait « trop » de personnes âgées…

Dans un monde où la population mondiale atteint aujourd’hui le chiffre de 7 milliards et demi d’habitant·es, nous serions incroyablement content·es si, à la fin de ce siècle, nous en restions à 11 milliards. Pour les féministes progressistes, je pense que c’est une question urgente, à laquelle nous n’avons pas réfléchi depuis longtemps. »

Pourquoi les féministes n’en parlent-elles pas ?

« On parle de « justice reproductive », mais pas du nombre d’êtres humains sur terre. Les biologistes féministes en parlent, et il faut le faire. Nous sommes terrifiées par l’histoire du racisme, du colonialisme, de l’impérialisme, du malthusianisme, de l’eugénisme. À cause de cette peur, nous nous empêchons de penser de façon créative, autrement qu’en terme de choix, avoir un bébé ou non. Alors même que ce combat-là n’est pas gagné, et que l’accès à un avortement sûr et légal continue à être remis en question, aux États-Unis, et dans certaines parties de l’Europe, goddam !

Le combat pour la justice reproductive nous fait porter attention au sexe, à la race, aux classes sociales, et implique un monde beaucoup plus grand que la “liberté” de se reproduire.

Mais il faut passer à une réflexion sur une justice reproductive qui implique le fait de procurer un environnement sain à tout enfant qui naît : une éducation, la réalisation de son potentiel, des droits sexuels, etc. Le combat pour la justice reproductive nous fait porter attention au sexe, à la race, aux classes sociales, et implique un monde beaucoup plus grand que la “liberté” de se reproduire. »

© Amélie Fenain

Comment en êtes-vous arrivée à réfléchir à cette problématique mondiale ?

« J’ai 72 ans. Quand je suis née, la population de cette planète était de 2 milliards et demi de personnes. Quand je vais mourir – il y a de grandes chances que cela arrive vers 2033, c’est en tout cas ce que disent mes papiers d’assurance, ce n’est pas morbide, c’est intéressant ! –, nous serons 8 milliards et demi de personnes sur terre. Au cours de ma vie de femme blanche riche sont nées plus de 6 milliards de personnes, et on n’en parle pas ! Je pense que c’est scandaleux. Scandaleux ! Et on ne sait pas comment en parler, à cause du piège du racisme, du colonialisme… Et toutes ces nations promeuvent les naissances, dans une optique nationaliste. Et évidemment capitaliste. Je sens très fort que les “mien·nes”, c’est-à-dire les féministes progressistes, ont peur de ce problème. Mais nous devons affronter ces questions, particulièrement parce que nous avons en face de nous des États nationalistes pro-eugénistes et pro-natalistes, tous ces États qui ont peur des immigrant·es, et qui ont peur du nombre de bébés des immigrant·es… Ça, c’est un problème féministe actuel. »

Savez-vous pourquoi votre travail remporte un tel succès ?

« Ça, il faut demander aux autres ! Je pense que c’est parce que j’ai beaucoup d’énergie, parce que j’essaie d’inclure de multiples façons de travailler et d’analyser, parce que j’essaie de rendre claire la façon dont je collabore avec les autres, j’essaie d’ouvrir le discours vers le dialogue, et pas de présenter la théorie un peu folle d’une seule personne. Et parce que, après tout ce temps, je crois que je suis devenue une meilleure écrivaine, je suis plus “invitante”. J’ai ouvert mes textes, en tant qu’oratrice également. Et puis j’ai de très bon·nes ami·es ! Nous ouvrons mutuellement nos travaux à nos réseaux… Isabelle Stengers, Vinciane Despret, des personnes qui font connaître mon travail aux autres, au monde francophone. »

Suède : à l’école de l’égalité

La Suède, championne dans la réduction des stéréotypes de genre ? Depuis plusieurs années, le pays expérimente de nouvelles pédagogies qui veulent offrir, dès le plus jeune âge, les mêmes chances aux filles et aux garçons.

