La photographe

Isabelle Detournay
Propos recueillis par Stéphanie Dambroise
Mars 2019. Passant mes journées avec un groupe de gens de la rue à Bucarest, je photographie chaque soir les objets et les vivres reçus. Ce jour-là, j’ai placé ma main devant l’objectif. À noter : un bracelet de l’amitié rouge à mon poignet donné par Ilinca. Mes ongles vernis en rose avec les femmes en attendant le repas de midi, activité proposée dans un centre d’accueil de jour pour les gens de la rue. Image extraite du film "Pendant que Nicoleta travaille" 2022. © Isabelle Detournay

En mars, zoom sur la photographe Isabelle Detournay à l’occasion de la sortie de son premier film Pendant que Nicoleta travaille

pouce
1.

Qu’est-ce qui vous enthousiasme actuellement ?

Ce qui m’enthousiasme, actuellement et depuis bien longtemps,  c’est la création, l’inventivité, le génie de certaines personnes, à plus forte raison quand leur talent vient me cueillir là où je ne l’attendais pas.
Je pense à de jeunes talents dans divers domaines, comme Mustafa The Poet, que j’ai découvert cet été, un jeune chanteur et poète de Toronto qui m’émeut fortement. Il a écrit un album en hommage à Ali, son ami proche disparu, tué dans son quartier. Avec son écriture, sa musique et sa voix, il dénonce le quotidien des cités marginalisées et stigmatisées par la violence. Son cri, sublimé par son art, porte.
Mais je pourrais dire cela aussi d’anonymes, de quelques personnes que j’ai rencontrées dans des cours de photographie, ou des ateliers artistiques qui se lancent corps et âme dans des pratiques artistiques alors que l’on sait que c’est très difficile au quotidien et dans la longueur.
Ce qui m’enthousiasme c’est quand leur personnalité irradie autour d’eux, qu’elle donne un sens au monde finalement.

pouce
2.

Quelque chose à pointer du doigt dans votre métier ?

Là, sans hésiter, je mettrais en lumière les associations de terrain dans divers domaines. Peut-être parce que c’est aussi mon histoire, je ciblerais particulièrement celles concernant le domaine culturel.
Les asbl et les centres culturels de quartier qui travaillent avec peu, au quotidien, forcent mon admiration. En fait, sans le revendiquer, ils se servent de la culture comme un moyen d’éducation, voire d’émancipation sans différenciation sociale. C’est fondamental pour moi que chacun puisse trouver son moyen d’expression ou d’épanouissement, à plus forte raison s’il se situe dans le domaine culturel ou artistique. Et puisque tout le monde ne part pas avec le même bagage, ces associations contribuent à réduire les écarts, via la culture.
Pour donner un exemple concret, je parlerai de la clique des majorettes “Laurette” de Gaurain-Ramecroix, mon village d’enfance, où j’ai réalisé un travail photographique en 2005-2006, et avec lequel la monographie Majorettes a été éditée ensuite. Quand j’ai poussé la porte de la vieille salle de gym du village, j’ai là aussi découvert tout un monde qui fonctionnait grâce à quelques passionnés réunis en association sans but lucratif. Combien d’enfants ont pu prendre le bus vers l’extérieur, et sortir de chez eux le week-end grâce à cela, découvrir la vie en groupe, s’ouvrir à l’autre. À l’époque, cette clique recevait très peu de subsides et les familles n’avaient pas toujours la possibilité ne fût-ce que d’amener leurs enfants aux répétitions, et encore moins de défrayer les déplacements dans les fêtes de quartier en Belgique et en France. C’est véritablement la solidarité entre parents et le dynamisme de bénévoles endossant des responsabilités d’accompagnateurs de jeunes qui ont permis cela. Les adolescents n’auraient simplement pas eu accès à des activités culturelles ou sociales autrement.
De mon côté, si j’ai pu approcher le monde artistique c’est, il y a bien longtemps, grâce au Foyer socioculturel d’Antoing, une asbl qui donne accès à la culture à tout un chacun. Ça a été déterminant pour moi.
Ma dernière rencontre en date issue du monde associatif est celle avec l’AJC – Atelier Jeunes Cinéastes – et ensuite le Gsara, qui ont accueilli, sur dossier, mon projet de documentaire Pendant que Nicoleta travaille. J’ai découvert de véritables ruches de professionnels passionnés, mettant tout en œuvre pour pouvoir travailler ensemble à des projets cinématographiques singuliers, en n’en faisant pas au départ une affaire de spécialistes, mais en donnant accès à un savoir-faire.
On en revient toujours à l’importance de la culture, pour tous, sans élitisme ni privilège. C’est une lutte au quotidien toujours bien d’actualité.

pouce
3.

