Au bénéfice du doute

Par N°251 / p. 37-43 • Mars-avril 2023

À partir du cas d’un acquittement dans une affaire d’atteintes à l’intégrité sexuelle sur trois sœurs, nous avons cherché une réponse à la question qui nous taraudait : en Justice, la parole de trois mineures aurait-elle moins de poids que celle d’un homme établi ? En examinant en compagnie d’expert·es la construction juridique du “doute”, nous interrogeons plus largement la façon dont la Justice pourrait prendre en charge ce type de crimes. 

Par Véronique Laurent et Sabine Panet (texte), avec le soutien du Fonds pour le journalisme.

© Julia Reynaud

Florence* rentre de l’étranger en 2008, seule avec ses petites filles, Chloé* et Emma*, et enceinte – d’un autre père que celui des aînées. Son amie de longue date, Christine*, psychothérapeute retraitée, raconte : “Nos meilleurs amis ont demandé à Pascal* de la prendre sous son aile. C’est devenu son protecteur. Elle avait une confiance aveugle en lui.” Le protecteur devient le parrain de Lou*, le bébé. Les années passent, les liens se renforcent. Suite à un dîner, Christine et son mari chassent un malaise : “Il était trop gentil.”

Dépendance

Été 2012. Florence s’installe dans une dépendance de l’habitat de Pascal – la petite soixantaine à l’époque – “communiquant par une porte mitoyenne. Je faisais déjà du secrétariat pour lui à mi-temps.”

Marie-Claude* et son mari ont mis les deux en contact. Ils reviennent régulièrement de l’étranger. Selon Marie-Claude, “Pascal aurait bien voulu une relation autre qu’amicale ; pas question pour Florence. Mais elle s’est retrouvée habitant une dépendance de sa maison. Lui, donnait un coup de main en matière de “baby-sitting”. Pascal débarquait sans trop lui laisser le droit à une vie privée.” Les relations se tendent progressivement.

“Lors d’un dîner, se souvient Christine, Florence l’avait invité, par gentillesse. Il n’a parlé que de lui, de ses relations, politiques, médicales, à tous niveaux. Il ne quittait jamais Florence du regard, ce qui m’a fortement déplu. Mais il venait d’installer des balançoires pour les filles… Il était paternant, maternant, enveloppant.”

Toutes les composantes pour être sous emprise.

Après le dévoilement des faits, lorsque Florence la rencontre, Belinda Noé, sexologue clinicienne spécialisée dans la prise en charge des victimes d’agressions sexuelles, se souvient : “Madame était dans une position très fragilisée, seule, dans une certaine précarité financière, psychologique. C’était une femme qui avait des ressources, mais il y avait eu une cassure et elle s’est retrouvée chez le présumé auteur des faits. Qui lui avait proposé un petit boulot, jouait un rôle de papa, de sauveur… Toutes les composantes pour être sous emprise.”

  • À lire / Retrouvez en prolongement de cette enquête une interview exclusive de l’avocate Caroline Poiré. Elle a créé le cabinet Defendere, spécialisé dans la défense de victimes de violences. Elle s’exprime notamment sur la création de tribunaux spécialisés – enjeu évoqué également dans le premier article de ce grand format, “Faux taxi, vraies victimes”, à lire ici

Le dévoilement

3 mai 2013. Les enfants ont 13, 11 et 4 ans. Fin de journée, Florence se rend à une réunion de parents. Pascal passe dans le logement contigu et entre dans la chambre des filles. Et dans le lit de Lou, la plus petite. Terrorisée, l’aînée fait semblant de dormir. Elle réalise que Pascal ne s’en prend pas qu’à elle.

