Le temps des femmes n’est pas égal au temps des hommes. Davantage de tâches domestiques et parentales, de charge mentale et sociale. Moins de loisirs, de temps pour réfléchir, de temps pour se construire, se politiser. Moins de temps pour prendre sa place dans la société. Une précarité renforcée, liée à ce manque de temps. Moins de pension. Plus de stress. Moins de temps pour se soigner… Dans tous les temps – temps personnel, temps rémunéré, temps domestique, temps politique… –, le masculin l’emporte. Les femmes vivent constamment tiraillées entre des injonctions paradoxales, et intenables : travailler mais rester une “mère à 100 %”, être “mère au foyer” et super-active en dehors de la maison, être ambitieuse professionnellement mais pas au détriment de son couple, prendre soin de soi mais ne pas paraître superficielle… Pour en discuter : les deux éclaireuses de ce dossier d’été, Valérie Lootvoet, directrice de l’Université des Femmes, et Noémie Van Erps, Secrétaire générale des Femmes prévoyantes socialistes.
Quand je vous dis “le temps des femmes”, ça vous évoque quoi ?
Valérie Lootvoet : “C’est un temps analysé par les sociologues comme un temps suroccupé. Et il est d’autant plus suroccupé lorsque les femmes, quand elles sont mères, ne bénéficient pas de soutien soit du conjoint·e, soit de l’ex-conjoint·e, qui ne s’occupe pas, ou moins, des enfants. Ce que l’on dit souvent, c’est que le principal obstacle pour qu’une femme puisse avoir une carrière, c’est d’avoir des enfants. Mais en fait, ça n’est pas du tout le cas ! Le principal obstacle que connaissent les femmes qui ont des enfants dans leur développement de manière générale, c’est l’absence d’un compagnon soutenant qui va prendre sa part de responsabilité, ou la présence d’un compagnon non-soutenant.
Les femmes n’essaient pas de prendre du temps pour elles, mais d’en récupérer.
Pourquoi est-ce que je parle d’enfants ? Parce que les enfants, c’est chronophage, c’est énergivore. Dans notre société, encore profondément marquée par la division sexuelle du travail dans la sphère privée, les femmes font la majeure partie des tâches domestiques et parentales et ça “bouffe” forcément leur temps. Pour l’instant, nous n’avons pas d’équipements d’État suffisants, comme des crèches, des garderies… Et nous cumulons cela avec une politique du travail qui nous demande toujours plus de flexibilité. Si nous n’avons pas un compagnon soutenant, la responsabilité repose sur les épaules des femmes de manière singulière, avec tous les effets que l’on connaît, dont le principal qui nous occupe aujourd’hui : les femmes ne disposent plus de temps pour elles. Donc les femmes n’essaient pas de prendre du temps pour elles, mais d’en récupérer.”
Noémie Van Erps : “Je rejoins complètement Valérie. Le temps est marqué par les inégalités entre les femmes et les hommes, mais aussi par les inégalités sociales. On ne dispose pas du temps de la même manière si on est un homme ou une femme, si on a des revenus confortables ou non. La manière dont le temps est inégalement réparti au sein d’un ménage ou au sein des citoyens et citoyennes est le reflet d’une construction sociale des rôles dès le plus jeune âge.
Le temps est marqué par les inégalités entre les femmes et les hommes, mais aussi par les inégalités sociales.
Le temps, c’est aussi une source de pression, de culpabilité. On demande aux femmes d’être “mères à 100 %”, comme si elles n’avaient pas d’autres occupations : travail, loisirs, etc. Et quand elles travaillent, on leur demande en plus de travailler comme si elles n’avaient pas d’enfants. Comme si les “doubles journées” [journée de travail, puis tâches ménagères et familiales, ndlr] n’existaient pas, comme si les femmes devaient être totalement dédiées à ce temps de l’emploi, comme le font certains hommes, en faisant fi des responsabilités parentales ou domestiques.
Cette inégalité a un impact dans tous les domaines de la société. Nous évoquons ici l’emploi, mais cela concerne aussi la manière dont les femmes vont s’emparer de la vie culturelle, sportive, récréative, la manière dont elles vont pouvoir s’investir dans la vie politique, militante, syndicale ou encore la manière dont elles vont pouvoir prendre soin d’elles en matière de santé, de corps, de bien-être. C’est important d’en parler, car les inégalités de répartition du temps sont à la source de beaucoup d’autres inégalités et d’impacts dont on n’estime pas toujours tout à fait la teneur.”
Le temps de travail est-il inégalitaire et discriminant ?
V.L. : “Nous vivons dans une société où les hommes sont là. Il faut arrêter de faire comme s’ils n’existaient pas et comme s’ils ne pouvaient pas constituer soit des freins, soit des équipiers à égalité avec les femmes. La réalité, c’est que les hommes constituent encore trop souvent aujourd’hui un frein à la vie des femmes. Mais on peut changer les choses, changer la mentalité des hommes pour qu’ils fassent cette part de travail gratuit pour que nous ayons un plus juste rééquilibrage. Noémie parlait de la double journée des femmes, et j’aimerais partager ceci. Selon l’une des fondatrices de l’Université des Femmes, la journée des femmes, dite “double journée”, est en fait… une journée normale. Nous devrions tous et toutes faire une partie de travail rémunéré et une partie de ce travail non rémunéré qui nous permet de survivre : faire à manger, l’hygiène, les soins, etc. Pour le dire autrement : est-ce que ce sont les femmes qui font des doubles journées ou est-ce que ce sont les hommes qui ne font pas leur part du travail non rémunéré et qui ont ainsi plus de temps pour le travail rémunéré et/ou de temps pour eux ? Si on pose cela ainsi, cela devient tout de suite beaucoup plus légitime pour les femmes d’avoir aussi ce temps hors travail, hors emploi. C’est primordial, en fait.”
N.V.E. : “Le temps, c’est de l’argent, mais on ne dispose pas de ce temps de la même manière en fonction du fait d’avoir un revenu ou une situation personnelle confortable ou pas. Si nous sommes dans une situation confortable, alors nous pouvons regagner du temps en sous-traitant toute une série de tâches à d’autres personnes : la garde des enfants, le ménage… Ce sont des manières de se dégager du temps. Mais cette sous-traitance fait que l’on reproduit des mécanismes de domination sur d’autres femmes, plus précaires. Et ce sont des questions éthiques très fortes qui doivent s’inscrire dans une réflexion profonde des individus. Le temps n’est pas égal entre femmes non plus.”