Un moment d’indignation : envers qui, envers quoi ?

Je pointerais la “non-nécessité” des artistes, ou de la culture en général, qui a été déclarée en temps de pandémie.
En fait, c’est plutôt elle, la culture, qui a été pointée du doigt injustement, et priée de se taire sur le long terme.  C’est une aberration alors que le domaine commercial turbinait à plein régime, à coups de rassemblements intempestifs dans les grands magasins par exemple.
On a bien vu que sans la culture, sans l’accès de tous à la culture de façon prolongée, la vie perd tout son sens. Le fonctionnement minimal d’une société ne peut être résumé au minimum vital théorique. Tout ne peut être réduit au fonctionnel ou au rationnel, la réalité des besoins est plus subtile et plus complexe.
S’il fallait le démontrer, c’est chose faite avec cette épreuve dont nous devons tirer des leçons. Il en va ici de l’émancipation, mais aussi et surtout de la santé mentale de chacun qui a été mise à rude épreuve dans ces restrictions parfois incohérentes. Attention, je ne parle pas de la gestion en urgence du départ, mais de celle qui a suivi sur le plus long terme.
Je prendrai ici l’exemple de Quentin Dujardin, musicien et compositeur talentueux avec qui j’ai collaboré par le passé sur un projet, qui a démontré courageusement tout cela en jouant dans des églises où le rassemblement était permis, à défaut de pouvoir le faire dans des salles de concert, même réduites. Il défendait son art, mais aussi le droit d’en vivre. La culture est à considérer en tant qu’offre au public mais aussi en coulisses, car elle existe grâce à toutes les personnes qui créent cette offre, dont c’est le travail, le gagne-pain.
Finalement, plus largement, on peut voir que dans les sociétés où l’accès à la culture est réduit, où les artistes ne peuvent pas s’exprimer librement, la société est aussi dans un triste état, pour ne pas dire dans un état comateux.
Heureusement, cette période est derrière nous, mais elle a mis en lumière toutes nos fragilités et nos incohérences.
Pour résumer, je dirais que l’art est souvent considéré comme un “passe-temps romantique” mais la réalité est bien loin de cette idée superficielle. Il est temps d’en prendre pleine conscience.

pouce
4.

Avec qui, avec quoi vous sentez-vous en lien ?

Je crois que je me sens en lien avec toutes les personnes qui sortent du cadre imposé, les personnes qui osent faire des choix qui leur correspondent sans se préoccuper du qu’en-dira-t-on, celles qui assument leur personne quitte à déplaire.
Je pense que c’est un apprentissage que l’on fait tous dans la vie, avec le temps et que l’on parvient à assumer quand le scénario est idéal. Un apprentissage d’acceptation de soi qui fait du bien à tous.
En tout cas, dans mes productions personnelles et dans mon rôle de professeur ou d’animatrice d’atelier de photographie, c’est ce qui me guide au quotidien. L’art n’est pas un décorum, c’est un outil puissant.
L’anticonformisme est une valeur à sauvegarder dans nos sociétés formatées. La diversité est une valeur fondamentale pour moi, elle va de pair avec l’acceptation de l’autre.
Pour continuer à citer des personnes qui font exemple pour moi dans le domaine artistique, je pense par exemple à Philippe Katerine. Personnage fantasque et populaire, il reprend, en 2011 par exemple, À la queue leu leu sous un angle carrément plus distancié avec son groupe “Katerine, Francis et ses peintres”. Une idée dingue avouée, mais il réussit à y maintenir son regard acéré sur le monde, un monde où les gens font la file. Si on reste dans la musique, je mentionnerais aussi Arno, pour toute son œuvre, sa personnalité hors normes. Il a eu la géniale idée d’enregistrer La Paloma Adieu avec Mireille Mathieu juste avant son départ. Un duo improbable à première vue, mais qui est majestueux au final.

pouce
5.

Qu’est-ce qui titille votre curiosité ?