Le lendemain matin, Chloé raconte tout à sa mère : Pascal est venu plusieurs fois la trouver dans leur chambre, et met la main sous son tee-shirt, dans sa culotte. A posteriori, elle analyse : “Avant, je me disais : la prochaine fois, j’aurai le courage de lui dire d’arrêter… Ma tête d’enfant ne me disait pas : “Je ne dois pas subir ça”, mais “Je n’aime pas subir ça.” L’inceste se passe toujours avec quelqu’un qu’on aime bien, un adulte, il y a une confiance de principe. Mais je ne voulais pas que ma sœur le vive aussi. Et ce n’était plus moi la victime, je n’étais plus dans la même position.”

Le protecteur s’était rendu indispensable.

Florence interroge alors Emma, qui rapporte des faits similaires. Lou idem, avec ses mots. Christine en tremble encore : “Qu’il ait pu si bien jouer ce jeu ! Puis j’ai rembobiné ; le protecteur s’était rendu indispensable. Un abus indicible, un abus de confiance, de pouvoir.”

Florence et ses filles réfugiées chez une amie, Christine se remémore la mère “comme paralysée. Une zombie. Elle m’a à peine regardée. Elle a seulement dit : “Je veux qu’il reconnaisse.”” “Tout ce que j’ai réussi à lui conseiller, raconte Marie-Claude, c’était de contacter Child Focus. Nous étions à des milliers de kilomètres.”

Florence consulte ensuite Belinda Noé, qui se souvient : “Une maman qui ne savait plus marcher, écrasée par la souffrance. Et la culpabilité, comme de nombreuses femmes, souvent considérées presque comme coauteures. Comme si elles auraient “dû” savoir… Une violence secondaire inimaginable ! L’objectif de l’emprise est justement de rendre l’autre aveugle par une prise de pouvoir sur ses sens, l’empêchant de décoder les moments de malaise. En fait, elle n’est coupable de rien mais victime, comme les enfants.” Belinda Noé soutient Florence dans son intention de déposer plainte : “Les enfants ont besoin de la Justice. Dans ces situations, aucun psy ne peut travailler sans l’”homme de loi”.”

© Julia Reynaud

La plainte, l’audition

L’avocate des plaignantes, Astrid Bedoret, revient sur le déroulement judiciaire. “La plainte déposée le jour où les deux aînées repartaient en hébergement alterné chez leur père, les enquêteurs ont proposé de réaliser l’audition vidéo-filmée juste à leur retour ; ils ont dû sentir qu’on aurait pu penser que la mère aurait pu influencer les révélations des enfants.” Cette technique d’audition des enfants possiblement victimes de violences sexuelles est considérée comme plus respectueuse de l’intérêt de l’enfant (évitant notamment les répétitions traumatiques) et amenant à la récolte d’informations de meilleure qualité, notamment grâce au langage non verbal.

Une épreuve terrible.

À la demande de Florence, Christine est présente. Elle raconte : “Au commissariat, l’ambiance était tellement lourde… J’avais apporté des jeux de société. Chloé est rentrée stoïquement dans la salle d’audience. Puis Emma, stressée, encouragée par sa sœur. Elle est revenue en pleurs et s’est jetée dans les bras de sa maman. Lou ne voulait pas y aller. Il a fallu que Florence et son père l’accompagnent aussi loin que possible. Je suis restée avec Chloé et Emma, qui s’est blottie dans mes bras. Une épreuve terrible. Les enfants étaient re-traumatisées. D’un autre côté, je pense qu’il fallait absolument le faire.”

Une experte psychologue mandatée effectue l’analyse de crédibilité des enfants : “très haute probabilité” que les propos de l’aînée reposent sur une réalité vécue. “Très grande probabilité” pour la deuxième. Les propos de Lou : “crédibles” et conformes au récit de ses sœurs, sans exclure formellement une influence par l’entourage. Devant l’experte, le père des aînées met quant à lui en doute les dires de ses filles, et décrit leur mère comme “manipulatrice”. Un an plus tard, réentendu à sa demande, il dira ne plus avoir de doute.