V.L. : “Quand on regarde le travail des sociologues qui s’intéressent à l’argent des ménages, ils et elles montrent que si les ménages “sous-traitent” des services, c’est la femme qui paye ces services, pas l’homme. En plus, ce sont les femmes qui “gèrent” ces services : rendez-vous, congés, problèmes éventuels… Ce sont donc souvent les femmes qui, parce qu’elles ne peuvent pas faire la partie du travail que la société leur demande de faire, vont prendre cela en charge financièrement et en termes de charge mentale. Et si je reprends mon idée de la double journée, si les hommes faisaient leur part, est-ce qu’il y aurait encore besoin de “sous-traiter” ?”
Si l’on regarde par exemple le temps passé, dans une journée, à réaliser des trajets, peut-on parler d’une mobilité à deux vitesses, entre les femmes et les hommes ?
N.V.E. : “Quand on analyse le schéma des trajets d’un ménage, on voit des différences. L’homme va partir d’un point A pour aller au point B et puis fera le retour vers A. Mais les femmes, elles, vont partir du point A pour aller à la crèche ou/et à l’école, puis arriver au travail ou à une formation… En fin de journée, rebelote et on ajoute même souvent un arrêt pour acheter quelque chose au magasin. Donc on le voit, la manière dont on utilise les transports personnels ou en commun, l’espace public, fait aussi que les femmes développent des “stratégies temps” qui sont différentes de celles hommes.”
V.L. : “Ce que dit Noémie est hyper important. En se déplaçant, les femmes font des toiles d’araignée. C’est le cas pour les tâches domestiques et parentales : la fameuse “maman taxi”, qui passe une grande partie de son “temps libre” à conduire ses enfants, et parfois ceux des autres, au sport, à la danse, chez les amis… Mais c’est aussi le cas dans de nombreux emplois, notamment dans le secteur des titres-services, des aides à domicile, etc., dans lesquels les femmes sont amenées à se déplacer souvent au cours de leur journée.”
Et lorsque les femmes ont du temps libre, arrivent-elles à en profiter sans culpabiliser ?
N.V.E. : “C’est aussi un changement qui doit s’opérer dans le chef de chacun et chacune de nous, mais je ne ferai pas reposer cela sur la responsabilité individuelle, des femmes en l’occurrence. Quand on regarde les manuels scolaires, c’est maman qui cuisine et papa qui rentre du travail, l’homme en action, la maman dans le présentiel du quotidien. C’est donc quelque chose qu’il faut déconstruire dès la petite enfance. On doit aussi reconstruire les parcours de formation, amener un changement de mentalité au sein des entreprises… Il faut repenser les heures de réunion pour tout le monde, pour que tous les parents, y compris les pères, puissent aller chercher leur enfant à l’école, par exemple…”
V.L. : “Je crois que bien heureusement, les femmes ont le sens des responsabilités. Et quand on a des enfants, on a besoin de ce sens des responsabilités, au moins pendant un temps x, quand les enfants sont jeunes. On sait que c’est un temps pendant lequel on va être moins disponible pour soi. Mais encore une fois, le problème n’est pas que les mères soient moins disponibles pour elles. C’est que les hommes, eux, ne se posent pas la question. C’est de nouveau comment on se répartit les tâches, comment on fait pour que les hommes se sentent investis dans le soin, le souci de l’autre, l’écoute de leurs émotions et de celles de leurs enfants… Là, ça rejoint ce que disait Noémie, c’est comment on éduque nos enfants et quels modèles on leur montre. Les enfants qui grandissent dans des familles égalitaires auront tendance en majorité à reproduire ce qu’ils ont vécu chez eux. Mais bien sûr, la dimension structurelle est primordiale et on ne peut pas en faire fi.
Le problème n’est pas que les mères soient moins disponibles pour elles. C’est que les hommes, eux, ne se posent pas la question.
Un excellent travail [Couple et égalité : un ménage impossible paru aux éditions Réalités Sociales, ndlr] de la sociologue et féministe suisse Patricia Roux montrait que ce n’est pas le fait de vivre avec un homme qui déséquilibre la charge du travail domestique, mais le fait de vivre en couple hétérosexuel. Cette chercheuse a développé le concept de “l’appartement”. Dans un appartement donné, en mode “colocation”, la fille et le garçon faisaient les tâches moitié-moitié ; si on prenait le même appartement mais qu’ils étaient devenus un couple, monsieur s’exonérait d’une partie des charges domestiques.”
N.V.E. : “Un bon exemple, pour abonder dans le sens de Valérie, ce sont les congés parentaux. La majorité de ces congés sont pris par des femmes. Mais quand ils sont pris par des hommes, l’activité rendue possible par la diminution du temps de travail ne va pas être la même pour les hommes que pour les femmes. Les hommes vont faire des travaux dans la maison, du jardinage… La société est basée sur une prétendue “normalité”. Quand on sort de cette norme, qu’on n’est pas quelqu’un avec un emploi à temps plein, avec des revenus confortables, avec un véhicule pour une mobilité aisée, etc. : on galère.”
Un constat que posait Noémie au début de l’entretien, c’est que les femmes n’ont pas non plus le temps de s’occuper de politique, de militance. Quelles en sont les conséquences ?
N.V.E. : “Le contexte de la crise du Covid a été l’occasion de mettre en lumière les inégalités renforcées, notamment en termes de temps, qui traversent notre société. C’est dommage qu’on en soit arrivé là pour se rendre compte que tous et toutes les citoyen·nes ne sont pas dans les mêmes réalités quotidiennes, n’ont pas les mêmes défis. Il faut aujourd’hui que le pouvoir politique adopte des mesures qui s’inscrivent dans le temps. On y revient. On a vu que l’État était capable de prendre des mesures sociales, rapides, pour venir en aide à des publics précarisés. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est que ces mesures soient pérennes. Il faut inscrire de manière structurelle les changements pour qu’on gagne toutes et tous en qualité de vie.”
V.L. : “Je pense que cela fait longtemps que la norme a bougé… Mais le gouvernement n’en tient pas compte de manière structurelle, comme le dit Noémie. Pour reconnecter, il faut de la politique de proximité, aller sur le terrain, parler aux gens. Je pense que les politiques et beaucoup de milieux sociaux confortables ne perçoivent pas qu’ils sont bien lotis.”
