Dans les coulisses, la Grève Féministe Internationale Totale se prépare

Par N°255 / p. 28-31 • Novembre-décembre 2023

Galvanisées par le succès de leur dernière Grande Grève, les femmes préparent la suivante. Dans le chaos de tout ce qu’on croit définitivement perdu, axelle a rencontré en Belgique quelques artisanes de ce futur débrayage massif…
Émilie Bender et Manon Legrand

© Manon Brûlé pour axelle magazine

Cet article fait partie de l’utopie journalistique féministe au cœur de notre dossier de novembre-décembre 2023. Avant de vous plonger dans sa lecture, vous devez savoir que nous sommes en 2028, l’année où la Belgique n’a recensé aucun féminicide… Pour retrouver les coulisses et le sommaire de cette expérience journalistique hors normes, c’est par ici

Front de mer, Gand, septembre 2028. Comme toujours dans notre société en chute libre, les femmes s’activent. Les unes unissent des matériaux de flottaison pour en faire des radeaux – elles poncent, vissent, nouent, percent, tirent, relient des embarcations en tout genre –, les autres s’assurent qu’il y ait des réserves d’eau douce et de nourriture en suffisance. Une furieuse énergie vitale se dégage du chantier : “Construire le ventre plein, me disent-elles, c’est le plus important ! Rien ne tient dans la famine… c’est l’opposé de la Maïzena !”

Depuis la dernière Grande Grève qui a bloqué la Belgique pendant un mois cet hiver, beaucoup d’entre elles ne craignent plus de débrayer…

Et à les voir, elles ont faim. On les a laissées si longtemps l’estomac gargouillant à se nourrir d’espoir qu’elles ont besoin de le régurgiter. De tisser leurs optimismes les uns aux autres pour donner du sens à cette famine millénaire1. Ensemble, elles modèlent ce magma intime pour inventer de nouveaux motifs, que ce soit ici, à travers le pays ou demain au-delà des frontières. Depuis la dernière Grande Grève qui a bloqué la Belgique pendant un mois cet hiver (voir axelle n° 281, mars-avril 2028), beaucoup d’entre elles ne craignent plus de débrayer : “Ça a tout changé, me glisse Eunice. Avant, je vidais mes économies pour payer le loyer ; là, j’alimente la caisse commune pour que l’on mange tous·tes. On n’a pas plus dans nos poches, mais on vit.” Cette caisse commune s’appelle Le Chœur et elle permet de loger et nourrir plus de 400 personnes chaque mois.

Des mélodies de joie scandent les travaux de préparation en vue de la Grève Féministe Internationale Totale du 8 mars 2029, parce que oui, l’urgence est telle que beaucoup ici croient que ce sera pour la vie. Que le visage de la société change. Alors elles viennent en soutien – pour certaines quelques jours, pour d’autres quelques mois – elles s’établissent sur ces longues plages recouvertes de déchets, derniers témoins de l’ancienne démarcation côtière, balayées par les vols de corneilles. Des ballons, des râteaux, des seaux multicolores, des cadres de cuistax, des toiles de parasols, des couvercles de frigobox… tout est bon à récolter pour construire ces radeaux de fortune.

Adieu marin

Quant au marin d’Ostende, il n’est plus qu’un vieux souvenir depuis que les eaux sont montées jusqu’aux campagnes gantoises : “C’est pas plus mal que le patriarcat ait été englouti !”, s’exclame Thalassa, une tronçonneuse à la main. Je profite de la brèche pour lui poser quelques questions : “Tu le crois vraiment toi, que le patriarcat ait été englouti ?” Thalassa revient sur toutes les conquêtes obtenues durant cette dernière législature belge : tribunaux féministes, réduction collective du temps de travail, baisse de l’âge des retraites, féministisation de l’enseignement… Toutefois, personne n’est dupe ici, “le vieux papa”, comme elle le nomme avec une certaine tendresse, n’est pas englouti, “même s’il peine grave à garder la tête hors de l’eau. Après, on n’est pas biesses, on sait que les droits des femmes, ça se brade et que les bouées sont encore trop souvent made in Macholand. Les femmes, les personnes précaires, dès qu’on baisse les bras, on perd tout. Regarde le droit à l’avortement… Y’a jamais d’acquis pour nous.”

Après, on n’est pas biesses, on sait que les droits des femmes, ça se brade et que les bouées sont encore trop souvent made in Macholand.

Thalassa fait partie des personnes qui sont entrées récemment au comité de Grève. Ça faisait plusieurs années qu’elle manifestait le 8 mars, “passivement, en suivant la meute des sœurs”, me confie-t-elle. Mais le combat victorieux pour la fin des féminicides et l’inflation galopante l’ont poussée dans un engagement plus quotidien, plus à vif, plus nécessaire. Aujourd’hui, elle coordonne la section Actions Scandaleuses2. Pourquoi ? Elle ne sait pas vraiment l’expliquer… ou plutôt si : un besoin de “passer à l’action qui la botte !”