Le prévenu, lui, conteste totalement. Sauf d’avoir touché le sein de Chloé “par inadvertance” en lui faisant un câlin. Ses proches auditionné·es, dont ses enfants et deux ex-compagnes, le décrivent comme un homme bon et désireux de rendre service. Et Florence comme en souffrance, ayant besoin d’aide et profitant financièrement de Pascal. Ce dernier fait l’objet d’une expertise psychologique : pas de personnalité “criminogène”, mais mention de “tendances et attitudes émotionnelles caractériellement profondément incrustées, de qualité immature et névrotique, dans ses relations avec les femmes”.

Les procès

La stratégie du prévenu ? Invoquer l’absence de preuve et l’imprécision du témoignage des enfants. Mais en mai 2016, le tribunal de première instance établit que “l’ensemble des […] éléments forme un faisceau de présomptions graves, précises et concordantes qui établissent au-delà de tout doute raisonnable que le prévenu a commis les faits qui lui sont reprochés”. Pascal est reconnu coupable d’attentat à la pudeur avec violences ou menaces (du fait de sa position d’autorité). Il écope d’une (petite, commente une avocate) peine de 15 mois de prison avec sursis. Il fait appel.

J’attendais qu’on m’entende.

“Je ne comprenais pas pourquoi, confie Chloé. Entre les deux procès, j’ai passé des heures à écrire des arguments. J’attendais qu’on m’entende.”

Mi-novembre 2017 : le procès d’appel. “Chloé venait d’avoir 18 ans, raconte Florence, elle a témoigné.”

L’avocate Astrid Bedoret se rappelle : “Emma ne voulait pas parler. Mais à l’audience, elle m’a expliqué toute une série de choses qu’elle n’avait pas ou ne voulait pas dire avant. C’était très impressionnant. Je les ai répétées dans ma plaidoirie. Qu’elle ait pu me parler ce jour-là, pour moi, c’est la seule chose positive de cet appel.”

Pour Chloé, “ce n’était pas envisageable qu’il ne soit pas condamné. Je leur parlais, je les regardais dans les yeux… Un juge a demandé : “Est-ce que tu aurais pu sortir de la pièce si tu l’avais voulu ?” Ou encore : “Est-ce que tu es une bonne élève ?” Genre : “Malgré ce que tu as vécu, tu n’as pas raté à l’école…” Astrid Bedoret m’avait prévenue que ce serait violent.”

Fin décembre : verdict. “La cour ne déduit nullement des éléments qui précèdent que [la mère] a, volontairement ou non, de manière explicite ou implicite, influencé ses filles pour décrire les événements litigieux tels qu’ils ressortent du dossier. Mais la cour se doit d’être particulièrement prudente lorsqu’elle affirme, sans le moindre doute, que le contexte et la manière dont la parole des enfants s’est exprimée donnent à celle-ci plus de poids que la parole du prévenu. Ce n’est pas le cas dans la présente cause.”

Pascal est acquitté. Au bénéfice du doute. “Un des socles du droit pénal, commente Astrid Bedoret. Mais ce qui est inacceptable, c’est qu’il n’y ait pas, pour trancher, d’autres éléments que la déclaration des victimes contre celle du prévenu.”

En 2023, comment vont les filles ?

“Chloé, 22 ans, en a fait une force, décrit Florence. Emma a parlé, puis son cerveau a mis de côté. Lou, 13 ans, a complètement occulté”, des comportements qui cadrent avec les troubles de stress post-traumatique documentés par la psychiatre Muriel Salmona.

“Comment se relever, questionne Marie-Claude, d’avoir subi ces choses par une personne proche, comme souvent ? Passer au-dessus de la honte, de la difficulté à s’ouvrir, et réaliser qu’on n’est pas crue, qu’il n’y aura aucune punition ? C’est d’une injustice stupéfiante. Et les conséquences sur le développement futur ne sont vraiment mesurables qu’à la fin d’une vie.”

