Le temps des femmes, entre passé recomposé et futur imparfait

Par N°247 / p. 15-17 • Juillet-août 2022

Le temps des femmes n’est pas égal au temps des hommes. Davantage de tâches domestiques et parentales, de charge mentale et sociale. Moins de loisirs, de temps pour réfléchir, de temps pour se construire, se politiser. Moins de temps pour prendre sa place dans la société. Une précarité renforcée, liée à ce manque de temps. Moins de pension. Plus de stress. Moins de temps pour se soigner… Dans tous les temps – temps personnel, temps rémunéré, temps domestique, temps politique… –, le masculin l’emporte. Les femmes vivent constamment tiraillées entre des injonctions paradoxales, et intenables : travailler mais rester une “mère à 100 %”, être “mère au foyer” et super-active en dehors de la maison, être ambitieuse professionnellement mais pas au détriment de son couple, prendre soin de soi mais ne pas paraître superficielle… Pour en discuter : les deux éclaireuses de ce dossier d’été, Valérie Lootvoet, directrice de l’Université des Femmes, et Noémie Van Erps, Secrétaire générale des Femmes prévoyantes socialistes.

© Marion Duval, pour axelle magazine

Quand je vous dis “le temps des femmes”, ça vous évoque quoi ?

Valérie Lootvoet : “C’est un temps analysé par les sociologues comme un temps suroccupé. Et il est d’autant plus suroccupé lorsque les femmes, quand elles sont mères, ne bénéficient pas de soutien soit du conjoint·e, soit de l’ex-conjoint·e, qui ne s’occupe pas, ou moins, des enfants. Ce que l’on dit souvent, c’est que le principal obstacle pour qu’une femme puisse avoir une carrière, c’est d’avoir des enfants. Mais en fait, ça n’est pas du tout le cas ! Le principal obstacle que connaissent les femmes qui ont des enfants dans leur développement de manière générale, c’est l’absence d’un compagnon soutenant qui va prendre sa part de responsabilité, ou la présence d’un compagnon non-soutenant.

Les femmes n’essaient pas de prendre du temps pour elles, mais d’en récupérer.

Pourquoi est-ce que je parle d’enfants ? Parce que les enfants, c’est chronophage, c’est énergivore. Dans notre société, encore profondément marquée par la division sexuelle du travail dans la sphère privée, les femmes font la majeure partie des tâches domestiques et parentales et ça “bouffe” forcément leur temps. Pour l’instant, nous n’avons pas d’équipements d’État suffisants, comme des crèches, des garderies… Et nous cumulons cela avec une politique du travail qui nous demande toujours plus de flexibilité. Si nous n’avons pas un compagnon soutenant, la responsabilité repose sur les épaules des femmes de manière singulière, avec tous les effets que l’on connaît, dont le principal qui nous occupe aujourd’hui : les femmes ne disposent plus de temps pour elles. Donc les femmes n’essaient pas de prendre du temps pour elles, mais d’en récupérer.”

Noémie Van Erps : “Je rejoins complètement Valérie. Le temps est marqué par les inégalités entre les femmes et les hommes, mais aussi par les inégalités sociales. On ne dispose pas du temps de la même manière si on est un homme ou une femme, si on a des revenus confortables ou non. La manière dont le temps est inégalement réparti au sein d’un ménage ou au sein des citoyens et citoyennes est le reflet d’une construction sociale des rôles dès le plus jeune âge.

Le temps est marqué par les inégalités entre les femmes et les hommes, mais aussi par les inégalités sociales.

Le temps, c’est aussi une source de pression, de culpabilité. On demande aux femmes d’être “mères à 100 %”, comme si elles n’avaient pas d’autres occupations : travail, loisirs, etc. Et quand elles travaillent, on leur demande en plus de travailler comme si elles n’avaient pas d’enfants. Comme si les “doubles journées” [journée de travail, puis tâches ménagères et familiales, ndlr] n’existaient pas, comme si les femmes devaient être totalement dédiées à ce temps de l’emploi, comme le font certains hommes, en faisant fi des responsabilités parentales ou domestiques.

Cette inégalité a un impact dans tous les domaines de la société. Nous évoquons ici l’emploi, mais cela concerne aussi la manière dont les femmes vont s’emparer de la vie culturelle, sportive, récréative, la manière dont elles vont pouvoir s’investir dans la vie politique, militante, syndicale ou encore la manière dont elles vont pouvoir prendre soin d’elles en matière de santé, de corps, de bien-être. C’est important d’en parler, car les inégalités de répartition du temps sont à la source de beaucoup d’autres inégalités et d’impacts dont on n’estime pas toujours tout à fait la teneur.”

Le temps de travail est-il inégalitaire et discriminant ?

