Les blagues les plus féministes sont-elles les meilleures ?

Par N°245 / p. 48-50 • Mars-avril 2022

Non seulement les femmes font des blagues, mais pour certaines, c’est un vrai métier. Rencontre avec les Belges Laurence Bibot et Fanny Ruwet, ainsi qu’avec la chercheuse Sandrine Galand, spécialiste de l’humour selon les femmes.

Fanny Ruwet. © Laura Gilli

Aujourd’hui, on (ne) plaisante (plus) avec les femmes humoristes. Pourtant, d’après la chargée de cours à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) de l’UQAM (Université du Québec à Montréal), Sandrine Galand, le sujet n’a pas été véritablement exploité dans la littérature scientifique. Pour elle, “l’humour est un serpent qui se mord la queue : on ne considère pas que c’est du sérieux ou que ça vaut l’étude.” Relégué au domaine du divertissement, il constitue néanmoins une zone d’expression libre pour les femmes. Depuis une trentaine d’années, les femmes humoristes belges se font une place dans le milieu. De Virginie Hocq à Farah en passant par Nawell Madani, la scène belge gagne de plus en plus de femmes.

Pour comprendre cette évolution, deux adeptes du stand-up (ce genre comique où un·e humoriste seul·e sur scène prend son public à témoin) nous ont fait part de leurs expériences. La comédienne, chroniqueuse et humoriste Laurence Bibot a commencé dans les années 1990. Aujourd’hui âgée de 54 ans, elle a le sentiment d’avoir été une “pionnière en Amazonie”, défrichant ce monde majoritairement masculin. Quant à Fanny Ruwet, 27 ans, chroniqueuse, podcasteuse et humoriste, elle fait partie de la nouvelle génération qui renouvelle la discipline. Sur scène, elle aborde sans vergogne des sujets tels que la maternité, la pornographie… ou les frottis vaginaux.

L’humour, “un pouvoir”

La chercheuse Sandrine Galand s’intéresse aux mécanismes propres à l’humour. Dans Le féminisme pop, elle constate que l’humour déraille dans la conception désuète et traditionnelle du spectre féminin. Elle nous explique : “La pratique du stand-up fait écho au genre masculin. Se tenir debout, détenir une clef de lecture, entretenir une tension…” Être bruyant·e, un peu vulgaire, extraverti·e : autant d’attitudes valorisées socialement chez les hommes, mais mal considérées chez les femmes, censées rester discrètes et de bon goût.

Sandrine Galand : “La pratique du stand-up fait écho au genre masculin. Se tenir debout, détenir une clef de lecture, entretenir une tension…” D.R.

Un exemple : le concept de la “punchline”, traduction littérale “ligne coup de poing”, qui désigne une chute, la fin d’une phrase. La tension est libérée avec le rire du public. Cet outil est beaucoup utilisé en humour. Selon Sandrine Galand, “il y a derrière une idée de pouvoir et de contrôle”, plutôt associés au masculin. En effet, pour Fanny Ruwet, être comique revient à “anticiper ce qu’il va se passer, analyser une situation et développer un truc drôle.” Ce qui fait écho à la notion de contrôle. “Quand une femme fait rire, de manière générale ça frustre les mecs, car ils n’ont pas l’habitude de perdre le pouvoir”, confie-t-elle.

Faire rire, c’est maîtriser. Ce n’est pas sexuel, mais pas loin. L’autre lâche complètement. C’est assez jubilatoire.

De son côté, dans les années 1990, la comédienne Laurence Bibot s’est retrouvée seule femme sur des plateaux radio ou dans des shows télévisés constitués uniquement d’hommes. Elle a très vite compris le pouvoir que lui conférait l’humour. La possibilité “de mieux comprendre les choses et de les observer”. Selon elle, faire rire est une belle manière d’exprimer un avis critique : “C’est maîtriser l’autre. Ce n’est pas sexuel, mais pas loin. L’auditeur lâche complètement. C’est assez jubilatoire.”

S’affirmer… et se justifier

Quand on demande à Laurence Bibot ce qui l’a amenée à faire de l’humour, le rapport au corps est spontanément évoqué : “Physiquement, comme je suis très grande, je ne me projetais pas dans un schéma conventionnel. J’ai très vite compris que je n’allais pas intégrer un théâtre classique, parce que les princesses ne sont jamais plus grandes que les princes.”

