Alice Adère-Degeer, ouvrière de combat à l’origine du droit de vote des femmes

Par N°256 / p. 51-52 • Janvier-février 2024

Voilà cent ans que les femmes sont présentes au Parlement belge. En 1921, Marie Janson devient la toute première sénatrice. La socialiste est alors cooptée, car il faudra attendre encore 27 ans avant que les femmes n’aient le droit de vote. L’extension du suffrage universel à la moitié de la population en 1948 est justement attribuable à une députée communiste : Alice Adère-Degeer. À quelques mois des prochaines élections, retour sur le parcours militant d’une battante.

Photos d'Alice Adère-Degeer. © CArCoB

Alice Adère (1902-1977) grandit dans la banlieue industrielle liégeoise et quitte l’école à dix ans pour travailler comme manœuvre dans un atelier, puis comme balayeuse de fours à coke à la grande usine métallurgique d’Ougrée-Marihaye, à Seraing (“Je faisais des journées de 16 heures. Nous n’étions pas du tout défendues”, témoignera-t-elle plus tard). En 1921, l’aciérie est paralysée par une grève longue de sept mois, menée par Julien Lahaut. Le futur président du Parti communiste de Belgique (PCB) est alors l’un des dirigeants de l’ancêtre de la Centrale des métallurgistes de Liège et sera, à l’issue de la grève, exclu du syndicat par ses camarades socialistes. Alice Adère est, elle, licenciée d’Ougrée-Marihaye pour son activisme dans la grève. Peu après, elle épouse un mineur communiste, Joseph Degeer. Tour à tour, elle est cigarière, ouvrière à l’usine de pneus Englebert (Longdoz) et même débardeuse, déchargeant d’énormes péniches de sacs de ciment. Elle rejoint le PCB en 1931 et mène à nouveau une grève dans une cimenterie l’an suivant.

De Moscou à la députation

Ses amis communistes sont si impressionnés par ses capacités d’organisatrice militante qu’elle est proposée et admise à l’École léniniste de Moscou. Le centre de formation idéologique de l’Internationale communiste sélectionne en effet les éléments les plus prometteurs de ses partis membres pour un stage de plusieurs mois. C’est dire l’énorme considération qu’on lui porte alors. D’autant plus qu’Alice Adère-Degeer sera une des rares femmes, la seule Belge, à être reçue par cette institution du Komintern. Durant son séjour, elle souffre de sa très “faible” éducation scolaire et de son caractère frondeur, mais ses efforts et son “bon sens de la lutte des classes” sont soulignés. De retour en Belgique, elle démontre ses talents d’oratrice et d’organisatrice lors de la grève des mineurs de l’été 1932, ainsi que lors de meetings pour le droit au travail des femmes mariées. Elle est d’ailleurs arrêtée par la police à plusieurs reprises pour cette raison.

Alice Adère-Degeer devient en 1936 députée de Liège – et pourtant, elle-même ne peut pas voter.

Alice Adère-Degeer devient en 1936 députée de Liège – et pourtant, elle-même ne peut pas voter ! Avec Lucie Dejardin et Isabelle Blume (Parti ouvrier belge), c’est l’une des trois premières femmes élues à la Chambre des représentants. En 1937, la députée communiste dépose déjà une proposition de loi pour le droit de vote féminin et prévient ses camarades : “On ne nous le donnera pas si nous ne le prenons pas en nous battant.” Le projet de loi est rejeté. Réélue en 1939, elle retourne à la charge (“La condition d’infériorité faite aux femmes dans le domaine électoral n’a que trop duré”, affirme-t-elle), mais le débat est interrompu par l’invasion allemande de mai 1940. Elle est arrêtée par la police belge et déportée dans le sud de la France. Libérée après la capitulation, Alice Adère-Degeer revient au pays et ligue les ménagères dès l’été 40 pour réclamer un meilleur ravitaillement à l’Occupant. En juin 1941, alors que Hitler attaque l’URSS, la militante plonge dans la clandestinité. Elle occupera dans la Résistance des responsabilités diverses, comme le recrutement et l’édition de journaux interdits. Elle échappe de peu à la grande rafle de l’été 1943, qui décapite la Résistance communiste. À la Libération en septembre 1944, c’est la seule personne rescapée parmi les parlementaires communistes. Tous les autres ont été tués ou sont toujours en déportation.

