Le Milieu de l’horizon : reflets dans l’œil de femmes

Après Puppy Love (axelle n° 169), Delphine Lehericey, réalisatrice franco-suisse installée à Bruxelles, pose à nouveau un regard cru et délicat sur la construction adolescente. Gus, 13 ans, encaisse les conséquences de la canicule de 1976, quelque part en région rurale francophone. À la croisée de thématiques brûlantes – réchauffement climatique et émancipation des femmes –, Le Milieu de l’horizon explore la genèse d’une nouvelle masculinité, entre désirs, loyauté et choix de rôle modèle. À l’été 2020, alors que le film devait sortir sous peu (un an plus tard, il est enfin en salles depuis le 3 novembre 2021 !), axelle a discuté de cet instant révolutionnaire avec la réalisatrice, et Laetitia Casta, premier rôle féminin.


Peaux filmées à fleur de corps, vulnérabilité et impuissance des hommes, vulnérabilité et force des femmes… Sous la forme classique d’un film pastoral aux allures vintage, le nouveau film de Delphine Lehericey, qui sort enfin en salle en ce mois de novembre, se place à hauteur de Gus, entre drame initiatique, fable rétro-anticipative d’une faillite climatique annoncée, progrès obsolète et requiem du modèle hétéro-patriarcal.

Sécheresse de 1976 : les animaux crèvent, la ferme familiale périclite, le couple des parents se dissout dans une chaleur étouffante, qui n’empêche pas les fluides de se frayer des parcours, souterrains ou non. Rythmée par les coups de pédale rageurs de Gus – impressionnant Luc Bruchez –, par des dialogues rares, par les déplacements des corps, l’apparente évidence du film recèle une mise en scène lucide sur les rapports de sexe.

Le filtre patriarcal disparu, les logiques de comportement sont mises à nu, dont la relation entre Gus et sa mère, jouée par Laetitia Casta. Échanges avec l’actrice française, puis avec Delphine Lehericey, engagée dans le collectif belge Elles font des films , lors de la projection du film en octobre dernier au FIFF de Namur.

Laetitia, qu’est-ce qui vous a attirée dans ce rôle d’une femme qui choisit de suivre son désir ?

L.C. : “Toute la nuance et la délicatesse du scénario. Delphine décrit un milieu familial, sans tomber dans le caricatural. Il y a chez elle une intimité, un regard sur les femmes – et aussi sur les hommes –, sur la maternité, sur le désir, sur la sexualité… que je reconnais.”

Est-ce que ça change, à l’ère post-#MeToo, de tourner avec une réalisatrice ?

L.C. : “Son ouverture, sa capacité à s’adapter, son humilité aussi, sont propres à Delphine, pas à son sexe. En tant que femme dans le métier depuis mes 15 ans, j’ai aussi tourné avec des femmes affreuses. On nous enferme dans des boîtes. Je ne veux appartenir à rien de caricatural, à aucun moment social ; ça me permet d’être extrêmement libre, dans quelque chose de très ouvert.”

  • Écoutez ici l’épisode 3 de notre podcast Créatrices consacré à Delphine Lehericey. La réalisatrice y questionne la “réussite”, met au jour les processus de fabrication des films, pose un regard féministe sur sa trajectoire personnelle et sur le monde du cinéma francophone d’aujourd’hui.

Le regard posé ici sur les personnages masculins me semble toutefois différent de celui d’une grande partie des productions actuelles où, face à leur mal-être, les hommes sont validés lorsqu’ils deviennent brutaux, violents, coupés de leurs sentiments…

L.C. : “Ce que traversent les personnages masculins est très dur ; le traitement reste le même pour les femmes. Et l’histoire mène ce jeune garçon à s’ouvrir, sinon, ce serait trop cynique et je ne m’y reconnaîtrais pas… Je suis moi-même mère d’un garçon.”

Delphine, vous vous déclarez féministe. Qu’est-ce que cela veut dire en tant que réalisatrice ?

D.L. : “Dans toutes les étapes de la fabrication d’un film, le ou la réalisatrice a une place prédominante, selon moi, dans une interaction, avec toutes les personnes qui jalonnent le processus de fabrication du film, enrichissant la réflexion. Le tournage avec un enfant, des animaux et en Macédoine – pays pauvre – n’a pas été de tout repos. Ces contraintes deviennent des atouts… avant que le film ne t’échappe. Mon projet, mon ambition est de créer, pour travailler, un climat relationnel réel. Dans un endroit de protection, parfois même d’affection avec Luc [Gus, dans le film, ndlr]. Avec Laetitia, on peut parler d’une forme de sororité ; on a construit ensemble ce personnage de Nicole.”