“On a par exemple vidé les rayons d’un magasin de prêt-à-porter, distribué les habits et récupéré les cintres pour en faire une immense guirlande qu’on a brandie dans la rue commerciale. J’ai aussi le souvenir d’un banquet gigantesque organisé place de la Louve au moment des grèves dans les supermarchés. C’était dingue comme braver un interdit collectivement, ça nous a grisées. On était tous·tes Catwoman, quoi ! Après le scandale, c’est facile quand on est femme… Tu pètes de travers et te voilà scandaleuse”, rit-elle. Pour 2029 par contre, elle garde le secret. “Mais ce sera loin d’être anecdotique !” Menace ou mise en garde ?

À l’ombre de l’Olympe

Thalassa maintient l’ambiguïté et commence à évoquer son séjour en Grèce, le pays de ses ancêtres. Rentrée depuis seulement trois jours, elle témoigne : “Tout a brûlé dans le village de ma mère. Maisons centenaires, arbres fruitiers, bibliothèques. Albums de famille, livres de recettes… J’ai vu des femmes laver, cendre après cendre, le moindre de leurs souvenirs. Elles embrassaient leurs tristesses par des actions concrètes : dresser des abris avec les débris en présence, rassembler ce qui pouvait être sauvé – sans hiérarchisation d’importance, comme un trésor d’enfant, où les pierres côtoient les morceaux de porcelaines et les lauriers séchés –, s’assurer que les personnes en vie mangeaient, s’hydrataient, fredonnaient. En nous voyant bosser ici comme des folles pour construire ces rafiots, là-bas pour rebâtir leur village – je me disais que, décidément, on est sacrément fortes quand on est ensemble !”

En nous voyant bosser ici comme des folles pour construire ces rafiots, là-bas pour rebâtir leur village – je me disais que, décidément, on est sacrément fortes quand on est ensemble !

Puissantes, j’ajouterais. Parce que là-bas, sous les gravats, la grève s’organise aussi. “Elles vont mettre le focus sur l’extractivisme et l’avortement. Rappeler que “Ni la terre ni les femmes ne sont un territoire de conquête”. Encore et toujours. Tant qu’il le faudra, elles répéteront les mêmes slogans. Et nous, faut qu’on en fasse l’écho, c’est pour ça que la Grève Féministe Internationale Totale a du sens. Si tous les pays se font l’écho des autres, ça va devenir assourdissant et les gouvernements n’auront plus le choix de nous entendre. T’imagines une gamine qui tape sur une casserole ou qui claque deux couvercles ensemble… pas une fois, mais pendant des heures, assidûment… c’est insupportable ! Alors six milliards, ça va faire un boucan tel qu’on va réveiller nos sœurs disparues. Par ailleurs, je voudrais qu’on relaye la revendication du salaire universel de soin proposé par les Grecques, faut pas que j’oublie d’en parler aux copines de la section Santé Communautaire.”

“L’effet casserole”

Son téléphone sonne. Thalassa prend l’appel. “Salut Malika, comment tu vas ? Dis-moi…” Silence. “Ok, je peux être dispo pour les rencontrer. Iels ont quel âge et c’est dans quel quartier ?” À peine a-t-elle raccroché que Thalassa enchaîne sur l’importance d’un mouvement transgénérationnel. “L’essentiel, ce n’est pas d’être d’accord, mais de montrer la pluralité des féminismes aujourd’hui. Si t’as 15 ans ou 75 ans, forcément que tu ne vas pas avoir les mêmes revendications, parce que tu n’as pas les mêmes besoins. Par contre, on peut tous·tes témoigner des mêmes discriminations et niveler vers le haut. C’est ça que j’appelle l’effet casserole : faire du bruit ensemble pour se mettre à l’action. Après, que tu veuilles le faire seins nus ou en habits traditionnels, on s’en fiche, ce qui compte, c’est de trouver le chemin qui te donne la force de réinvestir le commun – le sens commun. Si on n’est pas tous·tes ensemble, y aura pas de changement. On a besoin de tout le monde et chacun·e est nécessaire.”

© Manon Brûlé pour axelle magazine

C’est pour cette raison qu’elle anime chaque semaine des ateliers de créativité collective. “La créativité, c’est pas du développement personnel bidon. Ça fait partie de la nature humaine, c’est notre noyau. On a le rire pour prendre de la distance par rapport à une situation compliquée, il nous permet de pointer le problème. La créativité, elle, elle suggère les possibles. Elle ouvre. On voit la créativité comme un passe-temps pour femmes au foyer, mais en fait c’est un pied-de-biche qui va tout dézinguer !”

On voit la créativité comme un passe-temps pour femmes au foyer, mais en fait c’est un pied-de-biche qui va tout dézinguer !

Je garde cette image en tête en observant Thalassa remettre son casque antibruit et débiter le squelette d’une baleine à bosse qui s’est échouée sur la plage la nuit dernière. Le projet est d’en faire une sculpture, un phare géant, pour éclairer les gouvernements sur la voie à prendre. C’est aussi ça, la créativité, prendre le mort pour en faire du vivant.