V.L. : “Nous vivons dans une société où les hommes sont là. Il faut arrêter de faire comme s’ils n’existaient pas et comme s’ils ne pouvaient pas constituer soit des freins, soit des équipiers à égalité avec les femmes. La réalité, c’est que les hommes constituent encore trop souvent aujourd’hui un frein à la vie des femmes. Mais on peut changer les choses, changer la mentalité des hommes pour qu’ils fassent cette part de travail gratuit pour que nous ayons un plus juste rééquilibrage. Noémie parlait de la double journée des femmes, et j’aimerais partager ceci. Selon l’une des fondatrices de l’Université des Femmes, la journée des femmes, dite “double journée”, est en fait… une journée normale. Nous devrions tous et toutes faire une partie de travail rémunéré et une partie de ce travail non rémunéré qui nous permet de survivre : faire à manger, l’hygiène, les soins, etc. Pour le dire autrement : est-ce que ce sont les femmes qui font des doubles journées ou est-ce que ce sont les hommes qui ne font pas leur part du travail non rémunéré et qui ont ainsi plus de temps pour le travail rémunéré et/ou de temps pour eux ? Si on pose cela ainsi, cela devient tout de suite beaucoup plus légitime pour les femmes d’avoir aussi ce temps hors travail, hors emploi. C’est primordial, en fait.”

N.V.E. : “Le temps, c’est de l’argent, mais on ne dispose pas de ce temps de la même manière en fonction du fait d’avoir un revenu ou une situation personnelle confortable ou pas. Si nous sommes dans une situation confortable, alors nous pouvons regagner du temps en sous-traitant toute une série de tâches à d’autres personnes : la garde des enfants, le ménage… Ce sont des manières de se dégager du temps. Mais cette sous-traitance fait que l’on reproduit des mécanismes de domination sur d’autres femmes, plus précaires. Et ce sont des questions éthiques très fortes qui doivent s’inscrire dans une réflexion profonde des individus. Le temps n’est pas égal entre femmes non plus.”

V.L. : “Quand on regarde le travail des sociologues qui s’intéressent à l’argent des ménages, ils et elles montrent que si les ménages “sous-traitent” des services, c’est la femme qui paye ces services, pas l’homme. En plus, ce sont les femmes qui “gèrent” ces services : rendez-vous, congés, problèmes éventuels… Ce sont donc souvent les femmes qui, parce qu’elles ne peuvent pas faire la partie du travail que la société leur demande de faire, vont prendre cela en charge financièrement et en termes de charge mentale. Et si je reprends mon idée de la double journée, si les hommes faisaient leur part, est-ce qu’il y aurait encore besoin de “sous-traiter” ?”

Si l’on regarde par exemple le temps passé, dans une journée, à réaliser des trajets, peut-on parler d’une mobilité à deux vitesses, entre les femmes et les hommes ?

N.V.E. : “Quand on analyse le schéma des trajets d’un ménage, on voit des différences. L’homme va partir d’un point A pour aller au point B et puis fera le retour vers A. Mais les femmes, elles, vont partir du point A pour aller à la crèche ou/et à l’école, puis arriver au travail ou à une formation… En fin de journée, rebelote et on ajoute même souvent un arrêt pour acheter quelque chose au magasin. Donc on le voit, la manière dont on utilise les transports personnels ou en commun, l’espace public, fait aussi que les femmes développent des “stratégies temps” qui sont différentes de celles hommes.”

V.L. : “Ce que dit Noémie est hyper important. En se déplaçant, les femmes font des toiles d’araignée. C’est le cas pour les tâches domestiques et parentales : la fameuse “maman taxi”, qui passe une grande partie de son “temps libre” à conduire ses enfants, et parfois ceux des autres, au sport, à la danse, chez les amis… Mais c’est aussi le cas dans de nombreux emplois, notamment dans le secteur des titres-services, des aides à domicile, etc., dans lesquels les femmes sont amenées à se déplacer souvent au cours de leur journée.”

Et lorsque les femmes ont du temps libre, arrivent-elles à en profiter sans culpabiliser ?

