Au nom de Safia, le podcast qui ravive la mémoire

Par N°245 / p. WEB • Mars-avril 2022

Safia Kessas est journaliste et réalisatrice. Pour les 60 ans qui marquent l’indépendance de l’Algérie en 1962, elle lance le podcast Au nom de Safia, produit par Binge Audio. Une enquête personnelle et familiale qui s’inscrit dans une histoire collective de colonisation, partagée en 6 épisodes. Elle questionne les vérités qui lui ont été imposées en faisant dialoguer différents protagonistes, dont ses parents : Tayeb et Tassadit.

Dans "Au nom de Safia", la journaliste Safia Kessas questionne les vérités qui lui ont été imposées en faisant dialoguer différents protagonistes, dont ses parents, ici en photo : Tayeb et Tassadit (archives personnelles de Safia Kessas).

“Safia, qui es-tu, Safia, toi qui es si chère à mon père ? Safia, pourquoi me parle-t-on autant de toi ? Pourquoi papa a-t-il insisté pour que je porte ton nom ?” Ce sont des questions que Safia Kessas s’est posées régulièrement durant sa vie, en particulier au lendemain de la mort de son père, Tayeb Kessas, en 2019. “Quand il est décédé, je n’ai pas voulu lui lâcher la main. À l’hôpital, je lui ai fait une promesse : je raconterai son histoire. Je ne voulais pas que mon père disparaisse sans laisser de trace. Je l’ai rendu vivant pour toujours dans ce podcast”, déclare-t-elle lors du lancement de Au nom de Safia.

“Brouillage mémoriel”

La guerre d’Algérie pour l’indépendance a duré environ huit ans. Mais 132 ans de colonisation ont précédé cette lutte pour la liberté. Autant d’années de violence, d’avilissement, ont laissé des séquelles irréversibles sur la population algérienne, physiques et psychologiques.

Parmi ces cicatrices encore vives, on compte le mutisme dans lequel se sont emmuré·es les survivant·es. De nombreuses raisons expliquent ce silence : le besoin absolu d’oublier, de guérir, sa propre survie ou encore le “brouillage mémoriel”, comme l’explique la psychologue clinicienne et psychanalyste Karima Lazali, autrice du livre Le Trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie (La Découverte 2018).

Le silence est synonyme de transmission lacunaire voire inexistante, de blancs, de manque. Ne pas raconter, c’est laisser place aux questionnements multiples, à l’incompréhension, aux légendes. Safia Kessas a décidé que le silence ne serait pas vain. Quelque temps avant la mort de son père, elle récolte son récit. Elle n’ira pas au bout. Entre-temps, son papa est décédé.

Déterminée à lui donner une voix, elle entreprend un immense travail d’enquête afin de retrouver les morceaux du puzzle. De ville en ville, dans ce podcast, elle part à la recherche des personnes susceptibles de lui apporter des réponses. De la guerre d’Algérie à la cuisine de sa maman, jusqu’à Toulouse en passant par les archives du Service historique français de la Défense, elle vous racontera comment et pourquoi son père est arrivé en Belgique, pour fièrement devenir un ket de Bruxelles tout en restant profondément kabyle malgré les humiliations racistes. Et puis, surtout, elle vous emportera dans la résolution d’un mystère familial : pourquoi elle porte ce prénom, Safia, qu’une autre a porté avant elle.

Les morceaux du puzzle

La soif de comprendre de Safia Kessas se ravive d’autant plus lorsqu’elle réalise une interview de ses parents pour leurs cinquante ans de mariage, bien avant le podcast, donc. “Mon père a commencé à me parler du déplacement de sa famille. J’ai appris qu’il y avait eu des déportations de population en Algérie et que les gens étaient réfugiés dans leur propre pays. Certains villages avaient été entièrement vidés pendant la guerre. La torture, la violence, je les ai découvertes à ce moment-là, nous raconte-t-elle. J’ai alors mieux compris d’où venaient mes parents, qui ils étaient.” La journaliste trouve enfin une explication aux airs mélancoliques de ses parents, à leur silence de plomb sur les violences de la guerre.

Cette découverte a esquissé son parcours et la trajectoire de son travail. Elle décide de traiter le continuum des pratiques coloniales. C’est aussi cette volonté qui a fait naître le podcast, répondant ainsi à un devoir de mémoire qu’elle identifie comme “un devoir de vérité”.

Safia Kessas © Olivia Droeshaut

“Ce podcast, c’est un travail de remise en perspective pour déconstruire les propagandes dans lesquelles on a été enfermés.” Il s’agit de clarifier ce qui s’est vraiment passé lors de la colonisation, les violences qui ont eu lieu, comprendre comment la post-colonisation s’opère aujourd’hui. Dans le podcast, Safia fait aussi référence au racisme en Belgique, au fait que les parents d’origine étrangère ont été considérés comme “des citoyens de seconde zone”. Elle vous invite dans le salon de son père pour un entretien posthume afin de lever le voile sur l’exil et la solitude qu’il a pu connaître en quittant son Algérie.