La criée

Sur le chemin de galets qui longe le chantier, une petite chapelle est transformée – comme tant d’autres lieux ces derniers mois – en espace public pour s’abriter des chaleurs caniculaires. Une grappe de personnes est amassée autour d’une table ; l’une d’elle note consciencieusement les échanges dans un grand cahier à spirale. “On m’a coupé mon électricité pour dette.” “J’ai dû redéposer les pâtes dans les rayons car mon compte était vide.” Et aussi : “Je n’ai eu aucun bonjour de mes collègues ce matin quand j’ai dépoussiéré leurs bureaux.”

Chaque jour, à l’aube, femmes et hommes viennent y crier leurs grandes et petites humiliations. “Ma fille m’a demandé pourquoi ici, c’était pas son pays.” “Je n’ai pas pu voir ma cousine parce que je n’ai pas obtenu mon visa.” “Je suis une mauvaise mère, elle m’a dit.” Les paroles s’enchaînent comme un chapelet qu’on égraine, comme une grande prière de colère inscrite dans le cahier de doléances par Mirto.

On n’a pas le choix de résister. C’est une question de survie !

“Ce sera notre boussole pour maintenir le cap lors de la Grève Féministe Internationale Totale qui se profile. Avoir des balises ancrées dans le terrain pour remonter les bons enjeux, c’est vital, sinon tu pars à la dérive. En rendant la grève disponible à des personnes dont on méconnaît les réalités sociales3, tu cartographies plus juste et t’évites l’iceberg. Ça explose la honte de voir qu’on n’est pas tous·tes seul·es. On est là, sur le même bateau tout à coup. Pour de vrai, je veux dire, pas pour jouer avec les mots, on est vraiment là, ensemble, en sachant pourquoi.” Mirto est absolument convaincu·e que la grève est “le seul mouvement social international qui est capable de faire face à l’extrême droite et au fascisme. À l’heure qu’il est, ils ont commencé à surfer sur les problématiques sociales pour gagner en popularité, faut pas leur laisser nos problèmes pour en faire des boules à facettes. Faut se les garder, nos problèmes, les transformer en talismans et prendre le dancefloor ! On n’a pas le choix de résister. C’est une question de survie !”

Cartographie brodée

Quelques jours plus tard, sur le front de mer de Gand, des cartes maritimes battent au vent comme autant d’étendards, les gilets de survie pimpés de paillettes sont sur les épaules et les femmes consolident les mâts, réhaussent les nouvelles frontières de fluo, posent les dernières touches de couleur à leur carte blanche. J’ai beau scruter leurs projections, je ne reconnais rien. Pas de Nord, plus de Sud. Une immense Argentine, une Suisse disproportionnée. Des noms de villages aussi grands que ceux des capitales. Une Méditerranée peinte en noir. Le Rojava verdoyant. Des canaux et des rivières longues et larges… Et là, à l’endroit de notre localisation, une immense ligne de frontière, ou plutôt, une gigantesque liaison flottante qui rattache Gand à Casablanca4. Ce n’est pas une ligne droite, c’est un dessin nervé de milliers de bronches pneumatiques. J’y vois un monde respirant à pleins poumons, profondément prêt à engloutir définitivement le marin d’Ostende.

La confection de rêves est en marche.

Elle commence le 8 mars prochain.

Demain – à l’aube.

1. Inspiré d’Isabelle Sorente, Le complexe de la sorcière, Éd. JC Lattès 2020.
2. Inspiré de Gloria Steinem, Actions scandaleuses et rébellions quotidiennes, Points 2022.
3. Expression de Veronica Gago, La puissance féministe. Ou le désir de tout changer, Divergences 2021.
4. Inspiré de Nepthys Zwer, historienne et cartographe radicale et féministe qui propose de transposer notre vision du monde en une infinité de formes dessinées. C’est un moyen de défendre le monde qu’on veut, le délimiter en mettant en avant des territoires disparus ou que certain·es voudraient rayer de la carte. “La carte, réputée être l’outil par excellence des géographes pour décrire le monde, devient une formidable machine à rêves”, explique-t-elle (France Culture, 23/12/21). Lire aussi Cartographie radicale. Explorations, de Nepthys Zwer et Philippe Rekacewicz, La Découverte 2021.


Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles et du Conseil supérieur de l’Éducation aux Médias

Note des autrices

Cet article a été puissamment nourri par la lecture d’Éloge des fins heureuses, de Coline Pierré (Éditions Daronnes 2023). Elle y suggère que la fiction “apporte un regard neuf sur la réalité [et permet parfois] de mieux la comprendre. Elle ne la nie pas, elle est comme une illusion d’optique : elle décale notre regard et éclaire le réel sous un nouveau jour, elle s’en fait le réflecteur pour nous permettre de percevoir ce qui jusqu’à présent restait dans les angles morts de notre vision. [… Car la] réalité n’est pas la limite ni l’horizon de notre imagination, elle en est le point de départ.” Quant à la fiction, “elle est la cabane d’où nous faisons trembler le monde.”