N.V.E. : “Il faut recréer des lieux de démocratie. Des lieux où les femmes s’investissent. Quel temps, quelle place les femmes ont-elles pour construire cette conscience politique et s’inscrire dans l’agenda politique ? Parce que s’inscrire dans cet agenda implique de dégager du temps personnel, professionnel ou de soin. Et ça a un impact très fort, puisque les femmes étant absentes de ces sphères de décisions, les politiques menées ne tiennent pas compte des réalités et des besoins des femmes.”
V.L. : “Je suis d’accord : il faut du temps pour se concentrer sur les enjeux politiques, mais il faut aussi des méthodes. Ce n’est pas parce que l’on met des femmes ensemble qu’elles deviennent féministes. Il faut des méthodes de politisation au profit de son groupe social.
Il faut sortir de ce paradigme de la liberté et du choix qui sont toujours renvoyés aux femmes, et d’ailleurs uniquement aux femmes, et qui empêchent leur action politique. Réduire l’existence à des choix, c’est nier les conditions qui mettent les femmes à mal.”
Une lutte syndicale se joue depuis deux ans chez Epsylon, le réseau de soins bruxellois spécialisé en psychiatrie. Pétitions, réunions, inspection, menace de grève… Au centre des débats : la politique de maternité des cliniques psychiatriques et donc, la protection des employées paramédicales enceintes.
En 2019, la direction d’Epsylon avait souhaité que les paramédicales (psychologues, kinésithérapeutes, assistantes sociales…) restent travailler le plus longtemps possible pendant leur grossesse, et reviennent au plus vite après leur congé de maternité. Les écartements ont, de fait, disparu entre janvier 2020 et décembre 2021. La direction est ensuite revenue sur ses pas, le temps de mener une analyse des risques psychosociaux, durement négociée par la délégation syndicale.
Cette analyse des risques a enfin commencé le 5 mai 2022. Les paramédicales (enceintes ou non) dénoncent un manque de considération flagrant pour leurs réalités quotidiennes. Comment prendre soin des autres lorsque son employeur – spécialisé en santé mentale – ne prend pas soin de ses équipes ? À cette question, s’ajoute celle-ci : ce changement de politique de maternité était-il une réduction des droits des femmes ? “Non”, répond la direction d’Epsylon. “C’est en tout cas une réduction des acquis sociaux pour les travailleuses”, estiment les représentant·es des travailleuses. Les principales intéressées penchent pour le “oui”. Parce qu’elles ne sont ni entendues, ni protégées ; parce que leur employeur ne leur permet pas d’allaiter comme elles le souhaitent ; parce qu’elles perdent une partie de leur salaire dans la bataille ; parce qu’on leur répète constamment qu’une grossesse n’est pas une maladie. C’est vrai.
Mais rester au travail, enceintes et en milieu psychiatrique, les épuise au point de partir sous certificat médical. Tout le monde s’en fout des mères, disent-elles, la maternité ne compte pas puisqu’elle ne rapporte pas…
Vu de l’extérieur, Epsylon est un havre de paix. Ce réseau de soins bruxellois, spécialisé en psychiatrie, compte trois cliniques (Fond’Roy, La Ramée et Area+) et plusieurs lieux d’accueil (les IHP Epsylon et la MSP Les 3 Arbres), le tout situé à Uccle. Grandes bâtisses, quartiers privilégiés, espaces verts. C’est propre, c’est chic, c’est cher aussi pour la patientèle privée. Celles et ceux qui doivent sortir pour fumer (obligatoire à Fond’Roy depuis que l’institution est devenue un “hôpital sans tabac”) entendent des oiseaux bavards plutôt que des voitures bruyantes. Agréable et apaisant.
À l’intérieur des murs, c’est une autre histoire. Un mécontentement grandit depuis plus de deux ans chez certain·es membres du personnel soignant, et spécialement du côté des femmes (70 % des équivalent·es temps plein). Leurs critiques visent la direction de l’asbl Epsylon et le CESI – son service externe de prévention et de protection au travail. La rancœur des employées découle notamment d’une décision managériale prise en 2019 : modifier la politique de maternité.
La politique imaginée en 2019 stipule que pour les infirmières enceintes, il n’y a pas de changement : elles restent majoritairement écartées (et donc protégées) dès l’annonce de leur grossesse. Pour les médecins enceintes, pas de changement non plus : elles ne sont pas écartées puisque la politique de maternité ne concerne que les employées. (Les indépendantes, c’est bien connu, débrouillez-vous.) Pour les employées paramédicales par contre (les psychologues, kinés, ergothérapeutes, assistantes sociales, animatrices thérapeutiques et sportives, diététiciennes), surprise : les possibilités d’écartement sont revues à la baisse partout, sauf dans les deux services les plus aigus – HAS (l’Hôpital d’Accueil Spécialisé au sein de Fond’Roy) et Area+. Autrement dit, la protection de ces employées prend un coup. “Au boulot”, “le milieu psychiatrique n’est pas si particulier que cela” et “une grossesse n’est pas une maladie”, leur répètent alors la direction d’Epsylon et le CESI.
Cette nouvelle politique de maternité a tenu deux ans, de janvier 2020 à décembre 2021. L’hiver dernier, sous pression syndicale, la direction d’Epsylon faisait finalement marche arrière. Un retour (temporaire ?) à la politique précédente, le temps de mener une analyse des risques psychosociaux au sein des unités de soins. Et de fait, le 5 mai 2022, les employées recevaient un questionnaire du CESI sur le stress engendré par le milieu psychiatrique et ses conséquences sur une grossesse. Les résultats de l’analyse influenceront la suite du dossier : le retour ou la fin des écartements pour les paramédicales.
Au-delà des derniers développements, cette affaire soulève plusieurs questions. Pourquoi l’asbl Epsylon changeait-elle de politique de maternité en 2020 ? Quelles furent les conséquences pour les employées concernées ? Comment se fait-il que les lignes bougent si lentement ? Cette enquête, qui décortique un choix managérial très spécifique opéré par un réseau de soins en particulier, donne aussi un aperçu de l’évolution générale du secteur hospitalier, du manque de considération sociétale pour la maternité, et de l’absence d’écoute accordée aux femmes qui exposent leurs conditions de travail en Belgique.
Le début des problèmes
2020, fin du printemps, Audrey (prénom d’emprunt) est l’une des premières employées paramédicales d’Epsylon à sentir le vent tourner. Elle travaille alors comme assistante sociale à l’IHP Epsylon (initiative d’habitations protégées) et encadre des jeunes en souffrance psychique. À trois mois de grossesse, comme le prévoit la procédure, elle contacte le service externe de protection au travail référent pour Epsylon (en l’occurrence le CESI), prévient de sa situation et demande un écartement. Pourquoi cela lui serait-il refusé ? Ses collègues enceintes ont toujours bénéficié de cette protection.
