#SalePute ou les ravages du cyberharcèlement

Par N°239 / p. 34-35 • Mai 2021

Le documentaire #SalePute nous plonge dans les réalités et les conséquences de la misogynie en ligne à travers le témoignage de nombreuses femmes concernées et l’expertise de personnes sur le terrain.

Myriam Leroy (à gauche) et Florence Hainaut, réalisatrices du documentaire #SalePute.

Un article écrit en partenariat avec la revue Politique.

Il faut avoir le cœur bien accroché, et peut-être ne pas avoir subi de harcèlement via internet (au contraire de l’autrice de ces lignes) pour sortir complètement indemne de la vision de ce documentaire. Sous le titre volontairement provocateur #SalePute, les journalistes belges Florence Hainaut et Myriam Leroy dressent un état des lieux alarmant de la misogynie décomplexée qui prend place sur les réseaux sociaux à partir des discours de haine sexiste en ligne.

En tant que femmes s’exprimant au grand jour dans les médias et dans l’espace public qu’est internet, elles ont subi des cyberviolences comme 73 % des femmes dans le monde, selon les chiffres de l’ONU. Les femmes ont en effet 27 fois plus de risques d’être harcelées en ligne que les hommes. Un tweet sur 15 évoquant une femme blanche est violent, c’est le cas d’un tweet sur 10 évoquant une femme noire. Glaçant.

Et c’est l’une des forces du documentaire : les réalisatrices se sont appuyées sur leurs expériences personnelles pour politiser les cyberviolences à travers ce récit choral qui met l’accent sur les témoignages des femmes concernées brisant leur invisibilisation et leur silenciation – une injonction faite aux victimes à rester silencieuses qui passe notamment par la menace, par exemple la menace d’être encore plus harcelées.

On se disait qu’il fallait qu’on en fasse quelque chose pour transformer l’expérience.

“Il y a déjà quelques années, nous nous sommes toutes les deux tournées vers la justice pour affronter les harcèlements auxquels nous faisions face, ce qui s’est avéré particulièrement éprouvant, et en discutant, on se disait qu’il fallait qu’on en fasse quelque chose pour transformer l’expérience […], raconte Florence Hainaut au site Cinevox. Et puis on s’est dit que ce serait bien qu’un journaliste ou un cinéaste s’intéresse à notre sujet. Et la première chose que nous avons faite… c’est contacter un réalisateur, qui nous a dit : “Mais vous êtes journalistes, pourquoi vous ne le faites pas vous-mêmes ?” Nous, on se pensait inaudibles, à force de ne pas être entendues. On s’est dit qu’un homme, on l’écouterait… On n’avait même pas pensé à le faire nous-mêmes !”

“Maintenant, je ferme ma gueule”

Interrogée, la journaliste et autrice française Nadia Daam a vécu une vague de cyberharcèlement après une chronique radio qui a mené à des menaces de viol et de mort sur elle-même ainsi que sur sa fille de 13 ans. Nadia Daam explique l’injonction de ses harceleurs en ces termes : “Ferme ta gueule […] et, de fait, maintenant, je ferme la gueule.”

Le documentaire cite d’autres chiffres : 40 % des femmes cyberharcelées ont peur pour elles, 20 % ont peur pour leur famille, 50 % d’entre elles connaissent leur harceleur (la très grande majorité des harceleurs en ligne sont des hommes) et 32 % ont arrêté d’exprimer leur opinion sur internet.

C’est le cas de Lauren Bastide, journaliste française, qui a quitté Twitter et qui souligne dans le film à quel point cette décision, prise pour se protéger, impacte encore sa vie professionnelle. Bien d’autres femmes d’âges et d’origines différentes témoignent et apportent leur expertise dans le documentaire telles que l’avocate indienne Trisha Shetty, la toute jeune youtubeuse belge Manonolita, la députée allemande Renate Künast, l’humoriste belge Florence Mendez ou encore l’activiste autrichienne Natascha Kampusch.

Des violences qui font système

Les cyberviolences font partie du continuum des violences patriarcales.

Le documentaire s’attache à montrer comment les cyberviolences font partie du continuum des violences patriarcales et qu’elles sont mal comprises et banalisées, comme beaucoup d’autres violences faites aux femmes. De la remise en question constante des capacités professionnelles des femmes jusqu’aux menaces de viol ou de mort, les proches et la société peinent encore à comprendre la gravité des faits de cyberharcèlement. “En fait, c’est un film sur l’indifférence au sexisme et ses conséquences. Où ça mène d’en n’avoir rien à faire de la haine des femmes ?”, questionne Myriam Leroy pour Cinevox.

En Belgique, aussi bien les politiques que les associations de terrain semblent commencer à prendre conscience de ces violences. Alors que nos vies confinées se numérisaient à grande vitesse, le harcèlement et les violences en ligne ont prospéré.

C’est dans ce contexte qu’une loi contre le “revenge porn” (la revanche pornographique, qui consiste à rendre publiques des photos ou vidéos privées intimes ou sexuelles) a été adoptée dans notre pays en avril 2020. L’auteur des faits risque désormais une peine d’emprisonnement de six mois à cinq ans et une amende de 200 à 15.000 euros. Une circonstance aggravante est prévue quand il y a diffusion de telles images dans une “intention méchante” ou un intérêt économique.