École Egalia située à Stockholm (Suède) © Juliette Robert

Ici, les charmantes têtes blondes – ou brunes – aux cheveux mi-longs se mélangent dans un joyeux chaos capillaire. Ça crie, ça rit, ça se court après. À deux ans, les filles  et les garçons sont difficilement reconnaissables, et encore moins au jardin d’enfants de Nicolaigarden, en plein cœur de Stockholm.

Faire table rase du passé

Lotta Rajalin, la directrice, âgée d’une soixantaine d’années, le reconnaît elle-même : dans cet établissement, comme dans les quatre autres crèches qu’elle dirige, « les enfants portent beaucoup de prénoms mixtes, comme Charlie ou Frances. Moi-même, je ne sais pas toujours si tel enfant est un garçon ou une fille », explique-t-elle calmement dans son bureau qui donne sur une petite aire de jeux. Manque de professionnalisme ? Tout le contraire ! Son jardin d’enfants, lové au cœur du quartier historique de Gamla Stan, est devenu une véritable institution, le fer de lance de la lutte contre les stéréotypes de genre dès le plus jeune âge. Alors, autant préciser que ce qui compte ici, c’est l’identité de l’enfant dans sa complexité et comme individu, bien plus que son sexe biologique.

Cet article fait partie du dossier « D’autres écoles pour les enfants. Suède, Espagne : ouvrir les horizons »

L’utérus, de l’hystérie à l’utopie

Ce mystérieux petit organe tapi au creux du ventre des femmes suscite bien des peurs et des convoitises. Symbole de l’assignation des femmes à la reproduction, responsable de pseudo-pathologies féminines, l’utérus inspire désormais à certain·es scientifiques le fantasme d’une déclinaison artificielle, duplicable à l’infini. Mais derrière ces projections, une angoisse masculine demeure : le pouvoir de donner la vie n’appartient qu’aux femmes.

© Julie Joseph

Imaginez un organe capable de multiplier sa taille par trente ! Voilà, au terme d’une grossesse, la prouesse accomplie par l’utérus – dont le nom dérive du terme grec hystera qui signifie « matrice ». Car c’est dans ce « nid » fait de muqueuse, situé entre le vagin et les trompes de Fallope, que le fœtus se développe et grandit pendant neuf mois.

« Un animal »

Dès l’Antiquité, cet organe génital féminin va nourrir les fantasmes et les angoisses des sociétés patriarcales. Le Grec Hippocrate, considéré comme le père de la médecine occidentale, estimait par exemple que l’utérus était à l’origine des différences entre femmes et hommes, aussi bien sur un plan physique que psychique. Il était convaincu que l’utérus était « un animal dans un animal » (sic) et que celui-ci se déplaçait dans la cage thoracique des femmes, ce qui expliquait leurs soudaines « sautes d’humeur ».

Le philosophe grec Platon partageait cette vision profondément sexiste, décrivant l’utérus en ces termes dans ses Dialogues métaphysiques : « La matrice est un animal qui désire ardemment engendrer des enfants ; lorsqu’elle reste longtemps stérile […], elle s’indigne, elle parcourt tout le corps, obstruant les issues de l’air, arrêtant la respiration, jetant le corps dans des dangers extrêmes, et occasionnant diverses maladies, jusqu’à ce que le désir et l’amour, réunissant l’homme et la femme, fassent naître un fruit. » Pour calmer la « bête », les penseurs de la Grèce antique avaient un remède imparable : il fallait faire en sorte que les femmes atteintes de ce « syndrome » de l’utérus « mobile » tombent enceintes le plus souvent possible…

Indignation autour d’un colloque à Charleroi sur les violences conjugales

Un colloque sur les violences conjugales, qui devrait se tenir en novembre à Charleroi, fait polémique : un intervenant en particulier, Yvon Dallaire, tient régulièrement des propos niant la domination masculine dans nos sociétés. Nous publions le coup de gueule documenté d’Irène Kaufer, militante féministe et collaboratrice à axelle magazine, et suivrons le sujet de près. Alerté·es, des représentant·es politiques et d’associations montent déjà au créneau.