Florence, elle, travaille à un projet de film sur l’image et sur nos imaginaires et a entamé une réflexion juridique sur le principe de la charge de la preuve dans le cas de violences sexuelles sur mineur·es. “J’ai eu besoin de comprendre. J’avais l’impression d’être la seule à ne pas pouvoir continuer ma vie. Ce monde-là, pour mes filles, qu’est-ce que j’en fais ? Comment je leur donne envie de continuer à y vivre ?”

Qu’est-ce qui a fait pencher la balance ?

“Souvent [en matière de violences sexuelles, ndlr], il n’y a pas de preuves : pas de témoins directs, pas de traces, pas d’images”, constate Benjamine Bovy, avocate spécialisée en droit pénal et en droit familial, et présidente de la Commission Justice de la Ligue des droits humains. “C’est donc compliqué. À partir de là, les juges vont examiner certaines balises.”

Les juges vont examiner certaines balises.

La pénaliste pointe divers éléments qui peuvent, pris dans leur ensemble, faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Dont le contexte du dévoilement – évoqué ici comme “neutre” dans le premier jugement. “Des enfants savent que leur mère est en conflit avec quelqu’un, et viennent faire des déclarations après la naissance de ce conflit…” Elle nuance, cependant : “On pourrait aussi se dire que c’est parce qu’il y a conflit et que leur mère est en train de couper les ponts, que des enfants se sentent enfin en liberté de parler.”

Rôle des pères / figure maternelle

Les déclarations du père des aînées ont également pu peser : il avait qualifié son ex-femme de “manipulatrice” et mis en doute les propos de ses filles. Florence raconte qu’il lui a fallu plus d’un an, peut-être par haine envers elle, pour reconnaître que ses filles ne mentaient pas. Chloé rebondit : “On a toujours eu peur de ce que les hommes, les pères – celui d’Emma et le mien, et celui de Lou – allaient croire et raconter. En fait, le mien ne m’a jamais crue… Ils sont dans cette position de dominants, pères de filles, et on leur a demandé leur avis sur comment Maman nous éduquait ou menait sa vie pour juger si ce qui nous était arrivé était vrai ou pas ! Ce qu’ils ont raconté joué un rôle de protection de l’agresseur.” La mère : mauvaise ou non ? “Ce non-sujet a été alimenté par notre propre camp”, déchiffre Chloé.

Mise en symétrie systématique

Chaque élément pouvant montrer l’emprise sous laquelle se trouvaient Florence et ses filles est renvoyé en miroir : une stratégie de défense documentée par les sociologues Pierre-Guillaume Prigent et Gwénola Sueur. Pascal s’est rendu indispensable, financièrement et dans le quotidien ? Non, c’est Florence qui a manœuvré pour profiter de la situation. Pascal s’immisce dans la chambre des filles en son absence ? C’est Florence qui s’en occupe trop peu. Pascal est trop enveloppant, il ne respecte pas leur intimité ? Non, c’est Florence qui a des problèmes relationnels, et son ex le dit aussi. Lui-même, Pascal, est très “câlin”. C’est par cet argument – “ma main a glissé” –, qu’il justifiera une des agressions sexuelles dénoncées, avoir touché la poitrine de Chloé, selon lui d’ailleurs “en manque d’affection”. Retournement ultime, Pascal suggère que Florence utilise cet “incident” pour inciter ses filles à témoigner contre lui.

Faire porter la culpabilité à celle qui émet des soupçons.

Belinda Noé, à côté de ses activités de sexologue, est écoutante sur la ligne SéOS dédiée aux personnes aux “fantasmes sexuels déviants”. “L’abuseur est d’une subtilité, d’une manipulation… Récemment, une maman me raconte qu’elle dit à son compagnon qu’elle trouve déplaisante la façon dont il se comporte avec sa fille. Il lui a répondu qu’elle était une détraquée sexuelle de penser ça.” Retournements en miroir dans lesquels s’engouffre l’inconscient collectif : faire porter la culpabilité, voire la responsabilité, à celle qui émet des soupçons : la mère vengeresse, aliénante, voire folle. “Il faut sortir de ces stéréotypes sexistes”, enjoint Belinda Noé.