Des lendemains qui chantent

C’est ainsi qu’en août 1945, Alice Adère-Degeer dépose de nouveau un projet de loi pour le droit de vote des femmes, mais la proposition est retardée, à cause de la crise politique suscitée par le roi Léopold III, compromis dans la collaboration, qui souhaite revenir sur le trône malgré sa grande impopularité. L’élargissement du suffrage universel aux femmes est alors l’otage de la Question royale. Les socialistes et les libéraux, hostiles au retour du roi, pensent en effet que les femmes sont en majorité sous l’influence des curés et voteront massivement aux élections de février 1946 pour les catholiques, royalistes et rejetés récemment dans l’opposition, causant donc par ricochet la réhabilitation du “roi-collabo”. Les femmes belges devront patienter jusqu’à l’élection suivante, en 1949, tandis que les Françaises votent en 1945. Le projet de loi, lui, attendra le 18 février 1948 pour être plébiscité, quasi à l’unanimité. Alice Adère-Degeer a entre-temps été réélue, mais au Sénat. Peu importe : elle porte la maternité du droit de vote des femmes en Belgique, même si le catholique Henry Carton de Wiart se l’arroge.

La condition d’infériorité faite aux femmes dans le domaine électoral n’a que trop duré.

Toutefois, Alice Adère-Degeer et son mari entrent en conflit avec la direction du PCB en 1948 et sont exclu·es dans la foulée. Alice souffrira de ce renvoi, se sentant profondément communiste, mais sera finalement réadmise au PCB en 1965. Elle vivra d’un petit commerce d’alimentation, avant de s’éteindre en 1977. Elle aura été aussi échevine à Ougrée (1938-1952).

Parcours de pionnières

Alice Adère-Degeer fut une pionnière. Son parcours ressemble à celui de Martha Desrumaux (1897-1982), ouvrière du textile née du côté français de Comines, à la frontière. Elle sera autant une syndicaliste de premier plan (c’est la seule femme de la délégation ouvrière aux accords Matignon en 1936, qui débouchent sur les congés payés) qu’une dirigeante du Parti communiste français (c’est la première femme élue à son Comité central, en 1927). On pense aussi à Dolores Ibárruri (1895-1989), une couturière basque qui joua un rôle clé durant la guerre d’Espagne dans le camp républicain (elle est à l’origine du slogan “¡ No pasarán !”) et qui dirigea le PC espagnol de 1942 à 1989. Les parcours de ces trois femmes politiques, au-delà du tour de force individuel réalisé dans un milieu alors exclusivement masculin, montrent que les partis communistes ont été les plus féminins de leur époque et ont pu représenter des outils d’émancipation pour de nombreuses ouvrières. Comme le font également remarquer le sociologue Julian Mischi et l’historienne Sigrid Vertommen, les partis communistes ont été bien seuls à les inclure à des postes de responsabilité ou de représentation. C’est pour cette raison qu’ils furent, en Europe, à l’avant-garde des luttes féministes successives.

Adrian Thomas est historien du syndicalisme belge.

Sources
  • Entretien d’Alice Adère par J. Gotovitch, 20 février 1975, CegeSoma.
  • “Adère-Degeer Alice”, Des femmes dans l’histoire de Belgique, depuis 1830, S. Van Rokeghem, J. Aubenas, J. Vercheval-Vervoort, Éditions Luc Pire 2006.
  • “Adère-Degeer Alice. Pseudonyme : Berteau Alice”, Le Maitron, J. Gotovitch, 2010.
  • Alice Degeer-Adère : à gauche toute, F. Dangotte, travail pour le cours de méthodes bibliographiques (J. Puissant), journalisme (ULB), 2005.
  • “Il y a cent ans naissait un parti authentiquement populaire”, Le Monde diplomatique, J. Mischi, décembre 2020.
  • “Hoe de KPB het feminisme links liet liggen. De emancipatiegraad van de vrouw in de Kommunistische Partij van België, 1921-1991”, Brood & Rozen, S. Vertommen, 2008/3, pp. 26-47.