Dans le même ordre d’idées et à l’initiative de la femme politique Leila Agić (PS), qui a subi du cyberharcèlement et qui témoigne dans le documentaire, la majorité du Parlement bruxellois a déposé une proposition de résolution à ce sujet. La proposition prévoit des campagnes de sensibilisation, des formations, la création d’une plateforme en ligne reprenant toutes les informations pour porter plainte ainsi qu’un guichet pluridisciplinaire auprès duquel une victime pourrait se rendre pour recevoir de l’aide. Enfin, des chiffres belges seront collectés, qui manquent pour l’instant cruellement. Pour qu’on ne puisse plus dire qu’on ne savait pas.

Agir de manière locale face à un problème global

C’est également pour lutter contre le cyberharcèlement que la collective (le mot est volontairement féminisé) féministe et antiraciste Chayn s’est créée tout récemment dans notre pays. Le mot “chayn” signifie réconfort et tranquillité d’esprit en urdu, une langue parlée au nord de l’Inde et au Pakistan.

De la tranquillité, c’est tout ce que souhaite aux femmes cette collective qui utilise les technologies ouvertes pour lutter contre les violences faites aux femmes, et plus spécifiquement les cyberviolences. “L’idée de notre collective est née suite à l’augmentation des violences et cyberviolences faites aux femmes en 2020, pendant la pandémie du Covid-19″, explique à axelle Manon Brulard, membre de Chayn Belgium.

D.R. Chayn Belgium

“En Belgique, et partout dans le monde, de nombreuses femmes sont victimes de cyberviolences de genre, amplifiées ou non par l’intersection identitaire où elles se trouvent. Les femmes racisées sont malheureusement immensément plus sujettes à être la cible d’abus en ligne : lutter contre les cyberviolences est donc une lutte qui doit être antiraciste. Internet a permis de faire éclore un féminisme 2.0, il est aussi un medium extrêmement violent, limitant souvent notre parole et amenant à de l’autocensure. Avoir peur avant de s’exprimer n’est absolument pas normal”, s’insurge Manon Brulard.

La collective est née au début de l’année 2021. Chayn Belgium (et Chayn Italie) sont les sœurs de Chayn HQ, un réseau mondial de 400 bénévoles fondé en 2013 par Hera Hussain, une activiste féministe d’origine pakistanaise qui habite désormais à Londres et qui lutte, via les nouvelles technologies et les données ouvertes, contre les violences faites aux femmes.

“Travailler de manière globale et agir de manière locale, cela permet de collectiviser le travail pour pouvoir transmettre le contenu plus facilement. C’est du féminisme solidaire international en quelque sorte, sourit Manon Brulard. Avec le reste du réseau, on s’appelle une fois par mois et toutes nos ressources sont publiées sous licence ouverte pour pouvoir être utilisées par qui le souhaite.”

Des cyberviolences ignorées

Le diktat de “Éteins ton téléphone, c’est virtuel, ça n’existe pas” doit cesser.

Si le premier ordinateur entièrement électronique, créé en 1945, a été programmé par des femmes, aujourd’hui, on ne compte que 18 % de femmes qui travaillent dans le secteur en Belgique. “Les technologies sont pensées et créées par des hommes blancs pour des hommes blancs, ce qui génère des espaces, comme Twitter, qui sont anxiogènes pour les femmes, surtout quand il s’agit de personnes racisées, de personnes issues de la communauté LGBTQIA+, etc.”, explique l’activiste.

“Les cyberviolences ont été trop longtemps ignorées et celles qui les subissent non crues. Le diktat de “Éteins ton téléphone, c’est virtuel, ça n’existe pas” doit cesser. Les cyberviolences sont des violences de genre et les violences de genre sont inacceptables. Le travail de journalistes comme Florence Hainaut et Myriam Leroy va faire bouger les mentalités, surtout si ça bouge dans les gouvernements, via le travail de certaines élues pour le moment, comme Margaux De Ré (Ecolo), Leila Agić (PS) et Opaline Meunier (cdH).”

Les membres de la collective mettent à disposition des ressources écrites par des survivantes des violences, dont un guide pour savoir comment porter plainte pour violences conjugales – des violences qui passent aussi souvent par des cyberviolences. Un deuxième guide est en préparation sur le cyberharcèlement pour répondre aux questions que se posent les femmes concernées : comment porter plainte ? Comment s’en protéger ?

Des cours de Digital Care (de “soin digital”) sont également régulièrement dispensés par la collective. “Il faut lutter et sensibiliser sur ces questions mais comme toute la lutte féministe, cela prendra du temps. En attendant, on pense que c’est important de s’approprier – ou se réapproprier – l’outil pour mieux se protéger. Et cela passe par sa cybersécurité, comme par exemple avoir des mots de passe forts pour éviter de se faire pirater son compte”, précise Manon Brulard.

#SalePute, 52 minutes, diffusion le 12 mai sur la RTBF et en juin sur Arte.