“Se remplir de nous-mêmes”

Dans la maison de Safia Kessas, l’Algérie a toujours été présente. Les chansons, les plats mijotants, les expressions de ses parents et puis aussi, les vacances en famille, vous pourrez vous en délecter dans les mélodies et les sons d’ambiance de ce podcast. Pourtant, à l’extérieur, ses parents ont été contraints d’endosser une autre peau, imposée, non consentie.

Au fil des six épisodes, vous découvrirez que Tayeb et Tasadit ont été nommé·es Gilbert et Suzanne pendant des années… Voilà la seconde zone dont parle Safia Kessas. Comme pour réparer ces identités occultées, elle a offert à ses parents “le droit d’être eux-mêmes”. Vous découvrirez des expressions kabyles et le franc-parler de sa maman. “J’ai laissé mes parents utiliser leur propre langage, être eux-mêmes, avec leur esprit, leurs mots qui sont tellement plus percutants”, développe-t-elle.

“Ton père, il était très beau, tu pouvais voir ta figure dans ses chaussures tellement elles brillaient”, lance Tassadit à Safia dans l’épisode qui lui est consacré. “Ça veut tout dire de mon père, cette expression. Tu sais mieux qui il était”, nous dit Safia Kessas en riant. Safia a choisi l’authenticité pour toucher en plein cœur les auditeurs/trices. L’amour est un langage universel et la réception du podcast lui a confirmé son choix : “J’ai reçu plein de témoignages de gens qui se sont confiés sur leur propre histoire. Ils ont toutes sortes de profils. La question de l’universalité est présente et pour moi, c’est la plus belle récompense.”

“Pour moi, ce travail, c’est une responsabilité sociale.”

Au nom de Safia, c’est une façon de “se remplir de nous-mêmes”, d’après la réalisatrice qui a également subi les ravages du racisme et la confrontation à l’altérité. “Grandir en étant tiraillée entre mes origines, mes aspirations et ce à quoi la société nous renvoie, c’est grandir paumée. Surtout en termes de modèles et d’identification. Je me souviens des représentations stéréotypées dans les médias, à l’époque. C’est pour cela qu’il est important de se remplir de nous-mêmes.” Pour répondre à l’assignation et à l’essentialisation, la journaliste veut proposer de nouvelles narrations. “Pour moi, ce travail, c’est une responsabilité sociale. Il doit avoir un écho collectif pour se remplir de dignité. Cette dignité fait qu’on arrive à survivre”, explique-t-elle. Safia, elle aussi, s’est autorisée à être elle-même dans un podcast sincère et authentique où elle laisse place à la vulnérabilité, à ses limites, comme lorsqu’elle bouscule, par des questions intimes, sa mère ou encore son cousin Mohamed qu’elle retrouve lors de son enquête.

Qui est responsable ?

Safia Kessas reconnaît ne pas avoir encore assez réfléchi à la question de la réparation. Elle se demande toutefois si une telle violence est réparable. Peut-on réparer les enfumades (l’asphyxie, par l’armée française, de populations réfugiées ou enfermées dans des grottes, ayant fait des milliers de victimes dès le 19e siècle), les déportations, les anéantissements de villages, les viols ? Est-ce qu’on peut réparer la destruction de familles entières qui aujourd’hui portent encore leurs blessures ? Elle s’interroge. “C’est peut-être plutôt l’autre qui doit réfléchir à comment réparer. C’est l’autre qui doit réfléchir à comment faire bien les choses. Autrement, c’est à nouveau nous qui devons porter la charge de la réparation et apporter une réflexion là-dessus”, poursuit-elle.

Elle préfère porter son regard sur la clarification plus que sur la réparation : “Il faut dire où sont les responsabilités, l’assumer une bonne fois pour toutes. On peut dire qu’on a commis des crimes de guerre afin d’avancer sereinement, sans culpabilité.” Pour elle, la réparation passe aussi par la création d’espaces d’expression – comme le podcast – et par l’accueil et la reconnaissance de ces expressions.

“La beauté participe à la réparation”

Une oreille attentive ne pourra passer à côté de l’esthétisme de ce podcast : les lectures de correspondances, les sonorités originales de l’artiste algérien YANE, le travail d’écriture, la réalisation de Quentin Bresson, la scénarisation… “Je voulais qu’une beauté s’en dégage. Et cette esthétique participe peut-être à la réparation. Même si l’histoire est dure, il y a cet esthétisme”, assure la journaliste. Les rires, l’humanisation, l’amour d’une femme pour son défunt époux… Des moments de douceur ponctuent cette dramaturgie taillée comme un bijou par Safia Kessas.

Une série de Safia Kessas pour Programme B de Binge Audio, présenté par Thomas Rozec. Réalisation : Quentin Bresson. Production et édition : Juliette Livartowski et Lorraine Besse. Musique originale : YANE. Générique : François Clos et Thibault Lefranc. Identité sonore Binge Audio : Jean-Benoît Dunckel (musique) et Bonnie El Bokeili (voix). Identité graphique : Sébastien Brothier et Thomas Steffen (Upian). Direction des programmes : Joël Ronez. Direction de la rédaction : David Carzon. Direction générale : Gabrielle Boeri-Charles.