Félicité Lyamukuru : “Je suis la seule femme survivante de cette famille et toutes les femmes du monde me parlent”

Il y a tout juste trente ans, le 6 avril 1994, Juvénal Habyarimana, président du Rwanda, meurt dans un attentat. Dès le lendemain, pendant près de 3 mois, plus de 800.000 Rwandais·es, hommes, femmes et enfants, perdent la vie dans un génocide où sont visé·es explicitement les Tutsi·es. C’est l’aboutissement de dizaines d’années de discriminations, de pogroms, de violences. Félicité Lyamukuru a alors 16 ans. Elle et son frère Jimmy seront les seul·es rescapé·es de leur famille. Cette histoire, Félicité la raconte dans son livre, L’ouragan a frappé Nyundo (Le Cerisier 2018). Elle en témoigne régulièrement et se bat notamment au sein de l’association Ibuka, Mémoire & Justice, dont elle a été présidente : pour que rien ne s’oublie. Rencontre avec une femme que l’indicible a poussée à parler.

© Coralie Vankerkhoven

Avertissement : cet article fait mention de nombreuses violences, en particulier sexuelles, subies par des femmes victimes de génocide.

Vous avez 16 ans quand tout se déchaîne. Près de 30 ans après, comment vivre en tant que rescapée ?

“Vivre après tous ces morts, tués en même temps, c’était impossible. “Pourquoi ai-je survécu, alors que j’étais la plus chétive et parmi les plus jeunes de ma famille ?” Vous n’échappez pas à ces questions, la nuit, le matin, à cette culpabilité. Vous avez envie d’en finir avec la vie. Mais après vient la question : “Mais si eux avaient survécu, auraient-ils fait comme moi ?” Vous avez l’impression que vous subissez la vie…”

Début mai 1994, vous avez été évacuée avec votre cousine de 4 ans, grièvement blessée, à Goma, au Zaïre (actuelle République démocratique du Congo). Dans votre livre, vous évoquez les tueurs hutus désireux de continuer le “travail”, d’”abattre les cafards”, puis votre retour au Rwanda où le génocide a cessé…

“Il faut encore courir pour échapper. Je suis encore en train de fuir devant la mort, donc il faut vivre. Il faut. On fuit les machettes, on fuit devant ses bourreaux et puis, il y a la vie qui reprend. Il faut. Je dois être debout pour mon frère. Je suis sa mère, sa sœur, je suis presque tout ce qu’il a. Parfois, je m’interroge : “Est-ce que c’est vrai que j’ai vécu tout cela ? Me croira-t-on ?” Cela m’a tenue de me dire qu’on se lève, on se lave, on mange, on va à l’école comme dans une routine jusqu’à ce que vous donniez sens à ce que vous faites et après tout cela. On ne sait pas comment on a fait mais on vit. Et on aime la vie. Je n’arrivais pas à voir la mort de mon père et les circonstances de celle-ci mais je me remémorais ses paroles : “Tu sais, il fera jour. Nous irons quelque part, nous allons tous les pleurer et on va vivre”.”

Quelle est la relation que vous entretenez aujourd’hui avec vos mort·es, vos proches assassiné·es pendant le génocide ? 

“Nous étions une famille très fusionnelle. Dans ma démarche d’écriture, je me remémorais toute cette proximité, cette complicité avec mon père. La relation que nous entretenons avec les défunts, ce sont tous ces souvenirs auxquels on pense à chaque instant. C’est une relation qui ne se voit pas, mais elle est étroite, parce que toutes nos journées sont jalonnées de ces moments. J’entends ma mère qui dit : “Je ne sais pas quand votre père est né mais aujourd’hui, on va fêter son anniversaire !” Ce sont des relations de joie et il y en a eu beaucoup avant qu’ils ne soient tous tués. Peut-être qu’ils sont quelque part et je suis le fruit d’où je viens. Ces souvenirs font que l’on s’accroche à la vie.”

Dans votre travail de mémoire et d’histoire, vous êtes très attachée aux mots, aux appellations justes. On sait que le négationnisme et la minimisation des faits de génocide sont des dangers toujours présents.

“Pourquoi chercher la justesse de mots ? Nommer les choses rassure les survivants, parce qu’il y a reconnaissance. On sait très bien que l’on ne pourra pas nous ramener nos défunts, mais ce qui brise davantage, c’est quand d’autres ne reconnaissent pas ce qui s’est passé, ou le nomment autrement. Là, cela brise les petits efforts qui essayent de nous mettre debout. Je pense aux femmes rwandaises qui ont été violées : elles ont eu du mal à parler parce que déjà, c’est une culture très pudique. Parler de la sexualité, cela se passait entre fille et mère, fille et tantes. Du jour au lendemain, tout est brisé. Les femmes sont violées devant leurs filles, les filles devant leurs parents, des choses terribles à dire. Petit à petit, elles sont soignées, elles sont encadrées, elles arrivent – ou pas – à en parler et on leur fait du tort quand on dit qu’elles racontent n’importe quoi, que cela ne s’est pas passé comme cela. Ça me choque que certains pensent que ce fut une “parenthèse”. C’est l’horreur qui rejaillit quand on ne nomme pas les choses telles qu’elles sont. Si je suis survivante, je dois parler pour que les futures générations ne se trompent pas sur ce qui pourrait arriver et encore atteindre le point de non-retour. Cela s’est passé, cela pourrait se refaire.”