La personnalité de l’aînée

Au moment du dévoilement, Chloé dénonce une quinzaine d’agressions sexuelles. Dont trois “moments” distincts, sur lesquels son père dira finalement qu’il n’a plus de doute. De retour de l’étranger, la jeune femme, solaire, viendra témoigner en appel. La lecture de l’arrêt d’acquittement suggère, en filigrane, que sa solidité a pu servir la cause du prévenu ; elle ne coche pas les cases de la “bonne” victime. En revanche, les difficultés psychologiques prouvées rencontrées par Emma n’ont pas représenté un élément déterminant en sens inverse.

Le statut de l’agresseur

Lors de l’appel, la défense du prévenu appuie notamment sur son statut social et son métier. “Les hommes qui ont une profession tournée vers l’autre, qui font “du bien”, il est très difficile de les imaginer en agresseurs”, constate Astrid Bedoret. Le statut familial de Pascal, père de plusieurs enfants – auditionné·es –, renforce l’image d’un homme irréprochable. Chloé demande : “Et pourquoi ses enfants ont-ils eu le droit de dire ce qu’ils pensaient de ma mère ? Ils ne m’avaient vue que trois fois et demie, et leurs témoignages sont remplis de jugements à mon égard. Et les avocats en face utilisent leurs témoignages et disent le “handicap” que ce serait pour eux d’avoir un père condamné pour agressions sexuelles !”

Neutres, les juges ?

Avocate au sein du cabinet engagé Progress Lawyers Network, Selma Benkhelifa commente la question de l’impartialité des juges. “Quand on a un jeune gars étranger sans papiers condamné en première instance avec sursis, on n’ose pas faire appel, parce que la cour d’appel est toujours plus sévère. Dans ce cas-ci, l’accusé sait qu’on va se parler entre gens de bonne compagnie. Ce qui montre le sentiment d’impunité de la bourgeoisie. Les juges ne sont certainement pas à l’abri du racisme, du classisme, ni du sexisme. Ce sont des dominants, qui se reconnaissent dans le prévenu, riche, exerçant une profession libérale, etc. Les juges ne sont que les symptômes du système.”

Forcément un monstre

Aux yeux de la société et malgré la lame de fond de #MeToo jaillie entre les deux procès, il reste très compliqué d’intégrer que n’importe quel homme, en particulier d’un statut social élevé, puisse se révéler agresseur. “C’était la plaidoirie de la défense, se souvient Astrid Bedoret : comment un homme qui se conduit bien se transformerait-il en abuseur en série ?”

Comment peut-il être un agresseur ?

Le tribunal de première instance avait pourtant pointé, à partir notamment de l’analyse de ses relations avec les femmes, des “dérapages successifs avec des femmes adultes”.

Il est d’autant plus impossible d’imaginer n’importe quel homme en potentiel auteur d’agressions sexuelles que, dans l’imaginaire collectif, son visage reste celui du pédocriminel prédateur en série incarné par Marc Dutroux.

Le fait qu’aucune vidéo pédocriminelle n’ait été trouvée dans l’ordinateur de Pascal constituera un élément supplémentaire étayant le “doute” dans l’arrêt d’acquittement. Belinda Noé constate cependant : “Il y a des gens qui regardent des images pédopornographiques toute leur vie et ne passent jamais à l’acte. D’autres passent à l’acte et n’en regardent pas, ou sont assez malins pour qu’on ne les attrape jamais.” Précisons qu’en Belgique, la possession d’images pédopornographiques est punie d’un mois à un an de prison – et la diffusion de cinq à dix ans.

