
Qu’est-ce qui vous enthousiasme pour le moment ?
Le travail m’a toujours enthousiasmée. J’aime cette phrase de Ludwig Hohl (citée dans le journal numéro spécial d’Océan Nord en août dernier) : « Car travailler, c’est toujours davantage ne pas mourir, c’est se rattacher au tout, travailler n’est rien d’autre que traduire ce qui meurt en ce qui continue. »
En ce sens, le travail est la fonction la plus complète de l’être humain, celle qui permet le lien, à soi-même et aux autres, celle qui permet le changement, l’évolution, celle qui fait de l’être mortel que nous sommes un être de projet. Kafka dit : « Il n’y a pas de chemin, il n’y a que des buts, ce que nous nommons chemin est hésitation. » Alors qu’il est très à la mode de parler de « chemin » et de « processus », je me reconnais dans cette phrase. Avoir un projet est la chose qui me donne le plus l’impression d’être vivante.
Par ailleurs, la jeunesse m’enthousiasme. J’ai une fille de 24 ans et donne cours (à l’Insas) à des jeunes de cet âge-là. J’ai une image très positive de la jeunesse. Je crois en eux, en leur énergie, leur générosité, leur capacité d’empathie et leur envie de faire bouger les choses. Et je me sens constamment stimulée par eux. Ils m’aident eux aussi à rester vivante.

Quelque chose à pointer du doigt dans votre métier ?
La création du groupe F(s) est un événement important pour les arts du spectacle. Ce groupe s’est constitué suite à l’affaire Strosberg au Théâtre Les Tanneurs et à la désignation d’Alexandre Caputo comme nouveau directeur de ce théâtre. Le groupe ne remet pas en question la personne d’Alexandre Caputo, ni ses compétences, mais le fait qu’une fois de plus, un homme est nommé à la direction d’une institution culturelle alors que quatre femmes faisaient partie de la short list. Les chiffres communiqués par ce groupe avancent que les hommes gèrent 80 % des subventions en arts de la scène et les femmes 20 %. Je me reconnais dans ces chiffres. Je n’ai pas été désignée à la direction du Théâtre National il y a deux ans et la subvention du Théâtre Océan Nord n’a pas été augmentée alors que tous les signaux étaient au rouge depuis plus de deux ans. Le groupe F(s) a rencontré, deux fois, la ministre de la Culture Alda Greoli sur ces questions et en particulier sur la nécessité d’instaurer la parité dans les instances décisionnaires. Il est temps que les choses bougent.

Un moment d’indignation. Envers qui ? Envers quoi ?
Beaucoup de choses m’indignent. Le pouvoir de l’argent, la bêtise, l’incapacité de nos gouvernants à prendre la mesure juste des choses et à penser à long terme, à la planète, à nos enfants, à la création d’un monde plus juste.
Mais plus particulièrement, et plus personnellement, je suis indignée par le mépris croissant envers ce qu’on appelle « les élites intellectuelles ». Aujourd’hui, un enfant qui lit est traité d’intello dans la cour de l’école. Choisir la complexité – dans la pensée, l’art, la littérature – est taxé de « mépris » envers le public, comme si celui-ci était, de facto, incapable d’apprécier. Trop fatigué par sa journée de travail, il ne chercherait qu’à se divertir… et bla bla bla. Pour moi, c’est cette pensée qui est le signe d’un vrai mépris. On décide, avant même de le rencontrer, de ce qu’un spectateur serait ou pas capable d’apprécier. On lui refuse la capacité à l’étonnement, à la découverte, au travail intérieur sous prétexte qu’on sait qu’il n’en est pas capable. Eh bien moi je n’en sais rien et je préfère avoir confiance en lui parce que je ne le connais pas, je ne sais rien de lui. C’est un choix bien sûr. Quand on ne connaît pas, on peut faire le choix de la méfiance ou celui de la confiance. Eh bien je fais celui de la confiance. Si on abandonne l’idée que l’être humain est capable de changer, d’évoluer, de grandir, et de faire des mouvements d’altérité, alors quel est le sens de cette vie ?