Une grossesse met un biais dans la parole, qui est pourtant notre outil de travail, notre levier thérapeutique.
L’écartement prophylactique est un mécanisme conçu pour protéger les employées de risques professionnels, tant physiques que psychiques, pouvant perturber le bon déroulement de leur grossesse. Pendant une partie ou l’entièreté de la gestation, ces employées ne travaillent pas et touchent environ 78 % de leur salaire, versé par leur mutualité. Ainsi, chez Epsylon, les collègues d’Audrey étaient écartées, si elles le souhaitaient, dès le cinquième mois de grossesse. Elles pouvaient aussi rester écartées pendant cinq mois après la naissance, pour allaiter sereinement. L’écartement (pré et postnatal) leur était accordé par la médecine du travail, qui estimait alors que leurs conditions de travail en psychiatrie étaient trop risquées pour mener un projet de maternité à terme et sans accroc.
Mais en 2020, à la fin du printemps, Audrey se voit refuser sa demande d’écartement, sans autre forme de procès. La consultation téléphonique – obligatoire en pleine crise sanitaire – dure cinq minutes à tout casser, se souvient-elle. La médecin du travail tranche son cas rapidement grâce à un tableau flambant neuf. Ce dernier croise les différents départements d’Epsylon, les postes de travail (“soignant”, “infirmier”, “assistant social”… tous écrits au masculin) et les risques (agressions, agents biologiques ou chimiques, manutention, mouvements répétitifs, travail de nuit…). Ce tableau est le socle de la nouvelle politique de maternité d’Epsylon, entrée en vigueur quelques semaines plus tôt mais passée globalement inaperçue. Les croix dans les petites cases du tableau mènent à trois grandes réponses : écartement, maintien au poste avec adaptation, maintien au poste sans adaptation. Et le verdict pour Audrey est sans appel : pas d’écartement automatique, mais une adaptation de poste sera éventuellement possible plus tard dans sa grossesse. Les risques (physiques) ne sont pas suffisants pour justifier un écartement.
Doit-on vivre ces situations enceinte ?
Audrey est surprise. Elle ne remet pas en question le faible risque d’agression. Ses patient·es ne représentent effectivement pas un danger en tant que tel pour elle – la question n’est pas là. La psychiatrie est un milieu professionnel difficile, mais il n’est pas systématiquement dangereux. Ce secteur engendre néanmoins beaucoup de stress pour les personnes qui y travaillent. Or, pas de discussion à ce sujet avec la docteure du CESI. Le facteur “stress” ne figure pas dans le fameux tableau. Il apparaissait pourtant dans la politique de maternité précédente. Où est-il passé ? Au-delà des risques physiques, quelle prise en compte des risques psycho-sociaux ?
Puisque Audrey ne se sent pas écoutée par téléphone, elle rédige un courrier en juin 2020 à l’attention du CESI. C’est l’un des premiers signaux d’alerte dans cette affaire. Un extrait : “Lorsque j’ai tenté de faire part au Dr X. [anonymisé] que je m’interrogeais sur les risques liés au contact avec des patients psychotiques, pouvant avoir des réactions imprévues à l’égard des femmes enceintes, celle-ci a simplement souligné mon expérience dans le domaine et ma capacité à gérer cela car c’était mon travail. Elle a plusieurs fois avancé l’argument qu’étant habituée à être en relation avec des patients psychotiques, je ne courais aucun risque dans mon travail. […] Je ne suis pas aussi certaine que le Dr X. de me sentir protégée par le simple fait “d’être habituée” et que “c’est mon travail”.”
Audrey est choquée. Elle ne comprend pas que CESI la juge capable de travailler comme d’habitude, au milieu des incertitudes inhérentes au monde psychiatrique, sans prendre en compte le facteur grossesse. Elle explique donc dans son courrier : “La difficulté est en effet celle-ci : qui peut être certain des réactions de nos patients ? Qui peut être certain qu’une modification de mon corps, liée à un état de grossesse, n’ait pas des conséquences sur un patient psychotique, pour qui justement la question du corps et de l’image du corps qui change peut déclencher des bouffées délirantes et des décompensations psychiques (un sujet largement documenté dans la littérature psychiatrique) ?”
À travers sa question, Audrey interroge la disparition, pour les paramédicales d’Epsylon, de l’écartement en tant qu’outil de prévention précieux. Il leur permettait effectivement d’éviter des risques subtils, difficiles à saisir, voire impossibles à anticiper, qui touchent à la santé mentale et aux transferts entre patient·es et thérapeutes. D’expérience, elle sait que les assistantes sociales en psychiatrie vivent souvent des situations compliquées, des gardes stressantes, “portent” beaucoup leurs patient·es, gèrent des jeunes instables psychiquement, essuient des gestes violents, ont des altercations avec des patient·es sans avoir toujours un·e collègue à proximité pour intervenir… Ces situations (et ces risques) sont connues des paramédicales. Mais doivent-elles vraiment les vivre enceintes ?
Tout s’enchaîne, les groupes de parole, les réunions, les rapports à faire sur nos pauses de midi… C’est le contexte vécu par tout le monde, mais enceinte, c’est autre chose à vivre.
Audrey se souvient d’une réponse minimaliste reçue à son courrier de juin 2020 : la docteure du CESI, référente pour Espylon, y affirmait regretter qu’Audrey ne se soit pas sentie entendue. Point, merci, au revoir. Les semaines passent, la grossesse avance, la concentration diminue. Audrey ne vit (fort heureusement) pas d’accident de travail. Elle note cependant deux altercations très marquantes avec des patients. Un premier mime l’explosion d’un ballon avec une aiguille lorsqu’il la croise dans le couloir, ventre bien visible puisque la grossesse est désormais avancée ; un second la menace oralement de viol.
Sur demande de sa gynécologue, Audrey obtient finalement de son employeur une adaptation de poste et une réduction de son temps de travail. Après la naissance, elle demande un écartement pour allaitement. Refusé. Son médecin généraliste la soutient avec un certificat médical qui allonge son congé de maternité. Audrey se sent notamment incapable de jongler entre son tire-lait et ses différents lieux de travail, qui compliquent nettement l’accès à un frigo. Quelques mois après son retour à Epsylon, Audrey démissionne. Elle veut autre chose, nouveaux horizons professionnels, mais elle est aussi dégoûtée du manque d’écoute, de considération et de protection d’Epsylon à son égard.