Spécialiste des situations d’inceste, Astrid Bedoret précise : “Ici, avec la figure ultra-paternante de l’accusé, le cas s’assimile fort à un inceste. Or l’agresseur intrafamilial ne s’intéresse pas, ou très rarement, aux autres enfants. L’idée qu’il n’y ait pas eu d’agression, même indirecte [par le visionnage de matériel pédopornographique, ndlr], sur d’autres enfants, le disculperait ? Comme s’il n’en avait pas agressé assez pour qu’on le considère comme dangereux ?” Belinda Noé pense que ce “scénario sexuel reproduit de nombreuses fois sur trois enfants a satisfait sa sexualité, et risque de se reproduire”.

Le poids de la parole des enfants en Justice

“Les descriptions des attouchements sexuels [descriptions faites par les enfants] sont peu précises sur le plan spatio-temporel”, souligne la cour d’appel. Dès lors, et au vu des autres éléments pointés, quel poids – plume – pèse la parole des enfants ? “Un des avocats de la défense, se remémore Astrid Bedoret, rappelait qu’il fallait être prudent avec les dires des enfants. Il a mentionné l’affaire d’Outreau, en France.” Dans un précédent article, nous l’avons souligné : ce procès retentissant a porté un coup terrible à la crédibilité de la parole des enfants.

“Les faits, explique de façon générale l’avocat au barreau de Bruxelles Bernard Maingain – plusieurs décennies d’expérience à défendre, tous types de dossiers sensibles, notamment des dossiers de prévenus dans des cas de violences sexuelles –, c’est ce qui fait l’unanimité. Si j’établis, par exemple, qu’une fille a été l’objet d’un attouchement de la part de tel homme entre l’âge de 5 ans et 8 ans, et que des pédopsychiatres de qualité disent que les conséquences de cela, c’est l’entrée dans des dédoublements de personnalité et des troubles fondamentaux de type psychotique, je peux construire un dossier, et j’amène un dossier très structuré devant les magistrats.”

De l’expérience de ses filles et des connaissances accumulées, Florence conclut : “Nos enfants n’ont aucune chance.”

Faut-il toucher au bénéfice du doute ?

“Un État de droit, formule Benjamine Bovy, implique des principes fondateurs et des règles claires qui s’appliquent à tous. Dont la présomption d’innocence. Il y a cette maxime selon laquelle il vaut mieux souffrir un coupable dehors que de mettre un innocent en prison. Dire cela à une victime est ignoble. Et dans les affaires de violences sexuelles, on est très souvent dans la parole de l’un contre celle de l’autre, mais c’est un principe cardinal. Il n’y a pas de formule magique pour peser le poids du doute.” Ainsi que le pointe la pénaliste, “si le ministère public estime qu’une décision est scandaleuse d’un point de vue légal, il peut se pourvoir en cassation”. Ce qu’il n’a pas fait dans ce cas.

La présomption d’innocence se couple souvent à une présomption de mensonge de la part la victime.

Selon l’avocate Selma Benkhelifa, “le bénéfice du doute et la présomption d’innocence sont des notions des droits humains : tant que tu n’as pas été démontré coupable, tu es innocent. Ces principes ont rompu avec la logique de l’Inquisition – coupable, tant que tu n’as pas démontré que tu étais innocent. En tant que personnalité de gauche, on défend ces principes.” Mais elle déplore que, dans les cas de violences sexuelles sur femmes ou enfants, “la présomption d’innocence se couple souvent à une présomption de mensonge de la part la victime. Ce qui n’arrive pas dans le cas d’un braquage ! Le bénéfice du doute est essentiel pour se défendre contre l’État, par exemple, mais il faut trouver un moyen pour que, sans amoindrir le droit des auteurs, il ne se retourne pas contre les victimes.”

La charge de la preuve

“Si la charge de la preuve s’inversait, cela changerait tout, Florence en est persuadée. Une fois la plainte déposée, les auditions vidéo-filmées, la parole des enfants estimée crédible par un expert mandaté, si, à ce moment-là, c’est à l’agresseur de prouver qu’il n’est pas coupable, se met en place un principe de précaution, au service des victimes de ce crime de masse qu’est l’inceste.”