N.V.E. : “C’est aussi un changement qui doit s’opérer dans le chef de chacun et chacune de nous, mais je ne ferai pas reposer cela sur la responsabilité individuelle, des femmes en l’occurrence. Quand on regarde les manuels scolaires, c’est maman qui cuisine et papa qui rentre du travail, l’homme en action, la maman dans le présentiel du quotidien. C’est donc quelque chose qu’il faut déconstruire dès la petite enfance. On doit aussi reconstruire les parcours de formation, amener un changement de mentalité au sein des entreprises… Il faut repenser les heures de réunion pour tout le monde, pour que tous les parents, y compris les pères, puissent aller chercher leur enfant à l’école, par exemple…”

V.L. : “Je crois que bien heureusement, les femmes ont le sens des responsabilités. Et quand on a des enfants, on a besoin de ce sens des responsabilités, au moins pendant un temps x, quand les enfants sont jeunes. On sait que c’est un temps pendant lequel on va être moins disponible pour soi. Mais encore une fois, le problème n’est pas que les mères soient moins disponibles pour elles. C’est que les hommes, eux, ne se posent pas la question. C’est de nouveau comment on se répartit les tâches, comment on fait pour que les hommes se sentent investis dans le soin, le souci de l’autre, l’écoute de leurs émotions et de celles de leurs enfants… Là, ça rejoint ce que disait Noémie, c’est comment on éduque nos enfants et quels modèles on leur montre. Les enfants qui grandissent dans des familles égalitaires auront tendance en majorité à reproduire ce qu’ils ont vécu chez eux. Mais bien sûr, la dimension structurelle est primordiale et on ne peut pas en faire fi.

Le problème n’est pas que les mères soient moins disponibles pour elles. C’est que les hommes, eux, ne se posent pas la question.

Un excellent travail [Couple et égalité : un ménage impossible paru aux éditions Réalités Sociales, ndlr] de la sociologue et féministe suisse Patricia Roux montrait que ce n’est pas le fait de vivre avec un homme qui déséquilibre la charge du travail domestique, mais le fait de vivre en couple hétérosexuel. Cette chercheuse a développé le concept de “l’appartement”. Dans un appartement donné, en mode “colocation”, la fille et le garçon faisaient les tâches moitié-moitié ; si on prenait le même appartement mais qu’ils étaient devenus un couple, monsieur s’exonérait d’une partie des charges domestiques.”

N.V.E. : “Un bon exemple, pour abonder dans le sens de Valérie, ce sont les congés parentaux. La majorité de ces congés sont pris par des femmes. Mais quand ils sont pris par des hommes, l’activité rendue possible par la diminution du temps de travail ne va pas être la même pour les hommes que pour les femmes. Les hommes vont faire des travaux dans la maison, du jardinage… La société est basée sur une prétendue “normalité”. Quand on sort de cette norme, qu’on n’est pas quelqu’un avec un emploi à temps plein, avec des revenus confortables, avec un véhicule pour une mobilité aisée, etc. : on galère.”

Un constat que posait Noémie au début de l’entretien, c’est que les femmes n’ont pas non plus le temps de s’occuper de politique, de militance. Quelles en sont les conséquences ?

N.V.E. : “Le contexte de la crise du Covid a été l’occasion de mettre en lumière les inégalités renforcées, notamment en termes de temps, qui traversent notre société. C’est dommage qu’on en soit arrivé là pour se rendre compte que tous et toutes les citoyen·nes ne sont pas dans les mêmes réalités quotidiennes, n’ont pas les mêmes défis. Il faut aujourd’hui que le pouvoir politique adopte des mesures qui s’inscrivent dans le temps. On y revient. On a vu que l’État était capable de prendre des mesures sociales, rapides, pour venir en aide à des publics précarisés. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est que ces mesures soient pérennes. Il faut inscrire de manière structurelle les changements pour qu’on gagne toutes et tous en qualité de vie.”

V.L. : “Je pense que cela fait longtemps que la norme a bougé… Mais le gouvernement n’en tient pas compte de manière structurelle, comme le dit Noémie. Pour reconnecter, il faut de la politique de proximité, aller sur le terrain, parler aux gens. Je pense que les politiques et beaucoup de milieux sociaux confortables ne perçoivent pas qu’ils sont bien lotis.”

N.V.E. : “Il faut recréer des lieux de démocratie. Des lieux où les femmes s’investissent. Quel temps, quelle place les femmes ont-elles pour construire cette conscience politique et s’inscrire dans l’agenda politique ? Parce que s’inscrire dans cet agenda implique de dégager du temps personnel, professionnel ou de soin. Et ça a un impact très fort, puisque les femmes étant absentes de ces sphères de décisions, les politiques menées ne tiennent pas compte des réalités et des besoins des femmes.”

V.L. : “Je suis d’accord : il faut du temps pour se concentrer sur les enjeux politiques, mais il faut aussi des méthodes. Ce n’est pas parce que l’on met des femmes ensemble qu’elles deviennent féministes. Il faut des méthodes de politisation au profit de son groupe social.

Il faut sortir de ce paradigme de la liberté et du choix qui sont toujours renvoyés aux femmes, et d’ailleurs uniquement aux femmes, et qui empêchent leur action politique. Réduire l’existence à des choix, c’est nier les conditions qui mettent les femmes à mal.”