Laurence Bibot : “C’est possible d’utiliser la difficulté et de la tourner à son avantage… On n’est pas condamnées à être des victimes.” D.R.

La scène est un espace d’affirmation. Mais une femme sur scène est vite objectivée. Le regard de l’auditoire va être plus facilement posé sur son corps, scruté, jugé… Pour Sandrine Galand, ce mécanisme renvoie à l’obsession de commenter les corps féminins dans l’espace public. L’expression d’un rapport de force inégalitaire entre les femmes et les hommes, dont il est temps de sortir. Dans ce contexte, “là où les femmes humoristes transgressent et sont fortes, c’est sur le simple fait de monter sur scène. Elles se mettent déjà en jeu, comme corps physique dans l’espace”, analyse la chercheuse.

Là où les femmes humoristes transgressent et sont fortes, c’est sur le simple fait de monter sur scène. Elles se mettent déjà en jeu, comme corps physique dans l’espace.

À la fin des années 2000, en France, les hommes étaient largement surreprésentés parmi les humoristes : 80 %, contre 20 % de femmes – ces chiffres pouvant être appliqués à la Belgique. Si la tendance évolue, ce n’est pas facile pour les femmes de se sentir légitimes dans ce milieu parfois hostile où elles doivent justifier leur présence. “Elles doivent expliquer, répondre ou se positionner sur le fait d’être une femme en humour”, explique l’essayiste. Ayant de plus le sentiment que les places sont chères, “il faut prouver sa valeur avant de pouvoir se permettre de faire des trucs cons parce que sinon les gens ne sont pas sûrs qu’une femme est capable de faire mieux”, souligne Fanny Ruwet.

Humour féminin… ou féministe ?

Dans les années 1980-1990, les sujets principalement abordés par les femmes humoristes – menstruations, relations amoureuses, “problèmes de filles”… – pouvaient cristalliser les préjugés. C’était aussi une façon pour elles de se faire une place dans une société patriarcale et d’ancrer une forme de singularité. Pour Laurence Bibot, être femme “est un atout. Je peux parler d’intimité et aller dans les domaines propres aux filles”. Elle nous explique aussi que l’autodérision, selon elle très développée en Belgique, a pu représenter un espace à investir.

Fanny Ruwet : “J’ai des blagues, si c’était un mec qui les faisait, ça serait tellement problématique !” © Laura Gilli

L’autodérision est de longue date une stratégie adoptée par certaines “stand-uppeuses”, les adeptes du stand-up. Toutefois, très longtemps utilisée comme une arme de détournement de la domination, l’autodérision a aussi des limites, selon Sandrine Galand : “Elle ne met personne d’autre en risque que l’humoriste elle-même. On va d’abord rire d’elle, et puis finalement de toutes les femmes !”

Pour la nouvelle génération de femmes humoristes des années 2000, il y a un renversement de situation. Certaines jouent avec le fait d’être une femme dans un milieu cantonné au masculin, pour aborder des sujets épineux. C’est ce que décrit Fanny Ruwet : “J’ai des blagues, si c’était un mec qui les faisait, ça serait tellement problématique ! Mais un homme a des centaines et des milliers d’années de patriarcat derrière lui. Moi, je suis une meuf, je fais 1m30 et j’ai l’air inoffensive. Donc j’en bénéficie, en quelque sorte, pour aller un peu plus loin.”

Utiliser le système et son langage, et le retourner contre lui-même : c’est d’ailleurs une des nouvelles portes d’entrée utilisées par Marina Rollman ou encore Tania Dutel pour évoquer des sujets tabous. Dénoncer la culture du viol, des féminicides ou encore du harcèlement de rue… Un vent féministe souffle sur l’humour, inspiré aussi par les générations antérieures. “C’est possible d’utiliser la difficulté et de la tourner à son avantage… On n’est pas condamnées à être des victimes”, affirme Laurence Bibot, qui constate une multiplication des femmes dans le milieu et estime que “le truc est enclenché… J’ai l’impression qu’on ne pourra jamais totalement revenir en arrière.”