Lors d’une rencontre à propos de l’avant-projet de réforme du Code pénal, la juriste Françoise Tulkens, figure de référence dans le monde du droit, nous expliquait : “Dans le cas d’infractions à caractère sexuel, je ne comprends pas que la charge de la preuve – si on allègue des faits avec vraisemblance – ne soit pas inversée, puisqu’on le fait déjà pour toute personne en situation de vulnérabilité par rapport à l’autorité. Exemple : un prisonnier accusant ses gardiens de l’avoir tabassé en cellule. Cette situation de vulnérabilité par rapport à l’autorité correspond exactement à la situation des femmes par rapport aux hommes.” Interrogée à nouveau, Françoise Tulkens poursuit : “Oui, on peut réfléchir à l’inversion de la charge de la preuve, parce qu’il y a domination, ici, sur enfant.” Elle ajoute : “Et l’État, aussi, a une responsabilité, indirecte, dans l’application des droits dans ces situations de déni de justice par rapport à des auteurs.”

Un processus susceptible d’amélioration

Selon Françoise Tulkens, toutes les étapes du processus judiciaire sont à améliorer. D’abord, “est-ce qu’on dépose plainte ? Comment ? A-t-on les reins assez solides, psychologiquement, financièrement ? Déposer plainte, c’est rentrer dans une grande machine avec ses propres règles. Un groupe d’avocats à Bruxelles voudrait tenter une expérience pilote et travailler avec des victimes avant même le dépôt de plainte.”

Son initiatrice, Caroline Poiré, insiste sur la plus-value d’avocat·es non seulement formé·es (au cycle des violences et à l’emprise ; aux troubles de stress post-traumatique ; au “système inceste” décrit par l’anthropologue Dorothée Dussy…), mais aussi engagé·es, intervenant au plus tôt dans les dossiers et jouant un rôle dans les demandes de devoirs d’enquête.

Selon l’avocat Bernard Maingain : “Dans le débat judiciaire, il y a des imaginaires collectifs qui jouent. En tant qu’avocat attaché à mon métier, je crois profondément que dépasser les imaginaires et travailler avec rigueur sur la preuve est essentiel.”

Il faut reconsidérer ce qu’est une preuve “acceptable”.

Caroline Poiré pense quant à elle que dans les dossiers de violences sexuelles, il faut reconsidérer ce qu’est une preuve “acceptable”. Et utiliser le concept de “faisceau de présomptions crédibles et concordantes”, soit plusieurs indices convergents – ce qu’a retenu la cour en première instance dans l’histoire des trois filles. En appel, au vu de l’ensemble des éléments analysés, renforcés par le manque d’éléments matériels et des imprécisions spatio-temporelles dans le témoignage des enfants, il subsistait un doute. Doute raisonnable, ou absolu ? D’après les notes d’Astrid Bedoret, les avocats de l’accusé avaient en tout cas insisté : s’il subsistait aux yeux des juges le moindre doute, le prévenu devait être acquitté.

Plus généralement, “si le doute n’est pas raisonnable, explique l’avocat Maingain, il peut y avoir condamnation. S’il l’est, il n’y a pas matière à condamner. Et c’est évidemment perçu par tous les acteurs des dossiers comme étant difficile. Mais difficile aussi parce que les faits sont difficiles à appréhender.”

Cependant, pour Françoise Tulkens, il faut dans ce type d’affaires “que le juge tienne compte des témoignages, c’est aussi bête que ça ! Ou alors que la crédibilité des témoignages soit radicalement mise en cause, radicalement. Il ne faut pas simplement dire qu’ils ne sont “pas suffisamment probants”, mais que l’autre partie puisse effectivement établir que ces témoignages sont faux.”

Et l’opportunité des poursuites ?