Avec qui, avec quoi vous sentez-vous en lien ?
Je peux prolonger ma réponse précédente. Je cherche le lien avec le public. Je le cherche mais sans partir d’idées toutes faites. J’ai beaucoup réfléchi à cette histoire de complexité et j’en suis venue à l’idée que je pouvais être complexe si je trouvais comment créer le lien. Créer du lien se construit en deux mouvements. Il y a, au théâtre, ce qu’on appelle les rencontres avec le public, avant ou après les représentations. C’est très important et ça marche. Un spectateur dérouté qui participe à une rencontre après le spectacle, dans laquelle il a le droit de poser des questions ou d’expliquer son ressenti, rentrera chez lui plein de quelque chose, là où sans cet espace de rencontre, il aurait pu rester indifférent ou fâché. Le deuxième mouvement est plus difficile : il consiste à créer, au sein même de la représentation, quelque chose qui va permettre au spectateur de se sentir accueilli, invité, voire nécessaire. C’est plus difficile parce qu’on ne peut jamais être sûr et parce que ça présuppose de trouver des réponses artistiques. Mais je m’y efforce depuis que j’ai clairement compris cette « équation » : la complexité est possible si la mise en scène met le spectateur dans l’état juste, si elle ouvre son système de perception. Proust dit que l’émotion fait bouger la pensée qui resterait inerte si elle n’avait pas été activée par elle. C’est exactement cela. Comment émouvoir (mais pas nécessairement dans le sens sentimental), pour que tous les sens s’ouvrent et ouvrent la porte à la pensée, pas uniquement la pensée de l’auteur ou du metteur en scène, mais la sienne propre, la plus importante. On n’y arrive pas toujours bien sûr, mais quand on y arrive, alors on peut dire qu’on a créé du lien.

Qu’est-ce qui titille votre curiosité ?
Il y a la curiosité intellectuelle : lire un roman qui se passe en Rhodésie du Sud pendant la Deuxième Guerre mondiale et vouloir tout savoir sur cette région du monde et ce qu’elle est devenue depuis. Ou arriver en Éthiopie en avion, en transit pour Lubumbashi en RDC et chercher à comprendre quelle est cette langue qui sonne un peu comme de l’arabe, l’amharique.
Mais je suis aussi curieuse dans la vie de tous les jours, d’une manière qui dérange même parfois les amis avec lesquels je suis. J’aime écouter les conversations des autres, dans le métro, au restaurant ou au café. J’aime aussi regarder par les fenêtres, de l’extérieur, si elles ne sont pas occultées. Régulièrement, je voudrais être une petite souris pour voir ou entendre ce que font les gens dans des circonstances particulières ou dans la vie de tous les jours. Le spectacle Last Exit to Brooklyn de Hubert Selby Jr. qui va être présenté au Théâtre Varia très prochainement rend bien compte de cela, je pense. C’est l’histoire des 24 heures d’un immeuble d’une cité des quartiers des docks de Brooklyn et on y suit la vie de cinq familles du samedi matin au dimanche matin. Je ne l’avais jamais pensé comme ça, mais il est tout à fait possible que mon goût d’un certain voyeurisme m’ait amenée à choisir ce texte comme matériau d’un spectacle.
Très tôt, Isabelle Pousseur découvre le monde du spectacle en assistant aux répétitions de son père, Henri Pousseur, célèbre compositeur belge. À l’adolescence, elle joue dans une troupe de théâtre amateur, puis entame des études à l’Insas, dans la section Théâtre & Techniques de Communication. En 1982, elle crée la compagnie du Théâtre du Ciel Noir qui devient en 1988 la compagnie Théâtre Océan Nord. Ce nom sera ensuite repris pour désigner l’espace culturel ouvert à Schaerbeek par Isabelle Pousseur et Michel Boermans (1996). Situé dans un ancien garage, ce lieu se consacre à la création théâtrale, accueille des artistes en résidence, organise des formations, mais se veut également un espace de médiation qui tisse du lien avec les habitant·es du quartier.
Outre sa fonction de directrice artistique pour le Théâtre Océan Nord, Isabelle Pousseur est aussi une metteuse en scène reconnue. Elle a monté quelques opéras et de nombreuses pièces de théâtre, comme le spectacle Les Invisibles librement inspiré du Quai de Ouistreham de Florence Aubenas ou encore Last Exit to Brooklyn (Coda) qui sera rejoué au Varia du 16 au 27 octobre 2018.
Depuis ses débuts dans le monde professionnel, Isabelle Pousseur accorde une grande place à la transmission et la pédagogie. Elle enseigne à l’INSAS dès 1982, donne des cours au Conservatoire royal de Liège, dirige de nombreux stages en Belgique et à l’étranger. Plusieurs fois récompensée, elle a reçu en 2001 le titre de Chevalier des Arts et des Lettres, décoration honorifique remise par le ministère français de la Culture.
À voir :
Sous le signe Le monde a besoin de féminin, la saison 2018-2019 du Théâtre Océan Nord propose plusieurs spectacles, dont Mouvements d’identité composé de 3 solos de femmes (du 16/11 au 09/12/18) et Marguerite Duras (du 16 au 19/01/19).