
Qu’est-ce qui vous enthousiasme actuellement ?
Le temps. Prendre conscience du temps. Le temps C (Chronos) se transforme souvent en temps K (Kairos) : le temps physique s’estompe en temps non linéaire ou les événements sont marqués par un avant, un après. Je vis en me disant : “Rokia, ma chérie coco, maintenant quelque chose de bien m’arrive…” Je ne suis plus dans la vitesse, je soigne le qualitatif, la forme, le sens, je m’ouvre aux émotions et ça me fait du bien ! Mes oreilles deviennent parfaites, je reçois les sons différemment, mes cinq sens s’affutent pour laisser place à mon sixième sens. Les portent s’ouvrent… Les perceptions émergent…

Quelque chose à pointer du doigt dans votre métier ?
Le fait que les inégalités diminuent lentement et qu’il faille agir. Pour ce faire, j’arrête de penser que mon métier de DJ est un monde d’hommes, je prends ma place en considérant que je suis une experte dans mes domaines pluriels. Je suis et donc je fais, je n’aime pas le formatage, la classification, être mise dans une cage. Je suis contre les étiquettes et je me présente là où l’on ne m’attend pas !
Très jeune, mon papa m’a fait prendre conscience du choc culturel qu’il avait vécu en s’expatriant en Belgique. Il m’a dit : “Tu es noire et tu es une femme, cultive ton cerveau pour te différencier des autres et on te remarquera pour ce que tu vaux et ce que tu sais.” Je n’ai pas désobéi ! Je suis artiviste, je suis mère, je suis sœur, je suis fille de…, je suis aussi animatrice radio, professeure de FLE, et d’initiation à l’histoire et à la citoyenneté, je suis DJette, architecte sonore, compositrice… Je suis une femme flamboyante et badass… Je ne m’interdis rien et j’utilise mon temps pour apprendre encore, écouter toujours et donner sans concession aucune, à mes sœurs et mes enfants en m’efforçant de ne plus m’oublier au passage.
Je dispense mon savoir et mes expériences, je partage mes vécus et j’espère qu’ainsi j’ouvrirai la voie afin que nous ne soyons pas et plus invisibles, nous, les femmes noires. L’intersectionnalité créée par Kimberlé Crenshaw est réelle, intégrer cette notion de différences entre femmes, prendre conscience des dominations et des discriminations que nous subissons au quotidien, serait une avancée majeure dans la lutte contre les inégalités entre femmes et entre hommes/femmes.
Il nous faut sortir des clichés de cette femme noire ancrés dans nos inconscients collectifs. Je pense souvent au poème de Léopold Sédar Senghor “Femme noire” écrit en 1945 qui est une ode, une métaphore de la femme noire nourricière, une muse inspirante pour l’homme, une invitation à la sensualité, à l’érotisme, à l’exotisme, bref… il faut se sortir de ces images, de ces carcans… Je souhaite que l’on entende nos voix. Je souhaite que nos stigmates puissent se panser peu à peu…

Un moment d’indignation : envers qui, envers quoi ?
Hahahaaaaaa… Le confinement ! Il a mis en lumière la surcharge des parents solos. Fort heureusement, mes enfants sont autonomes mais, il y a un mais, le référent généralement reste souvent la mère… C’est celle qui s’occupe le plus du care et, en cette période extrêmement difficile pour nos ados, il faut souvent trouver des nuances pour pouvoir répondre à leurs nombreuses questions, les émotions sont vives, ils sont à un âge où les réponses doivent avoir du sens… Pour eux, damn, il n’y a pas de demi-mesure… Il faut de l’écoute, un espace pour que les choses puissent se dire, du soutien pour éviter de tomber dans une surcharge mentale, trouver des soupapes de décompression pour pouvoir respirer l’un avec l’autre, l’un sans l’autre.

Avec qui, avec quoi vous sentez-vous en lien ?
Avec mes enfants, mes deux chéris cocos, Abel (18 ans) et Léa (15 ans), mes poumons et mon cerveau, je suis devenue parent, mère, avec eux, je leur dis merci chaque jour. Ils me permettent de me remettre en question et de trouver du sens à ce que je fais, je suis devenue indépendante pour les voir grandir.
Avec mes sœurs, la sororité est très importante pour moi, elle me calme, m’apaise, m’écoute, me gronde, m’aime, sans retenue…
Ma famille est à prendre au sens large, elle me nourrit intellectuellement, elle façonne mes visions artistiques. Sans son soutien, je ne suis rien !
Merci à ma mère, Fatoumata et merci à mes sœurs : Lisette, Antje, Gia, Joëlle, Nicole, Marthe, Bénédicte, Fatou, Sylvia, Mariama, Fatma, Fatima, Yasmine, Minia, Celestina, Elsa, Aliette, Vanessa, Peggy, mon groupe de Mères Veilleuses…

Qu’est-ce qui titille votre curiosité ?
La musique, les bruits et les richesses qu’ils me procurent. Les notes me font voyager dans un univers pailleté où tout est possible. Quand j’essaie de synchroniser des tracks [pistes musicales, ndlr] improbables, je kiffe à mort quand ça matche. C’est la plus belle des sensations, une réelle jouissance, un magnifique orgasme ! Ma curiosité ? J’aime la laisser me titiller…
C’est à l’initiative d’un professeur de français que Rokia Bamba découvre l’univers de la radio à l’âge de 12 ans. Un univers qu’elle ne cessera d’explorer, notamment en travaillant pour Radio Campus, la station radio de l’Université libre de Bruxelles fondée en 1980. Dès 1989, elle y présente “Sous l’Arbre à Palabres”, émission de la diaspora africaine de Bruxelles, et y développe, en 1992, l’une des premières émissions hip-hop, soul, R&B et funk.
À l’âge de 40 ans, Rokia Bamba, qui avait l’habitude de mixer des sons pour la radio, se lance comme DJ, mais pas sur n’importe quelle scène. Elle se produit dans des lieux militants, pour des événements engagés (festival Massimadi, Pink Screen, Afropunk…). Son style singulier mêle hip-hop groovy, rythmes africains, house et techno. En 2022, elle sera la commissaire de la première édition du festival New Afro-Ke-Pon’ en Belgique.
En plus d’être DJ, Rokia Bamba est aussi une exploratrice sonore qui met son talent au service du théâtre et des arts plastiques. Au sein du collectif Troubled Archives, elle compose des sons pour les installations de l’artiste visuelle Antje Van Wichelen réalisées à partir de photographies coloniales. Rokia Bamba est aussi professeure de FLE (français langue étrangère) et d’initiation à l’histoire et à la citoyenneté pour l’asbl Molenbeek Formation.
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