Pourquoi la pandémie est-elle “une belle opportunité pour les plus riches” ?

Par N°245 / p. 26-27 • Mars-avril 2022

L’ONG Oxfam a publié en janvier son rapport annuel sur les inégalités : le « rapport Davos ». Le constat est frappant. “2021, c’est la pire année depuis 15 ans”, nous explique Aurore Guieu, à la tête de l’équipe Inégalités et justice fiscale chez Oxfam Belgique. Pourtant, les solutions ne manquent pas.

CC Konstantin Evdokimov / Unsplash

Quel est l’état des inégalités dans le monde après deux ans de pandémie ?
“La pandémie a accru les inégalités. Les dix personnes les plus riches de la planète, uniquement des hommes, ont doublé leur fortune, alors que toutes les quatre secondes, une personne meurt à cause des inégalités ! On est dans l’accélération de l’accaparement par les plus riches. Si on enlève 99,999 % de leur fortune, ils seront toujours plus riches que 99 % de l’humanité !

En Belgique, les 1 % les plus riches possèdent 15 % des richesses : c’est plus que la fortune cumulée des 50 % des Belges les moins riches ! En haut de la pyramide, donc, les richesses s’accumulent. Et on commence à peine à voir les conséquences de cette crise, qui se prolonge. On ne résout pas non plus les inégalités vaccinales. Malgré ses discours, l’Europe continue à bloquer la possibilité de déroger à la propriété intellectuelle sur les vaccins : on n’est donc pas en mesure de produire les vaccins pour toute la population mondiale. On sait aussi que la catastrophe climatique va empirer. Bref, on n’est pas au pic des inégalités…”

Comment la pandémie a-t-elle renforcé ces inégalités ?
“Face à la pandémie, les gouvernements ont mis en œuvre des plans de réponse. Mais cette injection massive d’argent public a eu un impact sur les marchés boursiers et, indirectement, les personnes les plus riches en ont largement bénéficié. Car l’économie financière priorise ces marchés boursiers. Il y a aussi de nouveaux milliardaires, comme le PDG de l’entreprise pharmaceutique Moderna.

Nos règles économiques favorisent le profit des grandes entreprises et des actionnaires. Avec, en plus, le refus de déroger à la propriété intellectuelle sur les vaccins, les entreprises pharmaceutiques qui ont le monopole de la production des vaccins à ARN messager demandent le prix qu’elles veulent. Bien sûr, c’est aussi le prolongement de tendances historiques : on taxe de moins en moins la richesse et les multinationales. La pandémie a finalement été une belle opportunité pour les plus riches.”

Aurore Guieu, à la tête de l’équipe Inégalités et justice sociale, Oxfam Belgique. © Oxfam

Et en Belgique ?

“Notre pays choisit lui aussi de prioriser le secteur pharmaceutique, qui bénéficie d’avantages fiscaux. Chez nous, la fortune héritée, familiale, est très présente, et entre les mains d’un très petit groupe de personnes. Les plus riches n’habitent pas forcément sur notre sol, mais plutôt dans des pays qui permettent d’échapper à l’impôt.

De l’autre côté, pendant la pandémie, plus de personnes ont dû avoir recours aux banques alimentaires. D’après une enquête de Solidaris, une femme belge francophone sur deux a dû renoncer à des soins de santé en 2021 ! Enfin, en Belgique, le risque de mortalité des hommes aux revenus les plus bas est cinq fois plus élevé que celui des hommes aux revenus les plus hauts.”

Pourquoi les femmes et les personnes racisées sont-elles les plus touchées ?

“Ces personnes sont en première ligne. Les inégalités structurelles qui sévissaient déjà ont renforcé leur vulnérabilité et leur difficulté à se protéger face au virus. Les réponses apportées à la pandémie ont elles aussi creusé les inégalités. Les femmes ont massivement perdu des revenus et, aujourd’hui, elles sont moins nombreuses que les hommes à retourner à l’emploi. Surtout parce que le travail de care, de soin aux autres, qui repose principalement sur elles, a beaucoup augmenté pendant la pandémie. Un exemple : les “congés parentaux corona” ont été pris à 75 % par des femmes… Cette situation aggrave des défis déjà existants pour les femmes, particulièrement pour les mères solos, le groupe de familles plus à risque de tomber dans la pauvreté.