Ce qui titille ma curiosité, ce serait le talent assorti d’une énorme dose de travail, la création qui a du ventre. Celle qui me dépasse.
C’est par exemple le roman La Langue de ma mère de Tom Lanoye, qui m’a résisté quelques années mais qui m’a secouée fortement. Quelle écriture vive et intelligente.
Perec est aussi un écrivain qui me remue sans cesse. Certes, je ne suis pas la seule à le penser, loin de là, mais il fait partie des personnes qui se sont réinventées à chaque chapitre de leur existence, qui ne se sont jamais contentées de suivre une route tracée. Il a sans cesse exploré des chemins de traverse avec de nouvelles règles. Avec le temps, ses œuvres continuent à avoir un impact fort. En fait, même avec les nouvelles conditions qu’il s’imposait, son œuvre reste profonde, inspirée et viscérale.
Me sentir “dépassée”, c’est en fait un moteur qui permet de se dire que la route est encore longue. Je me rends compte que je cite dans cette interview beaucoup d’artistes mais pas de photographes alors que beaucoup me percutent également ! Bon, la discipline importe peu au final, je suis actuellement plus poussée hors de mes repères habituels, peut-être est-ce ma “midlife crisis” qui me pousse à sortir des sentiers battus, à oser aussi émettre un avis sur des artistes dont je ne connais pas les arcanes du médium. Juste l’amatrice qui ne revendique rien d’autre que le plaisir, sans se prendre la tête plus que ça.
Puisque nous arrivons au bout du questionnaire, au-delà des mains, je retiendrai des yeux écarquillés sur le monde dans sa complexité et dans son évolution, ici et maintenant. Peut-être les yeux à jamais pétillants et rieurs d’Agnès Varda. Un exemple pour moi, cette grande dame du cinéma.
Enfin, même si je l’ai choisi ici, je ne voudrais pas cloisonner cette interview dans le champ artistique. L’humain en général est passionnant. D’ailleurs, celui qui en est loin est bien souvent le plus important à approcher. Le champ artistique permet simplement de le traduire en images, de mettre en lumière des réalités invisibles mais capitales à l’échelle humaine.

Image of Isabelle Detournay

© Isabelle Detournay

Née à Tournai, Isabelle Detournay est assistante sociale à 20 ans. Elle enchaîne, dans les années 90, avec des études de photographie à l’ENSAV-La Cambre. À travers le médium photographique, elle continue de s’intéresser aux questions de société et d’inégalités sociales. Sur son site, elle explique : “La photographie n’est pas un but en soi, elle est prétexte à aller vers l’autre, à l’approcher dans son fonctionnement quotidien, dans son rapport au monde. La démarche consiste à aller chercher des émotions fugaces, des postures de corps, des gestes, des rituels propres aux personnes rencontrées, avec leur complicité, acquise lentement.” Dès le début, sa pratique artistique se focalise sur les personnes non conformes, en marge, invisibilisées. Personnes âgées, précaires, patient.e.s en neuropsychiatrie, majorettes… Ici ou ailleurs. Depuis plus de vingt ans, elle se rend souvent en Inde, au sein d’un centre psychiatrique d’Ousteri, près de Pondichéry. Nous avions d’ailleurs présenté ce magnifique travail dans l’axelle de novembre 2013.
Depuis le début des années 2000, Isabelle Detournay enseigne la photographie dans les académies des Beaux-Arts de Tournai et de Bruxelles. Elle expose régulièrement son travail, plusieurs fois récompensé. Elle publie aussi des ouvrages, dont une monographie intitulée Majorettes, parue en 2008 aux éditions Husson, et La Classe A008 aux éditions Le Bec en l’air en 2017.
En 2022, elle réalise son premier film Pendant que Nicoleta travaille. Avec ce documentaire, elle part à la rencontre de quatre femmes autour de la gare du Nord de Bucarest et les suit dans leur quotidien. Elle raconte : “Dans ce contexte particulier de la rue, je me suis dit que la photo ne suffisait plus. Que cela ne pouvait plus faire avancer les choses. Les gens allaient passer devant, et puis quoi ? J’ai eu peur de stigmatiser encore plus ces réalités en les figeant. Je me suis donc dit qu’il fallait que je filme…” Le film sera projeté le 16 mars (20h) au Centre culturel Jacques Franck, dans le cadre du Festival À films Ouverts.
Au moment de boucler cet article, on apprend que son film a été retenu au Festival du documentaire Millenium à Bruxelles. Il est programmé le 2 avril à 15h au Cinéma Galeries. Il a également été retenu dans la prestigieuse sélection du Festival de Films de Femmes à Créteil 2023, en compétition internationale du documentaire. Le FIFF aura lieu du 24 mars au 2 avril.

Enfin, autre actualité : du 10 juin au 5 novembre 2023, Isabelle Detournay, qui a été invitée à réfléchir à un accrochage en lien avec les collections du Musée des Beaux-Arts de Tournai, y présentera deux séries de photographies récentes, dont une inédite : “Le travail et la maison”.

Pour aller plus loin :
• Son site : www.isabelledetournay.net
• Un récent reportage culturel de Notélé consacré à l’artiste.

 

Sur le bout des doigts...

