
Qu’est-ce qui vous enthousiasme actuellement ?
Nous sommes dans une période très sombre, qui conduit nombre de personnes au découragement, au désespoir et au désinvestissement. Je cherche dès lors activement ce qui peut encore enthousiasmer. Pas seulement m’enthousiasmer moi, car ma position privilégiée d’enseignante et de personne écrivant et étant lue me donne à la fois la possibilité et je crois l’obligation d’être un relais pour tout ce qui pourrait rendre le monde un peu moins terrible. D’être un relais pour ce qui pourrait donner le courage, ou même l’appétit pour d’autres façons de vivre. Ce courage, j’en ai moi-même besoin. Alors, ce qui m’enthousiasme, et que j’ai envie de soutenir, ce sont ces personnes qui résistent, qui font des choses en sachant qu’elles ne changeront pas le monde d’un seul coup, mais qu’elles créeront des espaces habitables, des espaces où s’explorent d’autres possibles, d’autres manières de penser le rapport à la nourriture, à la terre, aux autres, que ce soient des jardins collectifs, des projets de vivre ou de faire des choses ensemble, des marches, des actes de résistance créatifs.

Quelque chose à pointer du doigt dans votre métier ?
Ce qui me touche le plus dans mon métier — et je l’ai particulièrement réalisé lorsque je menais mon enquête pour le livre Au bonheur des morts —, c’est la générosité des personnes à mon égard. Ces personnes manifestaient une réelle envie de m’aider, et un véritable intérêt pour ma recherche sur les relations que nous nouons avec nos défunts. Certes, on pourra me dire que cet intérêt était préexistant, et ne demandait donc pas de réel effort. Je n’en suis pas convaincue, car justement, ce dont cet intérêt témoignait, c’était la volonté de saisir ce qui, moi, m’intéressait, et comment cela m’intéressait, et de s’y accorder. Donc un intérêt actif, généreux, une volonté que ma recherche soit féconde, et qui se traduisait par la volonté de chercher avec moi, de penser, d’imaginer. Donc, si je dois le dire tout simplement, le merveilleux de mon métier, c’est le nombre incroyable de collaborateurs de talent.

Un moment d’indignation : envers qui, envers quoi ?
Envers la négligence, sous toutes ses formes. Ce sont les négligents qui m’indignent. Je veux dire le fait de ne pas se soucier, de refuser activement de prêter attention. C’est cela négliger : ne pas pouvoir penser, avoir une incapacité à penser, ou comme le dit l’historienne des sciences américaine Donna Haraway, elle-même inspirée des travaux de la philosophe Hannah Arendt, la « toute banale absence de pensée », « l’incapacité de rendre présent pour soi-même ce qui est absent, ce qui n’est pas soi ». Je parle ici, par exemple, des personnes qui continuent à soutenir, explicitement ou non, la thèse de l’exceptionnalisme humain, ou qui, au nom d’intérêts les plus divers ou d’agendas masqués, veillent à maintenir les animaux dans des situations tragiques. Je parle également évidemment des climatosceptiques ou de ces entreprises qui, cyniquement, savent, mais décident que les ravages ne les toucheront pas.

Avec qui, avec quoi vous sentez-vous en lien ?
Je me sens en lien avec mon collègue et ami François Thoreau, lorsqu’il me conseille de lire le livre La nostalgie de Barbara Cassin et ce lien m’encourage à ne pas me décourager. Je me sens en lien avec le jeune philosophe et anthropologue doctorant Thibault De Meyer, qui travaille sur les animaux et leurs scientifiques, et qui a ce talent rare et merveilleux de découvrir, dans chaque histoire, chaque situation, une ouverture improbable, un possible qui s’y cachait, et qui nous fait comprendre les choses autrement, qui insuffle de la vitalité et de la pensée. Comme je me sens, chaque fois que j’écris, que je raconte, que je relaie et que j’essaie de le faire bien, en lien avec Isabelle Stengers, lorsqu’elle propose : « Fabuler, raconter autrement, n’est pas rompre avec la « réalité » mais chercher à rendre perceptible, à faire penser et sentir des aspects de cette réalité qui, usuellement, sont pris comme accessoires. » Et je me sens encore en lien avec le collectif Dingdingdong, un collectif de production de savoirs qui explore, autour de la maladie de Huntington, ce que Maud Kristen leur a proposé de penser comme « ce pouvoir révolutionnaire des catastrophes » que nous devons apprendre à découvrir et cultiver. Le fait que Maud Kristen soit voyante, et surtout le fait que je sais que je vais en choquer plus d’un.e en l’évoquant, dit quelque chose des liens qui m’importent : souvenons-nous de cette magnifique proposition de la sorcière néo-païenne Starhawk : « la fumée des bûchers est encore dans nos narines ».

Qu’est-ce qui titille votre curiosité ?
À l’instant précis, je suis très curieuse de voir ce que vont produire comme bouleversements ces recherches extraordinaires sur l’intelligence des plantes, et je suis très curieuse de tout ce que l’on découvre aujourd’hui à leur sujet. Non seulement je parle de bouleversements possibles dans nos manières de vivre et d’entrer en relations avec elles, mais également de bouleversements dans nos façons de concevoir l’intelligence, la sensibilité, ce que peut vouloir dire le terme « relations », de « puissance d’agir », voire la notion même de subjectivité. Je suis d’autant plus curieuse que ces recherches me semblent ouvrir, de manière très prometteuse, la possibilité de nous défamiliariser de modes de pensée qui étaient les nôtres concernant ce qui nous semblait constituer des évidences (ce que veut dire être soi, ce que signifie penser ou sentir, ce que recouvre la notion d’intention…).
Psychologue et docteure en philosophie, Vinciane Despret explore le champ de la philosophie des sciences. Elle se spécialise en éthologie et décide d’observer les rapports entre les animaux et les scientifiques qui les étudient. Plus largement, elle s’intéresse aux interactions entre le monde animal et celui des êtres humains. En 2007, elle est d’ailleurs commissaire scientifique d’une exposition intitulée Bêtes et Hommes à la Villette (Paris). En plus d’être professeure à l’université (ULg et ULB), Vinciane Despret donne des conférences, publie de nombreux articles et ouvrages comme Quand le loup habitera avec l’agneau (2002), Hans, le cheval qui savait compter (2004), Être bête (2007) ou encore Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions ? (2012). Mais Vinciane Despret a d’autres objets d’étude que les animaux. En 2012, avec la philosophe belge Isabelle Stengers et à la suite d’une réflexion de Virginia Woolf, elle écrit Les faiseuses d’histoires. Que font les femmes à la pensée ?, questionnant la place des femmes à l’université, cette institution « où règnent le conformisme et la violence ». En 2015, Vinciane Despret opère un autre virage et publie Au bonheur des morts, un ouvrage où elle interroge les liens que les vivant·es entretiennent avec leurs disparu·es. Durant plusieurs années, Vinciane Despret a été consultante pour l’émission télévisée Le Jardin extraordinaire et chroniqueuse radio sur La Première avec sa séquence « On n’est pas si bêtes ».
Son site : http://www.vincianedespret.be/
Petit plus : la passionnante émission de France Culture, La Marche des sciences, donne la parole à Vinciane Despret.