
Qu’est-ce qui vous enthousiasme actuellement ?
Ouh là là. Plein de choses ! Trop de choses et il n’y a pas assez d’heures dans une journée pour y travailler et trouver des fonds pour les réaliser. Je dirais que rédiger des projets de bourse m’enthousiasme parce que les obtenir permettra justement de réaliser ces projets qui me portent. Ceux sur les maladies tropicales négligées ou vectorielles comme la peste, l’épilepsie associée à l’onchocercose [une maladie transmise par un ver et qui peut rendre aveugle, ndlr] ou le monkeypox [variole du singe, ndlr]. Ceux sur la conservation des espèces menacées, leurs habitats et leur trafic. Ceux sur le renforcement de capacités de recherche dans les pays comme la République démocratique du Congo ou la Côte d’Ivoire. Et puis de nouveaux projets de film documentaire aussi… Cela dit, passer du temps avec mes amis, grimper ou jardiner au soleil m’enthousiasment tout autant.

Quelque chose à pointer du doigt dans votre métier ?
Parfois la lourdeur administrative, les restrictions budgétaires, la lenteur des décisions à certains niveaux, les conditions d’accès à des bourses liées à l’âge ou la nationalité, le manque de vision à long terme aussi, parfois. Quand on étudie des phénomènes biologiques, toute évolution en somme, un suivi à long terme est souhaitable. Dans les faits, les bourses durent 2 à 4 ans. Bien que l’on puisse accomplir pas mal de choses en ce laps de temps, cela ne permet pas de comprendre des processus, notamment des dynamiques de populations et les facteurs qui les influencent et qui se dévoilent sur une décennie, voire plus.
On parle beaucoup de changement climatique à l’heure actuelle, voilà un parfait exemple de phénomène qui se lit sur du long terme. Heureusement, des initiatives faisant appel au public émergent telles que celle de Natagora qui organise des recensements annuels de papillons et d’oiseaux de nos jardins. Illustrer des tendances requiert du temps et un nombre important d’observations. Heureusement que les citoyens se sentent de plus en plus impliqués. Cet appel à une contribution, à une “science citoyenne”, aide beaucoup dans les recensements que je mentionne. Récemment, j’ai rencontré des chercheurs de Genève qui développent une app permettant de reconnaître les serpents sur base de photos et ainsi de décider rapidement de la mesure à prendre (venimeux ou pas et si oui, quel anti-venin administrer). Le développement de ces apps qui apprennent au rythme des apports de nous tous – une belle contribution de la technologie et de cette notion de “machine Learning” ou d’intelligence artificielle qui effraie parfois – requiert un apport important de la part des chercheurs mais aussi des citoyens. Le développement d’applications permettant de reconnaître des espèces et de documenter les observations en temps réel et de les géoréférencer aide donc à pallier ce manque de moyens pour un suivi longitudinal individuel et cela permet une contribution globale dans le sens de ‘planétaire’. Je trouve cela fascinant la vitesse à laquelle cela a pris de l’ampleur.

Un moment d’indignation : envers qui, envers quoi ?
Je vais rester politiquement correcte, je ne dirai pas “qui”, mais il s’agit d’au moins un président, peut-être deux. À vos lecteurs et lectrices de choisir.
Pour le “quoi”, je m’indigne contre certaines décisions qui empêchent la libre circulation des personnes et la réalisation de projets dans des lieux classés “à risque” ou infréquentables, souvent pour des questions d’instabilité politique actuelles et passées. Je comprends bien entendu le risque mais ce risque évolue au fil du temps, parfois rapidement – je le concède. Le niveau de menace – terme que nous comprenons et avons appris “à la dure” récemment – évolue à différentes échelles spatiales et temporelles. C’est vrai partout. Je pense qu’il y a prescription à partir d’un certain moment et qu’il faut réfléchir aux conséquences de ces embargos sur les populations locales, leur droit au développement, et leur bien-être tout simplement.
Je regrette aussi que le savoir indigène soit déconsidéré quand il vient du sud du monde ou soit traité de vulgaire anecdote. Pourtant, je suis certaine que vos lecteurs font appel de temps en temps aux remèdes de leur grand-mère ! Ce savoir oral se déforme et se perd aussi. Nous devrions faire un effort pour lui donner sa place en science et je sais qu’il est question de le classer au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Le classer est une chose mais se baser sur ces récits et interviews pour analyser des tendances, des changements, ou développer des projets les prenant en compte est aussi souhaitable. La genèse même et l’existence de mon premier film documentaire “Mbudha : la source des chimpanzés” magnifiquement réalisé par Caroline Thirion illustrent tout ce dont je viens de parler.

Avec qui, avec quoi vous sentez-vous en lien ?
Sans hésitation, le battement de cœur des forêts, l’énergie de l’eau et la sérénité des déserts. Cet ensemble d’éléments m’est essentiel pour me sentir connectée – et sans connexion internet surtout !

Qu’est-ce qui titille votre curiosité ?
Tout, je le crains… Je suis curieuse de (presque) tout mais ne peux pas tout approfondir et cela m’apporte souvent des frustrations. Je tente – pas seule bien évidemment – de l’assouvir à coup de rencontres variées, multiculturelles et “multisociales”, de voyages entrepris dans divers contextes (valise, mallette ou sac à dos), d’expéditions, de discussions (autour d’une table à New York, dans un bar belge ou autour d’un feu en brousse congolaise), et de lecture. Mais le Monde est si vaste…
Après un master en biologie, Anne Laudisoit explore le globe pendant 15 mois. Elle pose son sac à dos au Chili, en Bolivie, en Inde et dans bien d’autres pays encore. De retour en Belgique, elle enseigne les sciences dans un athénée de la capitale. En 2003, elle entame un diplôme d’étude approfondie (DEA) en parasitologie. Étudier les agents pathogènes est essentiel pour comprendre la transmission de certaines maladies infectieuses comme le paludisme ou la peste… Des maladies qui touchent essentiellement les populations les plus pauvres et qui n’intéressent guère le secteur biomédical. Dans le cadre de ses études, Anne Laudisoit part à Kinshasa (RDC) pour 3 mois. En 2004, elle commence un doctorat consacré à la peste. Sa recherche l’amène en Tanzanie pour 4 ans. Puis, pour son post-doctorat, elle explore les steppes du Kazakhstan (Asie centrale) durant 3 années. En octobre 2015, elle change de continent et atterrit en RDC. Alors qu’elle travaille dans la province de l’Ituri, une région reculée située au nord-est du pays, son guide-interprète, Oti, lui parle d’un groupe de chimpanzés à poils longs qui vit dans une petite portion de forêt. Piquée par la curiosité et par l’envie d’observer ces grands singes, la scientifique réalise des repérages durant plusieurs mois. En 2017, avec une équipe composée de scientifiques congolais, elle monte une expédition qui sera filmée par la photographe et journaliste Caroline Thirion. Il en résulte un magnifique et passionnant documentaire intitulé Mbudha : la source des chimpanzés.
Actuellement, quand elle n’est pas sur le terrain, la chercheuse enseigne dans différentes universités. Elle envisage aussi de réaliser d’autres documentaires pour sensibiliser le grand public aux urgences environnementales.
Petit plus : Un extrait du film Mbudha : la source des chimpanzés.