Lina Soualem : “Les femmes de ma famille sont les porteuses de mémoire”

Par N°257 / p. Web • Mars-avril 2024

Dans Bye Bye Tibériade, son deuxième long métrage documentaire, la réalisatrice Lina Soualem est partie à la recherche de ses racines près du lac de Tibériade, en Palestine. Avec ce film, elle met ses pas dans ceux de quatre générations de femmes palestiniennes de sa famille, et interroge en creux les difficultés de l’exil et la transmission complexe de cette histoire. Elle a répondu à nos questions lors de sa venue à Tournai pendant le festival de cinéma Ramdam, en janvier dernier.

"Bye Bye Tibériade" © Frida Marzouk – Beall Productions

Dans “Leur Algérie“, votre premier film documentaire sorti en 2020, vous filmiez la séparation de vos grands-parents paternels, après 62 ans de mariage, qui avaient immigré ensemble en France. Dans “Bye Bye Tibériade”, vous vous intéressez à votre famille du côté maternel. C’est presque comme si vous boucliez une boucle ?

“C’est vrai mais je n’avais pas prévu de réaliser un deuxième film. Quand j’ai filmé mes grands-parents paternels, c’était un geste spontané. En fait, c’était mon premier geste de cinéma. Je n’avais jamais utilisé une caméra auparavant. Alors que j’accompagnais Leur Algérie dans les salles de cinéma et en festival, on me posait des questions sur ma famille maternelle. Je me disais que je n’avais pas le courage de me lancer sur ce sujet, mais en réalité, je filmais déjà ma grand-mère. Je voulais documenter ces générations qui disparaissent. J’ai aussi découvert beaucoup d’images d’archives filmées par mon père dans les années 1990 en Palestine. J’avais envie de visibiliser cette matière : sur ces images, la présence des femmes, celles avec lesquelles j’ai grandi, est très impactante.”

C’était important pour vous de mettre en avant cette place et ce rôle des femmes ?

“Oui, car elles sont silenciées et marginalisées. Pourtant, les femmes de ma famille sont les porteuses de mémoire, elles transmettent notre histoire. Les hommes sont plus silencieux, ou ont disparu. Mon arrière-grand-père par exemple n’a pas survécu au déplacement de 1948 [lors de la guerre israélo-arabe de 1948 qui suit la création d’Israël, au moins 700.000 Palestinien·nes fuient ou sont chassé·es de leurs terres, ce qui est appelé la “Nakba”, ou “la catastrophe”, en français, ndlr]. Mon arrière-grand-mère a dû élever seule ses enfants et porter cette mémoire. Si les femmes parviennent à préserver la mémoire familiale, c’est grâce à la complicité qu’elles ont développée entre elles, grâce à la force de leur relation, cela se passe dans l’intimité qu’elles se sont créée. Je pense que la dureté de l’exil est commune à tous et à toutes. Les hommes vont même plus facilement être déshumanisés, on le voit dans l’actualité récente : on parle beaucoup des victimes féminines et des enfants, comme si les hommes n’avaient pas droit à une vie digne. Néanmoins, ce qui est spécifique aux femmes, c’est qu’elles sont coincées entre deux mondes : celui de l’occupation, du contexte politique, où elles doivent se battre pour exister en tant que Palestiniennes, et celui d’une société patriarcale, comme partout ailleurs dans le monde, où elles doivent lutter pour exister en tant que femmes et avoir les mêmes droits que les hommes.”

Justement, le film retrace aussi le parcours de votre mère, Hiam Abbass, qui a décidé de quitter la Palestine pour devenir comédienne (elle a notamment tourné avec les réalisateurs Cédric Klapisch et Steven Spielberg). Est-ce que cela a été facile de la convaincre de participer à ce projet ?

“Cela n’a pas été évident, elle n’a pas l’habitude de se raconter au travers du cinéma documentaire. Elle joue dans des films de fiction, elle interprète donc des émotions et une histoire qui ne lui appartiennent pas. C’est plus facile pour elle de se raconter à travers les histoires des autres. Elle a dû prendre une décision difficile : quitter la Palestine et sa famille. Pour pouvoir avancer, elle a dû arrêter de regarder en arrière. Elle s’est forgé une carapace pour pouvoir prendre cette route et il n’a pas été simple de la percer, mais elle avait tout de même envie de me transmettre cette histoire, nous avons donc pris ce temps. Je me réfère généralement à ma mère en tant que fille, ce n’est pas le même rapport que celui qui s’est développé pendant le tournage où on se regardait de femme à femme. C’est un rapport plus égalitaire dans lequel je me suis sentie confortable pour réaliser le documentaire. J’ai aussi travaillé avec deux très proches collaboratrices, ma co-autrice, Nadine Naous, et ma monteuse, Gladys Joujou. Nous avons écrit le documentaire à trois dès le départ et elles m’ont aidée à prendre la distance nécessaire par rapport à cette histoire, qui reste la mienne et dont je ne suis pas détachée. J’ai pu construire mon regard de cinéaste de cette manière.”

