Rencontre avec Fatima Ouassak : puissance des mères et stratégie de la victoire

Par N°231 / p. 28-29 • Septembre 2020

Cette rentrée des classes marque une première pour les enfants scolarisé·es à Bagnolet, en région parisienne : elles/ils auront le choix de manger végétarien. Pour en arriver là, Fatima Ouassak a ferraillé pendant cinq ans, sans jamais “mettre d’eau dans son Coca”. Pour elle, au-delà de ce combat, toutes les femmes des quartiers populaires qui luttent contre le racisme, se solidarisant avec les jeunes plutôt qu’avec les institutions, sont des “mères”, un sujet politique révolutionnaire. Elle y consacre un essai passionnant, La Puissance des mères.

Fatima Ouassak © Carole Lozano

Elle aurait préféré laisser ses enfants en dehors de ça, mais la réalité s’est imposée à Fatima Ouassak : devenir mère a chamboulé son militantisme, mais ne l’a pas stoppé, au contraire. Diplômée de Sciences Po Lille, animatrice du réseau Genre/Race/Classe consacré aux discriminations subies par les femmes issues de l’immigration postcoloniale, Fatima Ouassak est aussi fondatrice du premier syndicat de parents de France – le “Front de Mères” –, initiatrice de dizaines de débats sur l’urgence du combat écologiste, consultante en politiques publiques…

Cette mère de deux enfants signe La Puissance des mères, publié à la rentrée. C’est un essai dense, mais aussi accessible que la série Black Mirror que l’autrice utilise pour expliquer le mécanisme des préjugés racistes. La plume nourrie de son propre vécu, Fatima Ouassak est drôle et sensible, politique et précise. Elle propose de penser la lutte contre le système “capitaliste, sexiste et raciste” à partir d’un nouveau sujet révolutionnaire : les mères. La stratégie qu’elle propose s’ancre sur des luttes concrètes dans les territoires de vie, selon une perspective écologiste, féministe et internationaliste. Interview.

Dans votre essai, vous racontez une réunion publique à laquelle vous avez assisté dans les années 2000 et vous dites : “Je n’ai alors pas d’enfants. Mais toutes les femmes présentes, moi comprise, sommes mères […]. Il s’agit de notre responsabilité à toutes, de notre destin commun.” Est-ce cela, “les mères” comme “sujet révolutionnaire”, qui fait le sous-titre de votre livre ?

“Oui, exactement. Ce n’est pas la maternité qui fait “les mères”, mais bien ce souci de l’avenir commun, de la réussite et du bien-être de nos enfants, au sens de “tous les enfants”. Évidemment, je pars de la réalité des mères qui, alors qu’elles vivent des oppressions en tant que mères, sont coincées entre le groupe des “parents” et le groupe des “femmes”. Il manquait un outil dans la boîte : je la complète avec mon livre.

La Découverte 2020, 272 p., 14 eur.

Je voulais aussi mettre la lumière sur une réalité complètement occultée de l’histoire des luttes, et de celles de l’immigration en particulier : dans les quartiers populaires, les mères agissent comme des sujets politiques depuis des décennies. Contre les meurtres racistes, les mères se sont mobilisées dès les années 1980. Cette tradition politique existe dans les quartiers populaires pour des raisons sociologiques, historiques et politiques que j’explique, mais elle peut ne pas s’y cantonner : elle constitue une proposition bien plus large.”

Donc vous parlez des mères, des parents ou des femmes des quartiers populaires ?

Ce n’est pas la maternité qui fait “les mères”, mais ce souci de l’avenir commun, de la réussite et du bien-être de nos enfants, au sens de ‘tous les enfants’.

“Je parle des mères, au sens politique que je viens d’expliquer. Mais j’en parle de là où je suis et d’où je viens : une femme arabe, mère, de quartier populaire. Je ne mets pas d’eau dans mon Coca : je veux changer le monde, je veux que mes croyances, que l’histoire et les langues de mes enfants soient respectées. La maternité m’a changée : plus question de me battre pour la gloire, je veux gagner, pour et avec mes enfants.

J’ai entamé une réflexion lorsque j’étais enceinte de mon aînée : en tant que mère, et aussi en tant que musulmane, quels enfants vais-je laisser au monde ? Que vais-je donner à voir de moi à travers eux ? Quel modèle sommes-nous pour eux ? Je sais que ça peut être perçu comme quelque chose de culpabilisateur mais je l’assume. J’aimerais bien que ce soit mis en débat à travers le livre : quels enfants fait-on ? Quelle est notre part de responsabilité et de pouvoir sur leur sort ? Le slogan écologiste, “Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ?”, se retourne aussi : “Quels enfants allons-nous laisser au monde ?” C’est pour ça que mes échanges avec les militant·es écologistes sont fluides : sans le faire du même point de vue, on parle de la même chose.”