Caroline Poiré considère qu’il faut des enquêtes mieux menées. Ce point précis est partagé par Bernard Maingain : “Il faut qu’on aille très loin, de façon la plus professionnelle possible : recueillir les preuves, procéder à des auditions, savoir comment entendre un enfant, la façon dont on le crédibilise ou pas… Et avoir des magistrats du parquet qui sont en mesure de travailler la question.”

Selma Benkhelifa pointe l’enjeu politique : “À toutes les étapes de la procédure, certaines infractions considérées plus graves vont faire l’objet de plus d’investigations et aboutir à des sanctions plus lourdes que d’autres : c’est la politique de la hiérarchie des poursuites. Par exemple, on a décidé que le trafic des êtres humains, soit aider à passer une frontière [à ne pas confondre avec la traite des êtres humains, dans un but d’exploitation, ndlr], c’était hyper grave. Là, on poursuit. Mais quand une femme vient dire : “Il me menace de mort, il me harcèle”, on lui répond : “On n’a pas de preuves.” Mais mettez-le sur écoute ! Selon moi, une menace de mort, vu le nombre des féminicides, c’est une infraction plus grave que le trafic des êtres humains !” Qui détermine cette politique des poursuites ? Le collège des procureurs généraux et le ministre de la Justice, dont certaines décisions sont publiques, et d’autres non.

Ainsi que conclut Belinda Noé, “l’institution judiciaire a été mise en place pour éviter la vengeance. Si elle ne remplit pas cette fonction, je crains qu’on y revienne. Quand je vois ce jugement, je me dis que tout est à faire.”

* Prénoms d’emprunt.

Des chiffres pour aller plus loin
  • En 2020, en Belgique, d’après les chiffres fournis par le ministère de la Justice, il y a eu 579 condamnations individuelles pour “attentat à la pudeur” (aujourd’hui “atteinte à l’intégrité sexuelle”) et/ou viol sur mineur·e ou majeur·e.
  • Ces condamnations individuelles, pouvant sanctionner plusieurs faits, concernent 444 “attentats à la pudeur” (330 sur mineur·es) et 340 viols (195 sur mineur·es).
  • Ces chiffres concernent les faits pour lesquels une culpabilité a été établie par la Justice. Il est difficile de les mettre en relation avec les chiffres des plaintes reçues par la police qui différencie les “violences intrafamiliales” (y compris sexuelles) des “violences dans l’espace public” (y compris sexuelles). Notons qu’en 2020, la police a enregistré 729 cas de violence sexuelle intrafamiliale envers des descendant·es (les suspects étant des hommes à 97,3 %). En 2021 : 643 cas enregistrés.
  • Selon l’enquête “Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte” menée en France en 2014 par l’association Mémoire Traumatique et Victimologie avec l’Unicef France, 94 % des agresseurs déclarés d’enfants sont des proches, un membre de la famille dans un cas sur deux.
  • 10 % des Français·es – 6,7 millions de personnes – déclarent être ou avoir été victimes d’incesteselon un sondage Ipsos réalisé en novembre 2020 pour l’association Face à l’Inceste. Pas encore de chiffres pour la Belgique.
  • En France toujours, selon les chiffres de Mémoire Traumatique et Victimologie, seules 10 % des victimes déclarées de viols adultes et 4 % des victimes de viols mineures portent plainte. L’association, ayant épluché les chiffres de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales pour 2012-2017 et les statistiques judiciaires pour 2018, montre que 74 % de ces plaintes sont classées sans suite ; 26 % sont requalifiées en “délits” et 10 % jugées pour viol. Elle en conclut que seulement 1 % des viols sur adulte et 0,4 % des viols sur mineur·e sont jugés – ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils font l’objet d’une condamnation.
  • En extrapolant les chiffres français, considérant que 4 % des “atteintes à l’intégrité sexuelle” et des viols sur mineur·e font l’objet d’une plainte, cela donnerait pour la Belgique un chiffre de 8.250 atteintes à l’intégrité sexuelle sur mineur·e et 4.875 viols sur mineur·e. Par an.