
Qu’est-ce qui vous enthousiasme actuellement ?
Je sens un bruissement au sein de la société civile qui grandit et qui m’enthousiasme beaucoup. Que ce soit du côté du Collectif Mémoire Coloniale, de l’asbl Bamko, ou des ONG comme CEC pour toutes les questions liées à la décolonisation, au racisme. Une génération n’attend plus qu’on parle pour elle mais elle a décidé de prendre son destin en main et de façon professionnelle. Idem du côté des femmes : le collectif F.(s) pour la culture s’est organisé de façon extrêmement professionnelle, en intégrant la dimension intersectionnelle. Le collectif Elles font des films aussi veut sortir les femmes d’une marginalité dans laquelle on veut les enfermer. Il faut une meilleure répartition des moyens pour faire des films et les femmes sont lésées. Idem pour les médias digitaux, il y a des émergences très excitantes dans une prise de parole nouvelle : des femmes créent leur propre média (le podcast Elle m’inspire, La Diaspora chuchote, Le Lab.Magazine…). Elles n’attendent plus qu’on veuille bien leur donner la parole et ça me plaît. Elles sortent des rôles attendus où elles devraient rester et se mettent dans l’arène, au-devant de la scène pour donner le la.

Quelque chose à pointer du doigt dans votre métier ?
L’évolution, la révolution digitale est à la fois flippante et excitante car c’est un moment où beaucoup de choses sont possibles. Il y a de la casse mais c’est la possibilité pour de nouveaux visages, de nouveaux projets, de nouveaux sujets de prendre la place et de dépoussiérer les médias mainstream qui parfois sont en boucle avec les mêmes depuis trop longtemps. C’est l’occasion de repenser les modèles organisationnels pour y injecter plus de diversité et d’égalité. Mes collègues journalistes sont de plus en plus sensibles à la question du féminisme et intègrent mieux l’égalité dans la distribution de la parole en faveur des femmes expertes notamment. Cette question, à mon sens, va prendre beaucoup d’importance, y compris dans la composition et le fonctionnement des rédactions qui sont encore des bastions masculins. La récente étude de l’AJP sur les femmes dans la carrière de journaliste démontre que le chantier est important et urgent. Enfin, la liberté que j’ai de proposer et d’entreprendre des nouvelles actions sur les matières de l’égalité et de la diversité, celle de m’exprimer sur différents supports au sein de mon entreprise est à pointer. C’est un immense privilège et c’est important d’être consciente de sa chance, d’être à la hauteur de la mission qui vous est confiée.

Un moment d’indignation : envers qui, envers quoi ?
Ce qui m’indigne profondément, c’est l’aveuglement. On ne peut pas appréhender la question des inégalités et des discriminations par le petit bout de la lorgnette. Ces deux thèmes s’inscrivent dans un continuum auquel, dans le fond, nous participons toutes et tous. Il y a un lien entre le racisme hostile et les petites phrases racistes, sexistes de certains hommes politiques sur les réseaux sociaux qui percolent sans filtre dans l’opinion publique. Ce lien est à faire aussi entre le racisme, le sexisme ordinaire et les représentations médiatiques. Je suis indignée quand on pinaille sur la responsabilité sociale des médias notamment. Si les Noir·es sont invisibles dans les médias, cela peut avoir un impact dans leur vie de tous les jours, où ils ou elles risquent d’être exclu.es du marché de l’emploi, ou de l’accès au logement. Ce qui m’indigne, c’est la difficulté pour certains de faire le lien entre les deux.

Avec qui, avec quoi vous sentez-vous en lien ?
Je me sens en phase avec tous les esprits progressistes qui ont conscience de ce qu’est la notion de privilèges et de l’imposture du concept de méritocratie. Je n’ai pas d’exclusive et j’essaye de rester la plus ouverte possible mais sur un socle de valeurs communes. Je me sens proche d’une galerie de femmes et d’hommes dans mon travail, dans l’écriture, dans la réalisation, sur les réseaux sociaux où j’ai eu la chance de croiser des personnes inspirantes qui s’engagent et qui essayent de faire bouger les lignes à leur manière. J’admire le travail de Jill Soloway, de Rokhaya Diallo, de metteuses en scène comme Myriam Saduis ou encore l’humour libérateur de Sandra Zidani. Elles prennent leur place comme beaucoup d’autres.

Qu’est-ce qui titille votre curiosité ?
Les médias digitaux qui s’affirment comme féministes. J’en consomme plein. Je trouve aussi que la psychologie sociale pour comprendre les inégalités de genre, déconstruire des croyances, est un formidable outil pour avancer, sans faire fi des systèmes de domination. Enfin, l’histoire de ma famille que je connais mal car, comme beaucoup d’enfants de parents qui ont connu la violence de la guerre d’Algérie, je suis confrontée au silence, souvent de mise.
Après des études en politique internationale et en politiques européennes, Safia Kessas travaille comme experte en désarmement avant d’entamer, en 2000, une carrière de journaliste radio et télé à la RTBF. D’abord chargée de l’actualité quotidienne, elle réalise, à partir de 2003, de nombreux documentaires sur des sujets de société, notamment dans le cadre de l’émission Tout ça (ne nous rendra pas le Congo). Elle s’intéresse surtout à la question des replis communautaires et religieux. On lui doit Dans les yeux de ma mère (2011), La Shariah avant les bœufs (2012), Dans ma rue (2014), etc. En 2018, après une immersion d’un an dans un lycée professionnel de Laeken, elle réalise avec Joël Franka Section professionnelle, une série documentaire de huit épisodes consacrée à la jeunesse bruxelloise. Actuellement, elle prépare un documentaire sur une jeune mère de famille revenue de Syrie.
En 2015, Safia Kessas impulse à la RTBF une réflexion sur le manque de visibilité des minorités et des femmes au sein d’un média de service public. Elle devient, en 2017, responsable d’une cellule Diversité et Égalité au sein de son entreprise. Parmi ses missions : organiser des formations de sensibilisation pour ses collègues, proposer aux écoles un module d’éducation aux médias… Son engagement contre les inégalités et les discriminations transparaît aussi dans les chroniques qu’elle présente régulièrement dans l’émission radio Matin Première.
Petit plus : quelques billets de Safia Kessas à (ré)écouter
♦ Quotas de femmes en politique : un mal nécessaire ? (8/10/18)
♦ Le cyber harcèlement des femmes journalistes (27/11/18)
♦ Pourquoi les femmes s’engagent-elles plus sur le terrain ? (11/12/18)