Impossible de se faire entendre
Pour mener cette enquête, j’ai réalisé plus de vingt entretiens avec des employé·es d’Epsylon. Certaines femmes ont subi le changement de politique de maternité, d’autres ont vécu leurs grossesses sous le système précédent, d’autres encore observent simplement leur employeur avec beaucoup d’attention.
Hormis Audrey qui ne travaille plus dans la structure, la plupart des employées rencontrées témoignent sous anonymat complet. Elles craignent d’éventuelles représailles de la direction. “Un climat de peur et d’insécurité règne dans notre institution”, résume une source. “On a peur, on a le sentiment qu’on dérange”, ajoute une autre travailleuse. Un collègue nuance : “On a de bonnes conditions de travail à la base, le cadre est incroyable, on a du temps avec les patient·es… Mais on sent que le rapport de force s’accentue avec l’institution. La pression de la hiérarchie est forte et ruisselle sur tout le monde.”
La peur se concentre autour de quelques figures en particulier et spécialement autour de la directrice administrative et financière d’Epsylon. Chargée de certaines questions relatives aux ressources humaines, elle siège en CPPT (comité pour la prévention et la protection au travail). Un pied dans les finances ; un autre dans le bien-être du personnel. Cette posture dérange nos interlocutrices. “Est-ce normal ? Je n’en sais rien, mais je trouve cela assez fou”, souligne une paramédicale.
De façon anonyme, donc, une série d’employé·es m’ont confié leur expérience et leur perception de la politique de maternité d’Epsylon. Leurs récits ont beaucoup de points communs avec celui d’Audrey, à commencer par la difficulté de porter convenablement la souffrance des autres en étant enceinte. “En tant que psychologue, je ne parvenais plus à écouter et à porter mes patients. Beaucoup d’entre elles et eux ont perdu des enfants, ont subi des abus, n’arrivent pas à tomber enceintes… Être thérapeute et enceinte en psychiatrie peut être très porteur, mais c’est aussi très confrontant”, indique une employée.
La relation thérapeutique semble parfois profondément affectée par l’apparition d’une grossesse qui, forcément, prend de plus en plus d’espace entre la soignante et ses patient·es. Clara (prénom d’emprunt) raconte : “À cinq mois de grossesse, j’ai commencé à constater un obstacle. Des choses sortaient en consultation, qui n’étaient jamais sorties avant. On m’a dit : “J’espère que je n’ai pas fait de mal à votre bébé en vous parlant.” Une grossesse met un biais dans la parole, qui est pourtant notre outil de travail, notre levier thérapeutique.”
J’ai le sentiment d’avoir été mise dans une case. “Vous ne correspondez pas aux critères, au revoir madame.” On ferme la porte à la discussion.
Seulement, pour elles comme pour Audrey, il est impossible de formuler tout cela auprès de la médecine du travail. “J’avais l’impression d’avoir un robot au téléphone qui me demandait d’expliquer en quoi travailler avec des personnes suicidaires est lourd. L’humiliation, elle est aussi dans le fait de devoir expliquer notre travail de la sorte”, estime une paramédicale. Une consœur : “Quand j’ai téléphoné au CESI, j’ai trouvé cela très violent qu’on ne me pose pas de question, qu’on consulte juste un tableau sans rien me demander de ma situation.” Clara ajoute : “J’ai le sentiment d’avoir été mise dans une case. “Vous ne correspondez pas aux critères, au revoir madame.” On ferme la porte à la discussion.” Les entretiens durent “deux minutes, top chrono”.
“Le CESI est complètement partial, il est du côté de la direction. Lors de ma demande d’écartement, j’ai dû me défendre devant trois membres de la direction. J’ai fini par être écartée, mais j’ai dû me battre. Ils me voyaient poursuivre jusqu’à 8 mois et demi de grossesse dans les couloirs de l’hôpital”, se souvient une employée. Son expérience remonte à plus de deux ans, soit avant le changement de politique de maternité qui a donc aggravé une situation déjà compliquée. Mais beaucoup d’employées s’interrogent toujours sur l’indépendance du CESI par rapport à l’employeur. Exemple : une employée qui souhaitait introduire un recours auprès du CESI, après un refus catégorique d’écartement, ne reçoit aucune indication sur la procédure à suivre et, surtout, constate que la direction est mise en copie de ses échanges de mails avec la médecine du travail, ce qui lui semble anormal.
Quand le congé maladie remplace l’écartement
Sans écartement, et sans dialogue possible, les employées paramédicales restent donc sur le planning pour la seconde moitié de leur grossesse. Les tensions provoquées par la crise sanitaire s’ajoutent à leurs conditions de travail déjà particulières. Suite au premier confinement, les équipes sont affaiblies et subissent une certaine pression à “faire du chiffre”, “remplir les étages”, sinon “des têtes vont tomber”. “Certains jours, je ne savais même pas aller pisser, souligne une psychologue. Et ça continue encore aujourd’hui. Tout s’enchaîne, les groupes de parole, les réunions, les rapports à faire sur nos pauses de midi… C’est le contexte vécu par tout le monde, mais enceinte, c’est autre chose à vivre.”
Les paramédicales enceintes tiennent au maximum, mais leurs conditions de travail sont épuisantes (psychiquement et physiquement). J’ai fait les calculs : sur l’ensemble des témoins concernées par le changement de politique de maternité entre 2020 et 2022, seule Audrey a pu bénéficier d’une adaptation de poste. Toutes les autres ont gardé les mêmes conditions de travail. Toutes, sans exception, ont terminé leur grossesse sous certificat médical. Et sur l’ensemble de ces certificats médicaux, deux personnes ont reçu la visite d’un médecin contrôle, envoyé par l’employeur, pour vérifier si les femmes étaient bien “malades”. Conséquence : perte de confiance immédiate en la direction d’Epsylon.
Chez Epsylon, on peut donc dire que le congé maladie (qui répare) a remplacé l’écartement (qui protège) pour une partie du personnel. Le curatif a remplacé le préventif. Un comble, selon les employées rencontrées, pour un réseau de soins spécialisé en santé mentale, qui se fend de publications sur les réseaux sociaux afin d’alerter sur la problématique sociétale du burn-out maternel.
S’ils pouvaient remettre l’écartement plutôt que payer un barbecue à tout le monde, ça tiendrait davantage la route.
