
Qu’est-ce qui vous enthousiasme actuellement ?
Dans le monde qui nous entoure, il est sans doute difficile de s’enthousiasmer. Pourtant, en regardant bien, sans tomber dans l’optimisme béat, on peut distinguer des frémissements, toutes sortes de formes de résistance. Les mobilisations des jeunes pour le climat. Ou d’autres qui refusent ou lâchent des postes bien payés, mais qui n’ont aucun sens à leurs yeux, ou leur paraissent carrément nocifs. Les gens qui viennent en aide aux migrant·es, les hébergent, les nourrissent, les traitent comme des humain·es et pas comme des chiffres ou des menaces.
Et puis bien sûr, pour la vieille féministe que je suis, la façon dont le mouvement #MeToo continue à ronger la société jusqu’à la racine. Certain·es ont commencé par n’y voir qu’une action d’actrices riches et célèbres, mais depuis on a pu faire le constat de sa diffusion dans d’autres pays, d’autres milieux, culturels, politiques, sportifs… jusque dans le secret des familles. Les langues se délient, mais surtout les oreilles se débouchent, parfois contraintes et forcées. Plus profondément encore, les questions féministes sont davantage prises au sérieux par les médias, y compris traditionnels, même s’il reste encore beaucoup à faire. Les féminismes eux-mêmes semblent en plein renouvellement, avec la montée de l’écoféminisme, les questions autour de l’intersectionnalité… même si cela crée aussi de nouvelles tensions.

Quelque chose à pointer du doigt dans votre métier ?
Je suis à la retraite depuis bientôt huit ans et bien sûr, ma vie professionnelle comme militante a été traversée par mon engagement féministe, notamment par ma longue collaboration avec axelle.
Mais il y a une lutte dont je garde une grande fierté, en tant que syndicaliste dans une grande entreprise de commerce culturel. Il existait un système qui se voulait “objectif” de critères pour déterminer les salaires et leur évolution, mis en place par une société de consultance privée grassement rémunérée, et approuvé à l’époque autant par les syndicats que par l’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes. Et ô surprise ! Avec ce système “objectif”, les postes les moins bien rémunérés étaient justement ceux occupés très majoritairement par des femmes (les caissières) ou des jeunes d’origine immigrée (les magasiniers). Plutôt que de crier au sexisme et au racisme, nous avons réussi à mettre en place un système qui permettait la même évolution salariale pour l’ensemble du personnel (hors cadres qui ont des salaires individualisés et semblent s’en satisfaire). Le système a été démoli par une nouvelle direction, mais ce fut vraiment pour moi un combat exemplaire.

Un moment d’indignation : envers qui, envers quoi ?
Tous les matins ou presque sur Facebook, je m’amuse à lancer des piques, plus ou moins acérées, après avoir écouté les infos, les analyses et les interviews sur la RTBF. Il y en a qui pensent que ma vie “doit être triste” de râler comme ça de grand matin, mais moi, ça me met en forme pour le petit-déjeuner. Il y a bien sûr de quoi s’indigner de l’état du monde, des inégalités croissantes, de l’arrogance des dominant·es qui se croient tout permis, des grandes opérations de “charité” qui servent surtout à déresponsabiliser les pouvoirs publics…
Mais mon domaine à moi, c’est le langage, la façon dont tous ces sujets sont présentés, le tapis rouge déroulé aux un·es et la patinoire piégée qu’on glisse à d’autres, les questions qui ne sont pas posées, les termes employés. Parce que je crois que la langue façonne nos façons de penser, et de là nos comportements. Par exemple, parler de “charges” plutôt que de cotisations sociales suggère immédiatement qu’il est essentiel de les baisser. Mettre en avant le “mérite” sans jamais remettre en question l’héritage (matériel comme culturel) individualise et culpabilise les pauvres, les exclu·es. Ou dire d’une femme qu’elle “s’est fait violer” suggère qu’elle a plus ou moins participé à son viol. Tout cela peut être voulu ou inconscient, mais je traque ces petits détails qui finissent par (dé)former les esprits.

Avec qui, avec quoi vous sentez-vous en lien ?
C’est une question qui prend pour moi un sens particulier en ce moment, au-delà de mes engagements qui sont aussi des liens.
Entre les ravages de la Shoah qui a exterminé une grande partie de ma famille, les désaccords politiques profonds avec une autre partie, mes engagements mais aussi mes relations amoureuses avec des femmes, il se fait que mes “liens familiaux” sont très distendus. Ma “famille” à moi est une famille construite, sans liens de “sang” (une expression que je trouve d’ailleurs affreuse, qui justifie beaucoup de sang versé, celui des “autres”). C’est d’ailleurs assez fréquent chez les LGBT+, encore trop souvent rejeté·es par leur famille biologique. La revue Déferlante a publié un dossier passionnant sur le sujet.
Il se fait que ces derniers mois, rattrapée par la maladie et une dépendance dont je n’avais pas l’habitude, j’ai pu réévaluer ce qu’était cette “famille construite”, qui m’entoure, m’aide, prend soin de moi, sans aucune obligation, par choix, par affection, pour tout ce qui nous rapproche et aussi, j’espère, par ce que je peux encore apporter à chacun·e. Ce qui ne fait que renforcer ma préférence pour les “liens choisis” plutôt que des liens biologiques qui semblent si “naturels”.

Qu’est-ce qui titille votre curiosité ?
Tout ! Pêle-mêle et dans le désordre : des livres que j’accumule, des luttes que j’essaie de suivre, même si c’est à distance, la vie parfois pleine de surprises et de cahots de mes ami·es, la fin des séries où j’en suis encore à la saison 1, les championnats de foot (hommes et femmes), les questions autour de la non-binarité ou celles du handicap, l’actualité politique, belge comme internationale…
Je pense que la vie s’arrête quand on n’a plus de curiosité. Et c’est ce que je trouve de plus insupportable dans la mort. Je veux bien ne plus être là, ne plus participer, si je pouvais seulement, comme une petite souris, continuer à observer le monde, suivre la vie de mes proches et quelquefois même leur tendre la main… Ne pas connaître la suite de l’histoire me paraît horriblement frustrant.
Irène Kaufer est une compagne de route d’axelle, militante féministe de longue date, syndicaliste, commentatrice affûtée de notre société, autrice. Elle est aussi la fille de survivant·es de la Shoah. De cette tragédie intime et collective, des silences de ses parents, de l’ombre d’une demi-sœur assassinée en 1942, est né son roman Dibbouks, sorti en avril 2021 aux éditions de l’Antilope. Un texte qui met les maux en mots, grâce au pouvoir proprement magique de la fiction et au bouclier de l’humour et de l’autodérision.
- À écouter / “Les Dibbouks d’Irène Kaufer”, épisode 1 de Créatrices
- À lire / Rencontre avec Irène Kaufer, qui met les maux en mots dans son nouveau roman