Rencontre avec Apolline Traoré, caméra au poing

Depuis ses débuts aux États-Unis jusqu’à sa carrière actuelle sur le continent africain, la cinéaste burkinabè Apolline Traoré prend le parti de raconter la société telle qu’elle la voit : avec les femmes, toujours, au premier plan.

Apolline Traoré (D.R.)

2023 a été une année folle pour Apolline Traoré. Avec la présentation de son nouveau long-métrage, Sira (voir ci-dessous), à la Berlinale, puis au FESPACO (Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou), mais aussi en Belgique, au Canada, aux États-Unis… La réalisatrice de 47 ans a trouvé sa place dans la lumière. Et avec elle, un pan du cinéma burkinabè et des combats des femmes de son pays qu’elle expose au travers de ses œuvres. Quand nous la rencontrons en plein marathon médiatique, dans un bar branché de Ouagadougou, elle tient entre ses mains l’Étalon d’argent du FESPACO. Apolline Traoré l’a reçu pour Sira, après le prix du public à la Berlinale. “Ce film a été le plus compliqué de ma carrière”, explique-t-elle.

Extrait du film “Sira”, d’Apolline Traoré.

Des attaques meurtrières

La réalisatrice a écrit son 5e long-métrage au lendemain du drame de Yirgou. À l’aube de 2019, dans ce village du nord du Burkina Faso, des civil·es sont massacré·es par des milices armées. Selon les chiffres officiels, 49 personnes sont tuées, mais d’autres sources évoquent près de 200 mort·es. Depuis 2015, le Burkina Faso fait face à une montée en puissance des attaques à caractère terroriste qui ont fait plus de 10.000 mort·es et près de deux millions de personnes déplacées.

Choquée par le massacre de la population de Yirgou, Apolline Traoré prend la plume pour exorciser. “Je savais déjà que je voulais une héroïne, mais je n’avais pas mesuré l’ampleur qu’allait prendre le personnage, ni sa force. Tout a basculé quand je suis allée en repérage à Dori [au nord du Burkina Faso, dans une zone très touchée par les attaques, ndlr]. J’ai rencontré une femme qui avait marché dans le désert pendant cinq jours après avoir reçu une balle dans l’épaule”, se souvient-elle avec émotion.

Je savais déjà que je voulais une héroïne, mais je n’avais pas mesuré l’ampleur qu’allait prendre le personnage, ni sa force.

Mais quelques jours après le repérage, le 5 juin 2021, un nouveau massacre à Solhan faisant au moins 160 victimes pousse l’équipe à changer de lieu de tournage. Il se déroulera dans le désert mauritanien, proche du décor naturel trouvé à Dori. “Là-bas, il y a eu de la pluie toutes les deux semaines. Tout le décor était détruit, il fallait le reconstruire à chaque fois. Après, avec la chaleur, la caméra s’arrêtait, l’actrice principale faisait des malaises…”, se rappelle Apolline Traoré, reconnaissante de la ténacité de son équipe.

Malgré ces difficultés, Sira a finalement vu le jour. Ce dernier long-métrage est à l’image de ses 20 années de carrière : ancré dans la réalité de Burkinabè victimes de violences, où les femmes sont souvent confinées au silence. “J’ai toujours pris leur parti. Je ne veux pas faire un film où les hommes viennent piailler dans nos oreilles”, revendique Apolline Traoré, formée au cinéma aux États-Unis, où elle a grandi, avant de rejoindre son pays d’origine dans les années 2000 pour travailler aux côtés d’Idrissa Ouedraogo, pilier du 7e art burkinabè.

Extrait du film “Sira”, d’Apolline Traoré.

Du cinéma américain au cinéma africain

Apolline Traoré a présenté son premier film au FESPACO en 2001, poussée par sa mère. “Elle me disait d’aller à Ouagadougou. Mais je disais : Je suis à Hollywood ! Je ne vais pas venir au FESPACO…”, se souvient la quadragénaire, qui a promené les chiens de stars hollywoodiennes entre deux projets cinématographiques.

J’ai ma façon de faire les choses

Au cours de sa première participation au festival, Apolline Traoré rencontre Idrissa Ouedraogo, qui la pousse à revenir dans son pays d’origine. Elle suit ses conseils quelques années plus tard et s’installe à Ouagadougou pour travailler aux côtés de ce dernier, devenu son mentor et ami. “Je connaissais les films américains mais là, c’était complètement différent. Ça m’a pris beaucoup de temps de m’adapter car le rythme était très différent. On m’a reproché de faire du cinéma à l’américaine… Mais j’ai ma façon de faire les choses”, remarque celle qui affirme par ailleurs être admiratrice de Krzysztof Kieślowski, réalisateur et scénariste polonais, qui l’amène à préférer le drame à la comédie. Pour la réalisatrice, sa dernière création est celle qui la représente le mieux : scènes d’actions rythmées, à l’américaine, se mélangent à celles plus lentes et philosophiques d’un conte africain. “Je n’ai pas essayé de satisfaire qui que ce soit.” 