Les inégalités existantes sont renforcées et contribuent à la vulnérabilité face à la pandémie.

Pour les personnes racisées, en Belgique, on manque cruellement de données. C’est pourquoi, dans notre rapport, on utilise souvent les chiffres du Brésil, des États-Unis ou du Royaume-Uni qui, eux, récoltent des données spécifiques. En tous les cas, ici, on sait qu’il y a beaucoup de personnes racisées dans les revenus les plus faibles et dans les emplois les plus difficiles à passer en télétravail, qui exposent davantage au virus. Les mécanismes sont les mêmes que pour les inégalités de genre : les inégalités existantes sont renforcées et contribuent à la vulnérabilité face à la pandémie. Concrètement, cela se traduit par des enjeux de vie ou de mort. Enfin, à l’échelle globale, qui a le moins accès au vaccin ? Les personnes noires, rendues plus vulnérables par les décisions politiques, en particulier la gestion des choix vaccinaux.”

Pour quelles solutions politiques plaidez-vous ?

“Nous avons identifié plusieurs niveaux de réponses. D’abord, que doit-on valoriser ? Nous disons, et nous le disions déjà avant : il faut mieux reconnaître la contribution du care à l’économie mondiale. Juste avant la pandémie, nous avons montré que plus de 12 milliards d’heures étaient consacrées chaque jour, par les femmes, aux tâches de soin aux autres… Et ce chiffre a augmenté pendant la crise sanitaire. Le travail accompli dans les familles doit être valorisé dans l’économie et les métiers du care doivent absolument être mieux reconnus et mieux rémunérés. Cela doit faire l’objet d’une stratégie explicite, cohérente, chiffrée.

Nous pensons qu’il faut améliorer la taxation de la richesse.

Notre 2e axe de recommandations porte sur le financement des plans de relance. On voit que les gouvernements peuvent dépenser des milliards pour répondre à une crise : l’argent est disponible quand on veut le trouver ! Nous pensons qu’il faut améliorer la taxation de la richesse. Il y a beaucoup de façons de le faire. On a calculé un exemple : une taxe annuelle progressive sur les fortunes de plus de 5 millions d’euros pourrait mobiliser 7 milliards d’euros par en Belgique. Pour vous donner un ordre d’idées, cela pourrait garantir une pension de 1.500 euros net à chaque Belge ! Et c’est juste un exemple parmi d’autres. Cette taxation est une question de justice en général, mais les personnes les plus riches ont aussi bénéficié de l’argent public de réponse à la crise, alors que ce gain n’était pas l’objet premier de l’investissement.

 Il faut  investir dans la lutte contre les violences de genre.

Enfin, dans quoi investir ? D’abord dans la protection sociale. Les pays avec une protection sociale universelle ont bien mieux supporté la crise. Il faut aussi investir dans la lutte contre les violences de genre : uniquement 0,0002 % des fonds de réponse depuis le début de la pandémie y ont été consacrés ! Enfin, il faut soutenir la transition énergétique et honorer les engagements faits aux pays à revenus faibles et intermédiaires pour financer leur transition. C’est crucial.”

Qu’est-ce qui, à votre avis, est le plus marquant dans le rapport ?

“Chaque année, on publie un rapport sur les inégalités. Mais cette fois-ci, mes collègues qui ont travaillé sur les chiffres ont vraiment été stupéfaits par l’ampleur des inégalités. C’est la pire année depuis 15 ans, le fossé devient énorme. C’est inquiétant de voir que, même en période de crise, les réponses vitales, comme la dérogation à la propriété intellectuelle pour les vaccins, sont bloquées par l’Europe elle-même. Et ce choix nous coûte, car il n’a même plus de logique économique ! On dépense beaucoup d’argent public à perte.”