Image of Florence Mendez
La comédienne, humoriste et autrice

Florence Mendez

Image of Isabelle Leloup
La cheffe

Isabelle Leloup

Image of Laurence Dervaux
L'artiste plasticienne

Laurence Dervaux

Image of Celestina Jorge Vindes
La Libraire

Celestina Jorge Vindes

Image of Virginie Devroye
La militante féministe et antigrossophobie

Virginie Devroye

Image of Marie Cavitte
La glaciologue

Marie Cavitte

Image of Irène Kaufer
La militante féministe et autrice

Irène Kaufer

Image of Odile Flament
L'éditrice

Odile Flament

Image of Veerle Rots
L’archéologue et préhistorienne

Veerle Rots

Image of Zofia Wislocka
La cheffe d'orchestre

Zofia Wislocka

Image of Veronika Mabardi
L'autrice

Veronika Mabardi

Image of Pauline Claes
La mezzo-soprano

Pauline Claes

Image of Alix Garin
L'autrice de BD et illustratrice

Alix Garin

Image of Apolline Vranken
L’architecte et militante féministe

Apolline Vranken

Image of Marie-Paule Kumps
La comédienne, autrice et metteuse en scène

Marie-Paule Kumps

Image of Bernadette Bonnier
La directrice du service de la Culture de la Province de Namur

Bernadette Bonnier

Image of Adeline Dieudonné
L'autrice et comédienne

Adeline Dieudonné

Image of Rokia Bamba
La DJ et artiviste

Rokia Bamba

Image of Vinciane Debaille
La chercheuse et géologue

Vinciane Debaille

Image of Victoire de Changy
L'écrivaine

Victoire de Changy

Image of Madame La Belge
L'artiste urbaine et illustratrice

Madame La Belge

Image of Licaï Pourtois
La championne de ju-jitsu

Licaï Pourtois

Image of Pascale Seys
La philosophe

Pascale Seys

Image of Cathy Min Jung
La directrice du Rideau de Bruxelles

Cathy Min Jung

Image of Élodie Antoine
L’artiste plasticienne

Élodie Antoine

Image of Geneviève Damas
La comédienne, metteuse en scène et auteure

Geneviève Damas

Image of Claire Deville
La danseuse et écrivaine

Claire Deville

Image of Christine Mahy
La secrétaire générale et politique du RWLP

Christine Mahy

Image of Christine Frison
La chercheuse

Christine Frison

Image of Gaëlle Swann
La batteuse

Gaëlle Swann

Image of Lola Mansour
La judokate

Lola Mansour

Image of Lisette Lombé
La slameuse

Lisette Lombé

Image of Céline Delbecq
La comédienne, autrice et metteuse en scène

Céline Delbecq

Image of Caroline Lamarche
L'écrivaine

Caroline Lamarche

Image of Ariane Dierickx
La directrice de l'asbl L'Ilot

Ariane Dierickx

Image of Anne Laudisoit
La biologiste et exploratrice

Anne Laudisoit

Image of Elyse Galiano
La plasticienne

Elyse Galiano

Image of Safia Kessas
La journaliste et réalisatrice

Safia Kessas

Image of Olivia Venet
La juriste et présidente de la Ligue des droits de l'Homme

Olivia Venet

Image of Isabelle Pousseur
La metteuse en scène et directrice artistique

Isabelle Pousseur

Image of Farah
L'humoriste

Farah

Image of Anaële et Delphine Hermans
Les bédéastes

Anaële et Delphine Hermans

Image of Cynthia Bolingo
L'athlète

Cynthia Bolingo

Image of Catherine de Braekeleer
La directrice du Centre de la Gravure

Catherine de Braekeleer

Image of Laurence Rosier
La linguiste et auteure

Laurence Rosier

Image of Malika Madi
L'écrivaine

Malika Madi

Image of Caroline De Mulder
L'écrivaine et universitaire

Caroline De Mulder

Image of Bénédicte Liénard
La réalisatrice

Bénédicte Liénard

Image of Juliette Bossé
La chanteuse, auteure et compositrice

Juliette Bossé

Image of Anne Leloup
L'artiste et éditrice

Anne Leloup

Image of Vinciane Despret
La philosophe

Vinciane Despret

Image of Myriam Leroy
La journaliste

Myriam Leroy

Image of Sara Conti
L'artiste

Sara Conti

Image of Jeanne Ashbé
L’auteure et illustratrice

Jeanne Ashbé

Image of Pauline Beugnies
La photographe

Pauline Beugnies

Image of Cloé du Trèfle
La chanteuse

Cloé du Trèfle

Image of Yaël Nazé
l'astrophysicienne

Yaël Nazé