CC Jeanne Menjoulet

10 août 2017 

Le 28 novembre prochain, le Service d’Aide aux Victimes de l’arrondissement judiciaire de Charleroi (asbl ORS – Espace Libre) organise un colloque consacré aux violences conjugales. La date semble logique : le 25 novembre sera la Journée internationale contre les violences envers les femmes. Toutefois, l’intitulé de la conférence est déjà problématique : « La rencontre de deux souffrances ? » Cela semble mettre sur le même plan l’auteur de violences et la victime. Mais que penser de l’invitation faite à Yvon Dallaire à venir parler de « schismogenèse complémentaire » (sic), un terme compliqué pour dire que les violences conjugales sont équitablement partagées entre hommes et femmes, et que de toute façon la victime a un peu (ou beaucoup) sa part de responsabilité… ?

Yvon Dallaire, le psy qui venait du froid (dans le dos)

C’est l’un de ces masculinistes québécois dénoncés aussi bien dans le film de Patric Jean, La domination masculine, que dans le livre de Melissa Blais et Francis Dupuis-Déri, Le Mouvement masculiniste au Québec, l’antiféminisme démasqué.

Pour les masculinistes, non seulement les femmes ont désormais obtenu l’égalité, mais elles ont même renversé les rapports de domination et aujourd’hui, « il serait temps que les hommes exigent le respect et la reconnaissance pour tout ce qu’ils ont fait, font, continueront certainement de faire pour l’amélioration de l’Humanité. Il serait temps que les hommes se libèrent du joug des femmes » (Yvon Dallaire, Homme et fier de l’être, Option Santé 2001).

D’ailleurs, Dallaire a une idée bien arrêtée sur l’égalité : « Le mouvement féministe préconise l’égalité. Oui, tous les humains sont égaux. Mais si tout le monde était sur le même pied, ce serait le chaos. Les sociétés ont besoin d’organisation, des structures. Et c’est le rôle des hommes dans la société : structurer » (La planète des hommes, Société Radio-Canada/Bayard 2005).

Pour imaginer ce que cet « expert » peut penser des violences conjugales, rien de tel que de voir ce qu’il écrit sur les couples qui échappent à ce fléau. Allez, un petit tour du côté des « femmes heureuses » (Qui sont ces femmes heureuses ?, Option Santé 2009) : rien que ces extraits du sommaire indiquent déjà le sens des bons conseils du psy. Chapitre 4 : « Les renoncements nécessaires des femmes : accepter d’être incomprise, entretenir la réalité masculine, être patiente… » Chapitre 5 : « Les attentes légitimes des hommes : les habitudes de la mégère, le respect de son fonctionnement, la confiance en ses capacités et initiatives, l’appréciation de ses qualités mâles… »

Derrière le vernis psy

Contrairement à certains autres masculinistes plus excités, Dallaire a un côté rond, bonhomme, avec un vernis de « psy », qui lui permet d’être invité dans des médias ou des colloques plus ou moins honorables. Il peut donc y expliquer « scientifiquement » que les différences entre hommes et femmes sont d’ordre biologique, c’est ainsi, on n’y peut rien, et le « bonheur » ne peut venir que si chacun, et surtout chacune, sait rester à sa place.

Contacté·es, les organisateurs/trices du colloque répondent que « la possibilité de discuter et de confronter autour de ce sujet est une façon de se dépasser et de grandir. Cela permet de sortir de la vision dichotomique de la violence conjugale. »

Consternée, une psychologue réagit vivement sur la page Facebook de l’événement : « On n’invite pas de masculinistes à parler de violences conjugales, point. Qu’ils aient le droit de penser ce qu’ils veulent certes, mais leur offrir une tribune et les légitimer comme experts a des conséquences beaucoup trop lourdes et dramatiques pour que ça ne soit pas dénoncé. »

La prochaine fois, pour parler de racisme, il faudra songer à inviter l’un·e ou l’autre représentant·e de l’extrême droite. Histoire de sortir de la « vision dichotomique » d’une société démocratique…