Mara Montanaro : “La grève féministe internationale révèle toute la trame de la violence patriarcale”

Par N°257 / p. Web • Mars-avril 2024

Théories féministes voyageuses, le dernier essai de la philosophe féministe Mara Montanaro, invite à nous décentrer et à entrer en dialogue avec les féministes d’Amérique du Sud qui mettent le corps et la vie au centre de la lutte. Avec ce livre, Mara Montanaro explore les notions de “corps-territoire”, de “travail de reproduction”, qu’on retrouve au cœur de la grève féministe, un outil révolutionnaire selon elle. C’est à ce sujet que nous l’avons interviewée à l’avant-veille du 8 mars, Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, mais aussi journée de grève féministe internationale, de l’Argentine à l’Italie en passant par l’Espagne et la Belgique.

D.R.

Quelle a été votre première découverte de la grève ?

J’ai découvert la grève par mes engagements professionnels et féministes, engagements entre lesquels je ne fais pas de distinction d’ailleurs. Je préparais un séminaire sur l’histoire et les stratégies de grèves féministes à Paris 8 et j’y ai rencontré de nombreuses étudiantes latino-américaines qui m’ont ouvert aux luttes révolutionnaires qui se déroulaient en Amérique latine. Lors d’un meeting de préparation du 8 mars en 2019, on a invité les femmes grévistes victorieuses de l’hôtel Ibis Batignolles, mais aussi des agentes de nettoyage des gares parisiennes qui ont fait plier le géant de la sous-traitance ONET au bout de 45 jours de grève. L’idée était de construire une narration qui tienne compte de toutes les femmes grévistes et qui raconte ce que cela signifie concrètement des femmes qui entrent en grève. C’est aussi à ce moment-là que je suis entrée en contact avec Verónica Gago, autrice argentine de La Potencia feminista (La puissance féministe, Divergences 2021). J’en ai traduit des extraits pour mes étudiant·es. Et c’est ainsi qu’à sa sortie en français j’ai écrit la postface.

Vous aimez faire voyager les concepts. Alors justement, quels liens pourrions-nous dessiner entre la grève des femmes travailleuses de l’hôtel Ibis et la grève féministe latino-américaine ?

Toutes deux touchent aux conditions matérielles de vie, à la précarité matérielle totale. Faire le lien entre ces grèves, c’est aussi poser ces questions qui m’ont toujours hantée : comment construit-on, à partir de la grève, une coalition internationale de femmes ? Qu’est-ce que ça veut dire être ensemble ? Comment connecter les différentes luttes sans les réduire à un seul dénominateur commun pour construire un mouvement collectif ? Comment lutter ensemble malgré les ravages et dans ce contexte si difficile ?

Qu’est-ce que ça veut dire être ensemble ? Comment connecter les différentes luttes sans les réduire à un seul dénominateur commun pour construire un mouvement collectif ?

Pour “être ensemble”, vous réinterrogez le “nous les femmes”…

Oui, il faut sortir d’un “nous les femmes” figé, bourgeois, hégémonique. Le “nous les femmes” est un devenir, qui part de nos singularités et des conditions matérielles en vue de construire un futur commun. Le “nous les féministes” se construit dans l’action. C’est un sujet imprévu (comme le définit Carla Lonzi, féministe radicale italienne des années 70) qu’il faut penser et panser, qu’il faut construire tout en se guérissant collectivement de tous les conflits et de toutes les blessures.

Que serait le futur commun des femmes ?

Une révolution qui amènerait à la libération et à l’indépendance économique pour toutes les femmes. Pour cela, il s’agit de reconfigurer ce que le travail veut dire et de placer la question de classe au croisement des autres oppressions.

La grève féministe internationale naît à l’intersection des luttes contre les féminicides et contre la trame économique de la violence.

Pourquoi la grève féministe – telle qu’elle a été pensée par le mouvement féministe sud-américain – est-elle selon vous un outil révolutionnaire ?

La grève féministe internationale naît à l’intersection des luttes contre les féminicides et contre la trame économique de la violence. Elle fait tenir ensemble ce qui est le plus important dans le monde : les questions de violences contre les femmes, et celles du travail et de classe. La grève féministe internationale a permis de mettre au jour toute la trame de la violence patriarcale. Quand les femmes sont sorties dans les rues en 2016 pour protester contre les féminicides aux cris de Ni Una Menos (“Pas une de moins”), elles ont politisé la violence en faisant des féminicides le point d’intersection des violences économiques, sexistes, racistes et coloniales.

La grève permet aussi de réinterroger le concept de travail. En mettant le travail reproductif au centre, elle rend visibles toutes les hétérogénéités et la multitude des formes de travail reproductif, migrant, précaire, non salarié, non reconnu et non payé. La grève est révolutionnaire parce qu’elle n’appelle pas à l’inclusion dans la normalité capitaliste. En interrogeant la reproduction, elle réinterroge notre idée de la productivité. Plutôt que de penser la productivité comme l’exploitation par un salaire, la grève nous montre que la forme d’exploitation organisée par le salaire ne fait que rendre invisibles et hiérarchiser les autres formes de l’exploitation.

La grève féministe donne une nouvelle définition de la grève jusqu’alors pensée comme blanche, syndicale et masculine et en montre les limites.

En quoi la grève féministe n’est-elle pas une grève “comme les autres” et est-elle un moteur puissant pour le féminisme aujourd’hui ?

La grève féministe donne une nouvelle définition – par le bas et par la gauche – de la grève jusqu’alors pensée comme blanche, syndicale et masculine et en montre les limites. Elle montre qu’il n’y a pas de production sans reproduction. Elle arrive à faire sauter toute distinction entre grève syndicale et grève politique pour devenir une grève générale parce que féministe, et parce qu’ancrée dans une condition commune qu’est la précarité. Et donc, elle étend son potentiel politique.

La grève nous montre finalement qu’un corps n’est pas seulement un corps exploité, opprimé, v(i)olé, mais qu’il est aussi et surtout un corps résistant.

C’est pour cela que la grève féministe n’est pas juste un événement, mais un processus autour duquel on se réunit, on s’assemble pour construire du commun, où l’on sort de la silenciation pour devenir des sujets politiques. La grève est un processus de redéfinition des concepts de travail, d’interruption de la temporalité patriarcale, de réinvention de la vie et, pour citer Silvia Federici, de “réenchantement du monde”.

Pour vous, la grève est un moment “puissant” et joyeux…

Elle l’est, car tout ce qui compte s’incarne dans des corps, parce que l’écriture (écrire sur la grève, par exemple) m’importe tant qu’elle est militante et engagée. Dans la grève, tu vois des corps dissidents, des corps précaires, nos corps, obstinément résistants, qui deviennent des corps-territoires, un corps collectif qui s’étend, envahissant les rues par notre présence. Il y a une connexion entre la joie militante et la puissance féministe (pour reprendre le titre de Verónica Gago, fondamental pour moi) que le monde patriarcal et capitaliste redoute. Cette connexion que je retrouve dans la grève nous montre finalement qu’un corps n’est pas seulement un corps exploité, opprimé, v(i)olé, mais qu’il est aussi et surtout un corps résistant, qui peut être irrigué par cette puissance joyeuse et elle est joyeuse car collective.