L.C. : “Et puis l’histoire a évolué pendant le tournage ; la scénariste [Joanne Giger, ndlr] voulait plus “défendre” les hommes.”

L’histoire est tirée d’un roman écrit par Roland Buti, un écrivain.

L’univers du cinéma est tellement brutal que l’on ne va pas nous-mêmes faire des films qui nous brutalisent.

D.L. : “Le personnage par lequel je suis entrée dans l’histoire, c’est celui de la mère. En retravaillant le scénario à l’aune de ma propre expérience, je me suis attachée à comprendre son parcours d’émancipation. Je me suis séparée du père de mon fils, et je vis aujourd’hui en couple avec une femme. J’avais envie d’une fin différente de celle du livre. Aujourd’hui, je me dis que j’ai réalisé une histoire d’une relation d’un enfant avec sa mère. La douceur, c’est un peu un mantra, à toutes les étapes. L’univers du cinéma est tellement brutal que l’on ne va pas nous-mêmes faire des films qui nous brutalisent.”

Comment alors naviguer dans l’industrie du cinéma peu habituée à ce type d’approche ?

D.L. : “Face à un système, je suis à la recherche de quelque chose d’assez sincère. Tout le monde a la trouille et essaie de fabriquer un produit, sans réfléchir en termes d’émotions. Notre société de propositions permanentes ressemble à un supermarché, ou à Tinder [une application de rencontres, ndlr], où nous attendons ce que nous avons commandé. Où est le risque ? Où est la vie ? Quand tu fais un film, tu ne sais pas ce qui va arriver. Dans ce contexte-là, les réalisatrices ne sont rassurantes que sur des films “intimes”. Il existe aujourd’hui une petite place post-Weinstein, parce que c’est politiquement correct. Je pense que les émotions, ça fait comprendre le monde ; je crois au rôle social du cinéma.”

Votre film a été choisi comme coup de cœur au FIFF, ce qui a fait titrer au média Orange.fr – sans avoir vu le film : “Laetitia Casta joue une agricultrice lesbienne”. Quel pitch…

D.L. : “”Laetitia Casta”, c’est vendeur ; “agricultrice”, pas trop ; “lesbienne”, aguicheur… Il s’agit d’un film d’action traversé d’émotions, donc compliqué pour l’industrie du cinéma. Et il existe déjà une lassitude sur les sujets climat, agriculture, sur les thématiques de femmes… Mais il n’y a jamais un seul thème dans la vie !”

Malgré tout, le film renverse les clichés, notamment celui de la femme qui trouve son bonheur en donnant de l’amour aux autres.

D.L. : “Laetitia joue une mère au rôle normé qui tombe amoureuse grâce à un groupe de lecture, et qui suit son désir. J’avais besoin d’une actrice qui pouvait supporter cette décision vraiment courageuse, mais pouvant aussi être jugée immorale, dégueulasse. Selon les normes dans le cinéma, il existe des actrices qui peuvent – ou non – jouer des femmes homosexuelles, jouer des mères… Toi, tu sens que tu as besoin de cette personne, de cette thématique, pour que le personnage du garçon soit pris dans la toile complexe de l’existence, créant des échos multiples.

Le film s’est financé sur l’idée d’un film pastoral et familial classique. Et comme il touche à l’intime, j’ai obtenu la confiance des commissions de financement et de mes producteurs. Mais j’ai dû ensuite me battre pour tourner en 35 mm, une pellicule plus chère, qui rend une matière charnelle, sensuelle, tactile à la lumière. Certaines critiques estiment les personnages masculins caricaturaux parce que leur réponse à la brutalité du monde est la violence, montrée sans héroïsme. Il y a effectivement cet ordre symbolique qui se renverse ; mon envie n’est cependant pas d’opposer les genres, mais de rendre compte d’une réalité.

Ces questions fabriquent mon regard de cinéma.

Je ne sais pas pourquoi je fais des films, sinon que c’est une nécessité. Je ne sais pas pourquoi je suis homosexuelle, ni pourquoi je suis devenue mère. Par contre, je sais que mon identité et ses multiples facettes fabriquent qui je suis, de façon complexe, et je remercie ce métier de me donner la possibilité de réfléchir à ce que c’est d’être une mère, inconditionnellement aimée par son enfant, ce que c’est d’être une femme en régime patriarcal… Ces questions fabriquent mon regard de cinéma.”

Entretien initialement publié dans le n° 230 (septembre 2020).

En salles depuis le 3 novembre. “Le Milieu de l’horizon” a été sélectionné au Festival de San Sebastian. Il a également remporté les Quartz du meilleur film de fiction et du meilleur scénario au Prix 2020 du cinéma suisse.