“J’ai essayé de tenir 7 mois et demi parce que ma situation financière n’était pas tenable en étant en congé maladie trop longtemps”, m’explique Camille (prénom d’emprunt). Écartée, elle aurait touché 78 % de son salaire via sa mutualité. Sous certificat médical, elle descend à 60 %, payé par Epsylon le premier mois, puis par la mutuelle. Notons que cet écart important disparaît d’office après l’accouchement, puisque dans les deux cas – être écartée pour allaiter ou être absente pour maladie –, les indemnités perçues tournent autour de 60 % du salaire habituel.
Autre conséquence collatérale du tournant pris par Epsylon en 2020 : les remplacements ne se font plus de manière automatique. “Je suis partie en congé maladie, puisque j’étais épuisée et pas écartée. Mes collègues m’ont dit : “mais si, tu seras remplacée”. Ça n’a pas été le cas, soi-disant parce que mes supérieur·es n’avaient pas trouvé de profil adéquat”, indique une paramédicale. Autre témoignage, dans un autre service d’Epsylon : “J’avais le sentiment que j’étais remplacée pendant mon absence, mais en fait ce n’était pas le cas, peut-être parce que mes certificats médicaux étaient de courte durée ? Je ne sais pas. En tout cas, ça a été très dur pour l’équipe.” De fait, les collègues qui restent en place sont moins nombreux/euses. Certain·es rejettent parfois la responsabilité sur l’employée qui revient de congé de maternité. Reproches. Rancœur. Colère. Perte de confiance. Perte de sens au travail. Cercle vicieux.
Alors pourquoi un employeur modifie-t-il une politique de maternité, qui ne concerne au final pas grand monde (une trentaine de travailleuses), au risque d’instaurer un climat de défiance, de fatiguer davantage les équipes et d’être taxé de réseau de soins hypocrite ? Par manque d’explications officielles, les travailleuses ne peuvent que tenter de deviner. “Le plaisir d’étendre leur pouvoir ?”, demande Camille. “J’ai du mal à y voir autre chose qu’une logique économique”, précise une autre employée. “Une partie de la direction est féminine, donc c’est vraiment surprenant”, souligne-t-on aussi.
“Epsylon est une grosse structure, avec beaucoup d’enjeux financiers, analyse une travailleuse de la clinique Fond’Roy. La direction met un point d’honneur à nous expliquer que l’institution se porte bien, que les chiffres sont en croissance. La santé financière est toujours présentée lors des verres de fin d’année. C’est très chouette comme moments, je ne dis pas. Mais s’ils pouvaient remettre l’écartement plutôt que payer un barbecue à tout le monde au Chalet Robinson, dans le Bois de la Cambre, ça tiendrait davantage la route.”
Dans la tête de la direction
Je n’ai pas eu l’occasion de m’entretenir avec le CESI lors de cette enquête. Sollicité par deux biais différents, ce service externe de prévention et de protection au travail référent pour l’asbl Epsylon a décliné mes demandes d’interview. Je leur avais proposé d’expliquer leur vision de la situation. La réponse fut brève : le CESI ne s’exprime jamais sur des cas spécifiques par respect du secret médical et, dans ce cas-ci, parce qu’une analyse des risques psychosociaux est en cours chez Epsylon.
La direction sentait aussi que le syndicat était dépassé par plein de choses, donc le dossier est passé crème.
J’ai par contre rencontré la direction d’Epsylon le mardi 3 mai 2022. Trois personnes ont répondu à mes questions : Eric Debersaques, directeur général ; Christine Vandermeulen, directrice administrative et financière ; Sandrine Maskens, conseillère en prévention et responsable sécurité. Je suis allée leur poser la question qui travaille toutes les employées paramédicales d’Epsylon : pourquoi ce changement de politique de maternité ?
Le trio commence par me renvoyer une question similaire : pourquoi cette enquête ? “Notre politique de maternité n’est pas publique”, enchaîne Eric Debersaques. De fait, les discussions sur la politique de maternité se jouent en interne, loin du grand public et de l’attention médiatique. De réputation, Epsylon est un réseau de soins psychiatriques très attentif à son image. Exposer le mécontentement d’une partie des 720 travailleurs/euses peut être embêtant. Eric Debersaques tient d’ailleurs à préciser que la fin des écartements pour les paramédicales, hors services aigus, ne concerne pas grand monde (“C’est l’affaire de quelques personnes, ce n’est pas l’affaire de toute l’institution.”)
J’ai décidé d’enquêter sur cette politique de maternité parce qu’elle est vivement contestée, depuis deux ans maintenant, par les principales concernées. La fin de l’écartement pour les paramédicales ne touche peut-être qu’une trentaine de femmes, mais Audrey puis les autres lanceuses d’alerte ont, petit à petit, ouvert les yeux de leur délégation syndicale sur les conséquences concrètes de la fin des écartements en psychiatrie. Deux ans avant de se faire entendre, c’est long. À l’échelle d’un projet de maternité, cela fait un paquet de mois de grossesses, de congés mat’, de périodes d’allaitement, de potentiels certificats médicaux, de semaines de réductions de salaire…
Wagdan Chakib, délégué CNE très actif sur ce sujet, parle de “violence institutionnelle” pour qualifier le manque de réactivité de la direction d’Epsylon dans ce dossier. La direction estime de son côté que la délégation syndicale (CNE et CGSLB) fait également preuve de violence et d’agressivité. Le dialogue est compliqué.
Deux ans, en quelques étapes : une pétition qui récolte 225 signatures du personnel (juin 2020) ; des courriers à la direction (juin et septembre 2020) ; une élection sociale (novembre 2020) ; de multiples bras de fer en réunions CPPT (à partir de novembre 2020) ; un premier groupe de travail (février 2021) ; un second groupe de travail (mars 2021) ; une plainte déposée devant la direction générale du bien-être au travail (avril 2021) ; une inspection à Epsylon (juin 2021) ; des tracts (automne 2021) ; un préavis de grève (novembre 2021) ; un retour à la politique de maternité précédente (novembre 2021) ; et enfin, une analyse des risques psychosociaux (mai 2022). La délégation syndicale demande pourtant cette analyse depuis le… 27 novembre 2020. Le questionnaire d’analyse a (enfin) été envoyé aux employé·es d’Epsylon le 5 mai 2022. Les résultats sont attendus pour le début de l’été. (Ils n’étaient pas encore connus au moment de boucler ce numéro d’axelle.)