Vous décrivez la violence du racisme, sa prégnance, même dans les luttes. Vous illustrez les inégalités sociales et la permanence de la domination “Nord/Sud”. Les questions de parentalité et d’éducation sont abordées à partir de cette approche, pourquoi ?

“L’idée vient de mon expérience, tout simplement. Quand on milite sur un territoire, un quartier, on est obligée de constater que les positionnements politiques ne sont utiles que s’ils permettent de répondre à des problématiques très concrètes.

L’avenir de nos enfants, leur construction, se joue à partir de questions d’alimentation, de santé, d’orientation ou de racisme à l’école. Même, et surtout, tout petits. Alors, questionner ce que serait une bonne éducation pour nos enfants, pour qu’ils aient confiance en eux, qu’ils n’écrasent pas les autres et ne se laissent pas écraser, qu’ils s’autorisent tous les rêves, qu’ils développent un esprit critique, qu’ils puissent douter de tout et qu’ils aient le droit à l’erreur, c’est essentiel. Et cela ne peut se faire sans analyser le système à l’origine des problèmes.

Parce que, évidemment, je ne dis pas que les parents sont responsables des difficultés de leurs enfants, mon livre explique même l’inverse : quoi que tu fasses à la maison, rien ne pourra contrecarrer le fait que la société déconne complètement. En fait, la seule proposition éducative que je formule, c’est dire que l’éducation ne peut pas se faire individuellement. Qu’on est obligés d’agir collectivement si on veut bien éduquer nos enfants. Et pas pour monter des écoles aux pédagogies alternatives réservées à une élite sociale, mais pour se battre contre les injustices.”

Dans votre ville, Bagnolet, vous avez réussi collectivement à obtenir une alternative végétarienne à la cantine à la rentrée : quel est votre bilan de cette lutte ?

“Pour ma fille, qui m’a vue me battre pendant cinq ans sans rien lâcher, c’est génial. Là, elle peut le dire : la lutte paie ! C’est vraiment un exemple de travail militant profondément ancré dans un territoire. On a tenu bon à partir d’une problématique concrète, et très importante pour nous en tant que mères : que nos enfants ne soient pas forcés à manger de la viande à la cantine. On a organisé des débats avec des scientifiques, des militants de coopératives alimentaires et même Greenpeace ou Attac.

Au-delà de la victoire concrète, notre lutte a provoqué une mobilisation autour de l’alimentation à Bagnolet, une vraie lutte écologiste de territoire : on est en train de monter une AMAP [groupe d’achat en soutien à l’agriculture locale, ndlr] dans et par un quartier populaire. Les gens se questionnent sur le système agroalimentaire, le rapport entre ville et campagne, mais aussi sur la gestion et l’organisation collectives. C’est très politique.”

Quelle a été votre stratégie ?

“Face à des gens qui, au moyen d’une idéologie raciste, défendaient tout simplement leur place, symbolique ou matérielle, on a défendu les intérêts des enfants. On n’a pas changé notre discours, on a juste montré qu’on ne menait pas de bataille idéologique. On a rappelé l’importance de ne pas mettre les enfants dans une position de conflit de loyauté vis-à-vis des adultes. On a aussi fait venir des spécialistes de l’équilibre alimentaire, qui ont montré que la viande n’était absolument pas nécessaire tous les jours.

Des parents, ni végétariens ni musulmans, ont rejoint la bataille, parce qu’ils n’avaient pas de position de pouvoir à défendre. Peut-être qu’ils étaient racistes au départ, je ne suis pas dans le secret des cœurs : au final, je m’en fiche, on a obtenu ensemble que tous les enfants mangent équilibré, et que leur régime alimentaire soit respecté par l’institution scolaire.”

Quel est le plus important, selon vous, dans ce projet et cette stratégie politique que vous proposez ?

Une victoire, ce n’est pas uniquement gagner sur une revendication, c’est tout le processus, ce qu’il fait à celles qui ont mené la lutte, au quartier et aux enfants.

“L’important c’est qu’on avance, collectivement, avec nos propres forces, selon une stratégie élaborée par nous-mêmes. Et il nous faut des victoires pour montrer l’utilité de l’organisation. Mais une victoire, ce n’est pas uniquement gagner sur une revendication, c’est tout le processus, ce qu’il fait à celles qui ont mené la lutte, au quartier et aux enfants.

Pour que cela fonctionne, il faut bien définir son objectif politique au départ. À partir de là, tout se discute au niveau stratégique ou tactique : on peut même faire des alliances avec des gens qui n’ont pas toujours été à nos côtés. Par contre, il ne faut jamais baisser ses exigences : quand on noue une alliance qu’on pensait improbable, c’est le résultat d’un rapport de force qu’on est en train de gagner. Et ça aussi, c’est une victoire !”