De la révolte à l’action : retour sur 20 ans de mobilisations dans axelle

Valérie Lootvoet, directrice de l’Université des Femmes et militante féministe, est une compagne de route de notre magazine. Elle a signé dans nos pages de nombreux articles au début des années 2000 et, depuis, continue à nous suivre avec attention. Sabine Panet, la rédactrice en chef, a dialogué avec elle pour esquisser un bilan des mobilisations exposées dans ce hors-série et pour tenter de se projeter dans un futur proche.

© Émilie Seto

Article extrait de notre numéro anniversaire : une rétrospective sur les 20 ans de mobilisations pour les droits des femmes dans nos pages.

S.P. : Vingt ans de mobilisations pour les droits des femmes dans axelle : pour nous, c’était important de marquer le coup. Qu’en penses-tu ?

V.L. : « Ce hors-série montre bien, en creux, que l’histoire récente ne compile pas habituellement les réussites féministes. En général, on a l’impression que les féministes contemporaines n’ont rien fait de concret ! Par ailleurs, dans le féminisme actuel, on manque d’une culture positive. Si on n’a pas de modèles inspirants, on peut parfois avoir la tentation de se refermer et de penser que tout est fichu… Alors que ce n’est pas le cas ! »

Est-ce que tu vois des points communs entre les mobilisations qui sont mises en lumière dans le magazine ? Peut-on parler de certaines « conditions » pour qu’une résistance féministe porte des fruits ?

« On voit bien que si l’on veut construire une action politique, quelle qu’elle soit, on ne peut pas être toute seule… Le collectif est essentiel, et intègre en particulier les femmes qui sont les plus touchées par une situation. Mais au départ, ce sont des femmes qui trouvent une situation intolérable, qui se sentent concernées et qui se révoltent… En même temps, elles se sentent faire partie du groupe des femmes, dans la réciprocité. On dirait peut-être aujourd’hui « sororité ». Cette démarche demande parfois à certaines d’entre nous de nous déplacer de notre situation individuelle pour favoriser l’intérêt des femmes dans leur ensemble. »

Février 2009 : en Italie, les femmes vivent une remise en question de droits qu’elles pensaient acquis. Elles résistent et se mobilisent.

Que faut-il ensuite pour qu’une révolte portée par un groupe de femmes se transforme concrètement en une amélioration de leurs conditions de vie ? On le voit au fil du numéro, comme par exemple dans les cas du Service des créances alimentaires, de la fin de la « taxe tampon » ou encore du statut des accueillantes d’enfants à domicile, le travail politique de terrain et le dialogue avec les institutions semblent déterminants… Sans pour autant nier l’importance des résistances plus créatives et subversives, évidemment !

« Je rajouterais qu’on voit bien, dans les mobilisations qui ont porté des fruits, l’importance d’avoir, dans différents niveaux de pouvoir, des femmes à l’écoute, des alliées. C’est une étape nécessaire : des politiques qui parlent aux citoyennes, et dans l’autre sens, des féministes qui parlent aux politiques… De façon générale, on a besoin de féministes partout, et notamment dans les structures de l’État. »

Est-ce qu’en parcourant le magazine, tu t’es replongée dans des mobilisations dans lesquelles tu as été impliquée ? Quel est ton regard aujourd’hui sur ces luttes ?

« Je me souviens en particulier d’une mobilisation qui a réussi, à l’époque où je travaillais au bureau d’étude de Vie Féminine : la fin de la reconnaissance de la répudiation par la Belgique, dans la foulée de l’évolution du Code de la famille marocain, la « Moudawana ». Quand on est entourées de professionnel·les à l’écoute des réalités de vie des femmes, on peut faire voter de bonnes lois ! À côté de cela, si je repense à la loi de 2007 sur le divorce, je vois qu’on a fait une sorte de « rattrapage » avec le recours en annulation devant la Cour constitutionnelle… Mais au final, la loi est mauvaise, car elle part du principe que les femmes et les hommes sont égaux aujourd’hui, alors qu’ils ne le sont pas. La loi de 2006 sur la garde alternée est elle aussi aveugle à la réalité sexuée des couples séparés et de la monoparentalité. »

En décembre 2010, on plonge dans le passé afin de comprendre pourquoi l’emploi des femmes est visé à chaque crise économique et comment nous pouvons, aujourd’hui encore, défendre nos droits.

Le dernier exemple que tu cites fait penser au « mythe de l’égalité-déjà-là », détaillé par Christine Delphy, qui peut faire des ravages. Je vois aussi, dans ces vingt ans de mobilisations, un trou noir au niveau socioéconomique. Et pourtant les féministes attirent constamment l’attention des politiques sur les conséquences des mesures d’austérité sur les femmes, sur l’importance d’un État social… Mais le filet de sécurité se détend, et les seules « réussites » que nous avons pu pointer sont uniquement, comme dans le cas de l’allocation de garantie de revenus, des sauvegardes fragiles de droits qui semblaient acquis. La précarité des femmes augmente et, en parallèle, on voit que les crises sont l’occasion de remettre en question d’autres droits des femmes – comme le droit au travail par exemple.

« Des politiques ultralibérales s’emparent de la sécurité sociale, alors qu’elle est cruciale pour les femmes. Je dois dire que même les partis qui se disent progressistes et qui devraient être nos alliés trahissent les femmes. Je pense par exemple à ceux qui veulent quitter un système solidaire et autonomisant pour un projet individualiste : “Très bien, abandonnons la sécurité sociale et allons-y pour l’allocation universelle  !” Bref, l’État social est détricoté de toutes parts. Mais au lieu de le saborder, nous, les femmes, devons le réinventer, en faire un État de soin aux autres, qui prélève la taxe de façon juste, qui redistribue, qui répartit, qui assure la solidarité… Au final, ce qui est bon pour les femmes est bon pour tout le monde ! Par ailleurs, les mobilisations autour de la précarité nous permettent de nous solidariser : femmes jeunes et moins jeunes, valides ou non, avec ou sans enfants… »

Quelles seront à ton avis les mobilisations féministes de ces prochaines années ?

« D’un point de vue militant, je pense qu’il faut refaire des assemblées générales des droits des femmes, pour mettre le doigt sur les réalités vécues actuellement par les femmes. Pourquoi pas, symboliquement, remettre en lumière les systèmes de “tontines“, des caisses de solidarité à l’origine de la sécurité sociale ? Par ailleurs, d’un point de vue politique, il faut reparler du congé de paternité obligatoire ; continuer à se mobiliser sur le sujet des pensions ; remonter le salaire minimum et les barèmes ; faire en sorte que chaque enfant entre 0 et 3 ans bénéficie d’une place d’accueil de qualité… Questionner aussi le fait que, dans ce contexte de précarité et d’inégalités, les femmes sont poussées à utiliser leur corps comme une source de revenu. En conclusion, la société nous fait passer le message suivant : “Soyez dignes, mais crevez !” – en utilisant ce concept de “dignité” qui, comme le montrait l’anthropologue féministe Nicole-Claude Mathieu, est un piège pour les femmes. Nous, nous devons raisonner en termes de droits et dire : “Vivons bien, grâce à nos droits !” »