La direction d’Epsylon souligne, à raison, que son projet de politique de maternité avait été validé à l’unanimité en 2019 par la délégation syndicale précédente. Pas de contestation à l’époque, c’est vrai. (“La direction sentait aussi que le syndicat était dépassé par plein de choses, donc le dossier est passé crème”, nuance une source proche des discussions syndicat-direction.) Pas d’analyse des risques psychosociaux non plus, seulement les risques physiques pour une grossesse ou un allaitement – d’où l’importance de l’analyse entamée le 5 mai dernier, insiste Wagdan Chakib. Il espère qu’elle pourra rebattre toutes les cartes. “Nous sommes très ouverts, assure Eric Debersaques. En fonction des résultats et des conclusions de l’analyse des risques, nous nous sommes engagés à adapter la politique de maternité. Ce n’est ni un combat, ni une lutte.”
Moins de choix, moins de droits
Alors, pourquoi ? Pourquoi ce changement de politique de maternité en 2019 ? Pourquoi vouloir mettre fin aux écartements des paramédicales ? “Ce n’est pas du tout pour des questions financières”, répond Eric Debersaques. Il affirme qu’Epsylon ne tire aucun avantage financier à avoir des employées enceintes qui partent en arrêt maladie plutôt qu’en écartement prophylactique, les salaires étant pris en charge par les mutualités dans les deux cas (hormis le premier mois d’absence maladie). La motivation de la direction touche à la continuité des soins, souligne le trio. Garder les femmes en poste pour avoir des équipes complètes et assurer le soin aux patient·es.
Chez Epsylon, le congé maladie (qui répare) a remplacé l’écartement (qui protège) pour une partie du personnel. Le curatif a remplacé le préventif.
“Notre responsabilité, c’est d’essayer d’assurer les meilleurs soins. Objectivement, ça ne nous arrange pas d’écarter tout le monde parce que ça complexifie complètement l’organisation du travail et le service que nous rendons à la patientèle. On veut éviter les remplacements inutiles qui se prolongent et qui créent toujours de grosses difficultés, estime le directeur général. Si dès l’annonce d’une grossesse, on est absente pendant dix mois ou un an, ça interrompt évidemment la continuité des soins et son organisation.”
L’objectif de la direction est de réduire au maximum le temps de départ des femmes. Faut-il rappeler qu’elles s’arrêteront de toute façon, puisqu’un accouchement et un congé de maternité interrompent nécessairement la continuité des soins ? Il y a en tout cas une “volonté d’encourager les femmes enceintes à continuer à travailler”, déclarent les trois interlocuteur·ices. “Certaines personnes veulent continuer à travailler dans leurs services en étant enceintes. Il ne faut pas croire que toutes les employées se précipitent pour un écartement”, insiste Christine Vandermeulen.
Si les employées enceintes se sentent mal dans leur fonction ? Ne parviennent plus à travailler ? “Toute personne qui se sent mal par rapport à sa grossesse, pour une raison ou pour une autre, peut évidemment demander à être écartée en s’adressant au médecin du travail ou en allant voir son gynécologue ou son médecin traitant”, répond Eric Debersaques. La direction d’Epsylon se montre particulièrement décomplexée au sujet des arrêts maladies et des certificats médicaux qui sont la solution pour les employées enceintes ayant besoin d’être protégées de leur lieu de travail. Les cas individuels ne sont pas de leur ressort. L’employeur doit rédiger une politique de maternité, valable pour tout le monde, “éviter le côté arbitraire” et “rechercher une forme d’équité”, poursuit la direction. Pour le cas par cas, Christine Vandermeulen et Eric Debersaques renvoient la balle vers le CESI, les médecins du travail, les généralistes et les gynécologues. Ce n’est pas leur problème. Responsabilité individuelle, certainement pas collective.
C’est le côté arbitraire, justement, de la politique de maternité précédente (avant 2020) qui dérangeait tant la direction. “Le texte de 2015 était très soft et permettait des tas de possibilités, estime Christine Vandermeulen. On était tombé dans une forme d’automatisme. On ne réfléchissait même plus, hop, écartée. À cinq mois de grossesse, il n’y avait plus personne. Tout le monde prenait rendez-vous à quelques jours du cinquième mois, pour être sûre d’être écartée. On avait perdu, au fil des années, la possibilité de demander : “Quel est le problème dans votre unité à cinq mois de grossesse ?” L’écartement était devenu un droit.”
Pour être certaine de bien comprendre le point de vue de Christine Vandermeulen, je lui propose de relire ensemble, en fin d’entretien, la politique de maternité de 2015. Voici le passage relatif au personnel paramédical : “Aménagement du poste, à réévaluer si nécessaire à partir du +/- 5e mois de grossesse (état de grossesse visible) en vue d’un éventuel écartement.” Rien n’indique, dans cette phrase, que l’écartement était automatique à cinq mois et un jour de grossesse. On peut en déduire que les paramédicales qui demandaient à être écartées à cinq mois et un jour de grossesse en avaient donc besoin. Les témoignages repris dans cette enquête confirment ce besoin. L’écartement (pré et postnatal) était une possibilité, un choix, saisi par les employées. C’est cela qui dérangeait la direction. “Elles en avaient fait un droit, répète Christine Vandermeulen. Quand on lit le texte de 2015, vous et moi, on comprend qu’il s’agit d’une possibilité. Mais les membres du personnel en avaient fait un droit.”
La différence entre la politique de 2015 (soutenue par les employé·es, qui souhaitent même le voir élargi aux aides hôtelières) et la politique de 2019 (défendue par la direction et temporairement suspendue) est donc subtile, mais fondamentale. Tout est une question d’état d’esprit. En 2015, la porte était ouverte. Les paramédicales franchissaient le pas ; elles demandaient l’écartement. En 2019, la direction opte pour une grille qui clôt la discussion et retire un choix aux travailleuses. La direction ferme la porte. Pourquoi ? Parce qu’une possibilité s’est transformée en acquis social. Parce qu’un choix est devenu un droit.
…
Catherine Joie est journaliste indépendante. Elle enquête sur les enjeux de santé, de climat et d’économie. “Epsylon, le réseau hospitalier qui n’écoute plus ses employées enceintes” est la continuité d’un travail entamé en 2020 sur le mal-être du personnel soignant en Belgique. Cet article vient ainsi s’ajouter au documentaire sonore “L’hôpital qui chavire” (35 minutes, Médor, RTBF). Pour la contacter : bonjour@catherinejoie.be
Oui, il est possible de passer son mois de juillet dans le plat pays et d’en profiter pour cultiver son féminisme… Une sélection non exhaustive d’expos et de balades en Wallonie, à Bruxelles et en Flandre.