“Bye Bye Tibériade” © Frida Marzouk – Beall Productions

Il y a cette présence du non-dit dans vos deux documentaires. Pourquoi ?

“Pour moi, il est primordial de ne pas aller chercher des secrets enfouis ou cachés, faire du sensationnel. Ce qui est intéressant, ce sont les sensations et les émotions qui émergent du film. Ce qu’on n’a jamais réussi à dire ou à exprimer, ce qu’on ne peut que ressentir. Le vécu de l’exil, cette sensation-là, je pense qu’elle est commune à beaucoup de gens. Les émotions sont parfois plus fortes que les mots.”

Pour reprendre une formule bien connue des féministes : le privé est politique ?

À travers l’histoire des individus se raconte la grande histoire. Au-delà de ça, je pense que les femmes ont une existence plus politique, du fait de leur condition. Quand on est une femme palestinienne, on ne peut pas déconnecter ces deux aspects : toute l’intimité est affectée par le politique, les relations entre les gens, la place que l’on occupe dans sa famille, etc. Le collectif teinte l’intime et l’intime teinte le collectif. La séparation et l’exil affectent la transmission. J’ai ressenti exactement la même chose dans ma famille paternelle algérienne, qui porte une histoire d’immigré·es et d’ancien·nes colonisé·es. D’un point de vue plus général, je ne peux pas concevoir le documentaire et le cinéma comme étant apolitiques. C’est impossible ! Je n’ai pas ce privilège-là.

Bye Bye Tibériade, Lina Soualem, 1h22. Sortie : le 24 avril.

Chronique du film "Bye Bye Tibériade"

Dans son émouvant documentaire, Bye Bye Tibériade, Lina Soualem s’intéresse à quatre femmes de sa famille maternelle en Palestine. Elle part à la rencontre de différentes générations, depuis son arrière-grand-mère, Um Ali, qui se voit contrainte à fuir avec toute sa famille, comme nombre de Palestinien·nes, lors de la guerre israélo-arabe de 1948. Um Ali perd une de ses filles en chemin, qui vivra en Syrie dans un camp de réfugié·es palestinien·nes et sera interdite de rentrer en Palestine et donc de revoir sa famille de manière sécurisée. Um Ali s’installe dans le nord d’Israël, à Deir Hanna, car elle-même ne peut pas rentrer à Tibériade, où elle vivait avant la guerre, désormais occupée par l’armée israélienne.

Rempli d’émotions, le documentaire nous fait passer du rire aux larmes.

C’est à Deir Hanna que la réalisatrice passait ses étés durant son enfance, pour rendre visite à sa grand-mère Nemat, qui a été institutrice tout en élevant dix enfants, et pour aller se baigner au lac de Tibériade. Le documentaire alterne entre des images que Lina Soualem a tournées directement et les vidéos d’archives familiales de son enfance dans les années 1990, filmées par son père et où on la voit petite fille entourée par toutes ces figures féminines. Autre génération, autre exil, celui de la mère de la réalisatrice, la fille de Nemat, l’actrice Hiam Abbass, qui a notamment tourné avec Steven Spielberg. Elle a quitté Deir Hanna pour trouver la liberté de construire sa carrière. Lina Soualem filme sa mère alors qu’elle revient sur ses pas, à Deir Hanna. Rempli d’émotions, le documentaire nous fait passer du rire aux larmes. Car à travers l’histoire invisibilisée des femmes de sa famille et celle de leur déracinement, Lina Soualem parvient à nous connecter à l’histoire collective.

En parlant de sa propre histoire, Lina Soualem réussit à porter un propos résolument universel sur les plaies de l’exil, les chemins de la mémoire et de la transmission au sein des familles.

Première femme de sa famille à ne pas être née en Palestine, Lina Soualem est aussi la première à ne pas se contenter de cette réponse qu’elle a souvent entendue face à ses questions : “N’ouvre pas les blessures du passé.”  Avec beaucoup de pudeur et en laissant parfois les images s’exprimer par elles-mêmes, la réalisatrice signe un documentaire intimiste et profondément politique sur l’effacement d’une partie du passé, qui fait évidemment écho avec l’actualité récente et dramatique dans la région. En parlant de sa propre histoire, elle réussit à porter un propos résolument universel sur les plaies de l’exil, les chemins de la mémoire et de la transmission au sein des familles. (C.W.)