Les femmes dans les conflits sont souvent victimes à plusieurs titres. La semaine du 19 décembre 2023, vous avez assisté au procès de Séraphin Twahirwa et Pierre Basabosé : les viols commis sous leur responsabilité ont été reconnus comme armes de génocide. Les Nations Unies estiment à 250.000 le nombre de viols commis pendant le génocide. Quelles en sont les conséquences actuelles sur la société rwandaise ?

“Le viol est une arme de destruction massive. Cela ne répondait pas pour le bourreau à un désir sexuel, mais à celui de détruire, jusque dans la matrice de la femme. À celles qui vont parfois survivre à ces viols, on leur enfonce dans le vagin des objets contondants ; on détruit le plus intime de la chair. On envoie violer ceux qui sont infectés par le VIH, pour que le virus soit propagé. Celles qui vont survivre ne seront pas soignées, à la différence de leurs violeurs désormais en prison, puisque la communauté internationale exige que les prisons répondent à certaines conditions. Les bourreaux ont été soignés avant les victimes.

Le Rwanda a compris très vite qu’il faut mettre beaucoup d’énergie à reconstruire ces femmes, à les encadrer, à relever la place de la femme dans la société. Ce sont les mêmes brisées qui vont devenir les parlementaires, qui vont aller plaider pour les autres…

Le tissu social a été complètement déchiré, comme ces femmes. Les conséquences après le génocide sont énormes : ces femmes qui ne parlent pas, qui vont être contaminées et parfois avoir les enfants de ces viols – sans connaître le père, parce qu’elles sont violées à tour de bras. Les naissances non désirées, ces femmes vont vivre avec cela comme un supplice de tous les jours. Qui pourrait rejeter son enfant, son premier-né parfois ou un enfant qui vient se rajouter à ceux qui sont morts… Le viol des femmes au Rwanda, c’était… c’est une arme de génocide. Mais quand une femme est brisée, est déchirée, c’est presque toute la société qui souffre. Le Rwanda a compris très vite qu’il faut mettre beaucoup d’énergie à reconstruire ces femmes, à les encadrer, à relever la place de la femme dans la société. Ce sont les mêmes brisées qui vont devenir les parlementaires, qui vont aller plaider pour les autres… Excusez-moi, je suis émue. C’est encore elles qui vont plus ou moins baliser la route de ce que le pays doit devenir. Elles étaient déchirées, elles meurent encore aujourd’hui de leurs blessures mais elles donnent beaucoup. Le viol, c’était d’une violence inouïe mais elles ont décidé de sortir de leur mutisme, d’en parler parce qu’elles savent finalement que le dire, le nommer permet à la société de prendre conscience et que la femme doit être respectée.”

Vous témoignez, vous revenez même sur les lieux de la catastrophe. Pour qui parlez-vous ?

“Au départ, je parlais pour tous ceux qui avaient été tués. Je le devais aux morts. Ensuite, je parle pour mes enfants. On n’a pas le droit de cacher son vécu à ses enfants. Et puis tout le monde doit savoir qu’on ne peut pas faire cela à une vie, qu’on n’a pas le droit de donner la mort à l’autre, qu’on ne peut disposer du corps de l’autre comme d’un objet… Cela sort de ce que je pensais être uniquement destiné à ma famille. Car toutes les couches de la population – y compris communales, ecclésiastiques…, tous les acteurs de la société – étaient d’accord pour que nous, Tutsis, soyons tués. D’où cette nécessité de transmission et d’éducation à tous les niveaux.

Cela jette une sorte de fardeau sur les épaules : je suis la seule femme survivante de cette famille et toutes les femmes du monde me parlent. Et ces violences me ramènent à ma mère, à mes tantes, à ma vie de fille, à ma seule fille…

Avoir été présidente d’Ibuka – mon mandat vient de se terminer – m’a ouvert à plusieurs responsabilités, à plusieurs activismes. Je suis ravie que vous me parliez du féminisme. On ne se bat pas seulement pour la transmission de la mémoire, mais contre toutes les petites violences au quotidien, et notamment faites aux femmes. Cette cause me touche peut-être parce que je viens d’une grande famille avec beaucoup de femmes. Chez ma mère, ils étaient onze, dont sept filles, qui ont toutes été tuées, avec leurs filles. Chez mon père, ils étaient huit, aucune de ses sœurs et aucun de leurs enfants n’ont survécu. Cela jette une sorte de fardeau sur les épaules : je suis la seule femme survivante de cette famille et toutes les femmes du monde me parlent. Et ces violences me ramènent à ma mère, à mes tantes, à ma vie de fille, à ma seule fille… Cela m’a ouvert à beaucoup d’engagements pour déjà dire à ma fille que son corps lui appartient, lui parler de la manière dont elle se respecte et que ce respect doit rayonner autour d’elle. Je milite, je vais témoigner dans les écoles, et notamment pour parler de la “petite violence” dans la cour de récréation. Parce que ce qui m’a tenue, c’est l’éducation reçue à la maison par mon père et ma mère : ce n’était pas “laisser pousser”, mais “faire croître”.”

Y a-t-il un message que vous voudriez faire passer à nos lectrices ?

“Un seul ? (rires). Le pire sentiment, c’est le désespoir, mais quand on peut transmettre une petite lueur d’espoir, il faut s’accrocher. On attend un jour, deux jours : ce qui était impossible aujourd’hui peut être possible demain. Je voudrais donc faire passer un message d’espoir et de protection des tout-petits, pour qu’ils ne deviennent pas les bourreaux de demain. Enfin, pour moi, la femme, c’est la base de la société : si elle est bien respectée, c’est toute la société qui ira mieux.”