1. Expo plein air : The Act of Breathing
Respirer ? En avoir la capacité, mais surtout la possibilité ! À partir de là, prendre conscience de, et continuer à poser, l’acte de respirer, individuellement et collectivement, constitue un acte de résistance face aux oppressions – dont l’oppression coloniale –, un combat dans le but de déjouer l’étouffement, l’asphyxie. The Act of Breathing (“l’acte de respirer”), le titre de l’exposition qui se tient en plein air jusqu’à la fin du mois de juillet à Vilvorde, est extrait d’un texte, en français, de l’écrivain congolais Sony Labou Tansi. Mis, littéralement, en œuvre par l’artiste franco-congolaise Michèle Magema, le poème fragmenté voit certains de ses mots gravés sur des plaques de laiton miroitantes, nous renvoyant aussi notre image. Les plaques aux allures très officielles s’exposent avec puissance dans un des bâtiments à l’abandon du site Asiat, une ancienne base militaire où la nature reprend peu à peu ses aises, ses droits.
Diverses interventions artistiques essaiment au sein d’Asiat depuis mai et les trois jours du Festival de musique électronique Horst, construit sur l’idée de transversalité entre musique, arts et architecture. Curaté par deux femmes, Evelyn Simons, flamande, et Sorana Munsya, belge d’origine congolaise, le volet artistique de Horst s’est construit en partenariat avec Living Traces, une plateforme de réflexion portée par Kanal – Centre Pompidou sur les rapports entre le Congo et la Belgique, Kinshasa et Bruxelles (histoire coloniale, postcoloniale et décoloniale, dans leurs multiples dimensions).
La dizaine d’œuvres, certaines commissionnées pour le site, la plupart dues à des artistes congolais·es, s’insèrent ou s’emparent des lieux, en total dialogue avec eux. Fortes, immersives, elles donnent à voir, interrogent, interpellent, ouvrent la discussion. Cette thématique déclinée dans une ancienne base militaire et l’intrication parfaite entre œuvres et site ensauvagé au charme improbable fabriquent symboliquement des boucles de réparation du passé. Une excursion estivale à l’étrange éloquence.
Jusqu’au 31/07, Asiat, 255 Mechelsesteenweg, Vilvorde. Événement le 30/07. Infos : www.horstartsandmusic.com (en anglais).
2. Balade et expo autour de Marie Howet
Figure libre, Marie Howet n’a cessé d’explorer. En peinture : les techniques, les sujets, les styles. Et de façon plus littérale, les territoires, grâce à de nombreux voyages. Née à Libramont en 1897 (il y a 125 ans), Marie Howet a gagné à l’âge de 25 ans le prestigieux prix de Rome. Refusant de participer à des jurys ou de devenir professeure, l’artiste a suivi son propre chemin, aussi littéraire. Le Centre culturel de sa ville de naissance lui rend femmage au travers d’une boucle de 7 km au long de laquelle promeneurs/euses découvrent les œuvres d’autres artistes inspiré·es par la talentueuse (pdf détaillé à télécharger ici).
À Vresse-sur-Semois, où il arrivait à l’artiste de séjourner, une centaine d’œuvres sont rassemblées sous le titre “Marie Howet, le chant des couleurs”. La parution d’un ouvrage accompagne l’exposition, incluant un texte, contextualisé et muni de lunettes de genre, Exceptionnelle Marie Howet : une condition à double tranchant, écrit par l’historienne de l’art Lyse Vancampenhoudt.
Boucle : jusqu’au 13/11, balade Marie Howet à partir de l’Office du Tourisme, 24 Grand’Rue, Libramont-Chevigny. Infos : www.tourisme.libramontchevigny.be
Expo : jusqu’au 13/11, Centre d’Interprétation d’Art, 112a rue Albert Raty, Vresse-sur-Semois. Infos : 061 58 92 99
3. Expo Vivian Maier : L’autoportrait et son double
Dans l’œuvre de la photographe Vivian Maier, découverte, et reconnue, après sa mort (une histoire incroyable, à découvrir dans axelle juillet-août 2014, pour celles qui archivent nos anciens numéros), l’autoportrait tient une place particulière. Celle qui exerça le métier de garde d’enfants pendant toute sa vie et prit des dizaines de milliers de clichés déploie une complexité très créative lorsqu’il s’agit de témoigner de sa propre existence.
Jusqu’au 21 juillet. Palais des Beaux-Arts, 23 rue Ravenstein, Bxl (1000). Infos : 02 507 82 00
4. Résidences
Presque jusque fin juillet, trois expos en une montrent les travaux résultant de trois résidences ouvertes en plein pic de la pandémie à La Louvière. Focus sur “Archetype Canon”, de la Bruxelloise Delphine Deguislage. Son travail met en relation des œuvres de 13 artistes femmes issues de la collection permanente du Centre de la Gravure et de l’Image imprimée de La Louvière, avec sa propre réflexion sur l’image du corps des femmes, à l’intersection des espaces privé et public.
Jusqu’au 24/07, 10 rue des Amours, La Louvière. Infos : 064 27 87 27
5. Tanya Goel et Omar Ba
Dans le patio des Musées Royaux des Beaux-Arts, deux artistes à découvrir absolument : le Sénégalais Omar Ba et l’Indienne Tanya Goel, première artiste indienne à exposer en ce lieu.
Jusqu’au 07/08, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, 3 rue de la Régence, Bxl (1000). Infos : 02 508 32 11
6. Photo : “Trésors”. L’Amérique latine, ossuaire des disparitions forcées
La disparition comme système répressif en Amérique latine : l’artiste Zahara Gomez la documente sur la base d’archives, de témoignages et de photographies. Elle a suivi des collectifs de femmes (mères, épouses, sœurs, filles) qui partent à la recherche des leurs lorsque sont localisées des fosses communes. Face à l’incapacité et à l’indifférence des autorités dans la préservation de la sécurité et dans la localisation des disparu·es, ces femmes parcourent leur pays (Argentine, Guatemala, Colombie, Chili et Mexique), résistant ainsi au mécanisme implacable de la disparition…
Du 25/06 au 4/09 à la Cité Miroir, 22 place Xavier Neujean, Liège. Infos : 04 230 70 50