Contrer les stéréotypes

Boukary Sawadogo, professeur associé de cinéma et d’études africaines à la City University of New York, analyse la filmographie d’Apolline Traoré comme une manière de dépouiller les femmes africaines des différents stéréotypes dont joue souvent le cinéma occidental. “D’habitude, la femme est associée à quelque chose d’immobile : à la maison, par exemple. Au Burkina Faso, notamment, les femmes sont vues comme à l’opposé de la prise de risques. Mais dans Frontières [réalisé par Apolline Traoré en 2016, ndlr], ce sont elles qui les prennent et qui se battent”, analyse-t-il.

Apolline Traoré revendique un cinéma engagé où elle applique le filtre de sa sensibilité. Mais pour Azara Toubaoussé, présidente de Taafé Vision, association burkinabè qui œuvre pour une plus grande présence féminine dans l’industrie cinématographique, son art va plus loin. “C’est un cinéma féministe ! On prend le parti de montrer des femmes qui se battent”, s’exclame-t-elle.

Pour beaucoup d’observateurs/trices du 7e art, Apolline Traoré est devenue une porte-étendard du cinéma burkinabè, en Afrique et hors du continent. “Comme d’autres l’ont été avant elle : Gaston Kaboré, Idrissa Ouedraogo… Les contextes socio-culturels sont tels que, parfois, c’est difficile d’émerger quand on est une femme, en Afrique notamment”, expose Evariste Dakouré, enseignant-chercheur à l’Université Aube Nouvelle de Ouagadougou, qui a étudié les politiques publiques de soutien au cinéma burkinabè.

Une ténacité reconnue par ses pairs comme Gaston Kaboré, justement, doyen du cinéma burkinabè. “Elle se bat, elle a une énergie incroyable et cela se voit à travers ses films, comme Moi Zaphira, Frontières, Desrances, reconnaît celui qui a remporté l’Étalon d’or du FESPACO en 1997, tout en en émettant une critique, avec une pointe de paternalisme : “Il faut qu’elle continue à faire un effort au niveau du scénario, mais j’ai beaucoup de respect et d’admiration pour son énergie.” 

Extrait du film “Sira”, d’Apolline Traoré.

Combattre par l’image

Apolline Traoré entend aider celles qui rêvent de cinéma à se lancer. “Je pense qu’aujourd’hui, j’ai pu montrer à travers mes œuvres, à travers mon combat, que c’est possible d’être réalisatrice, et qu’il ne faut pas baisser les bras”, affirme la cinéaste, assise à l’ombre d’un flamboyant – un arbre à la magnifique floraison rouge.

Le cinéma d’Apolline Traoré est un art émancipateur.

Pendant que la réalisatrice repasse le film de son parcours, trois femmes entrent dans le bar. Leurs éclats de rire couvrent la musique et la voix des quelques client·es. Elles saluent Apolline Traoré et se postent à une table en hauteur pour continuer leur discussion. L’une d’entre elles est Nafissatou Cissé, la jeune femme qui a incarné Sira. “Apolline est très rigoureuse, elle sait ce qu’elle veut. Il y a des moments où elle n’a pas été tendre, reconnaît l’actrice qui livre une importante performance physique pour Sira. Elle m’a poussée à bout, elle a fait ressortir mes émotions. Le cinéma d’Apolline Traoré est un art émancipateur.”

Apolline Traoré discute du programme de la journée avec son assistante Jeannette. Les deux femmes se chamaillent avec affection sur l’agenda des jours suivants. “Je les pousse à bout, c’est vrai, parce que c’est très dur de se faire une place, justifie-t-elle. Mon assistante personnelle a un gabarit imposant, mais avant, elle était la plus sensible du monde. Aujourd’hui, elle est robuste, elle ne se fait pas marcher dessus.”

Apolline Traoré et son équipe encaissent les coups. Mais la créatrice de Sira a appris à donner la réplique : “À ceux qui m’attaquent, je leur dis : “Combattez-moi avec vos films, pas avec les mots.” C’est le prix de la réussite.”

Des places à gagner pour Sira

Sira

Dans un paysage désertique, aux dunes de sable flamboyantes, une jeune femme avance péniblement : épuisée, son corps ravagé par le viol, des jours sans eau et des nuits sans sommeil. Sira, l’héroïne du dernier long-métrage du même nom d’Apolline Traoré, plisse le visage sous le poids de cette souffrance. Ce film raconte l’histoire de cette jeune femme de 17 ans de l’ethnie peule, musulmane, qui traverse le désert avec sa famille de nomades pour rejoindre le village de son futur mari, catholique. En route, la famille est arrêtée par un groupe armé non étatique. Les hommes sont massacrés. Sira est capturée par le chef. Violée puis laissée pour morte, elle erre pendant des jours. Elle trouve refuge dans une grotte au-dessus du camp de base de son agresseur. Animée par la vengeance, elle va prendre les armes pour déjouer les plans du groupe armé.

À l’occasion de la projection de Sira pendant le “Love International Film Festival” (LIFF) de Mons, du 8 au 16 mars 2024, tentez de gagner 2 places en écrivant avant le 28 février à axelle @ skynet.be. Les 10 gagnant·es seront tiré·es au sort.  La projection, en présence de la réalisatrice, a lieu le vendredi 15 mars à 18h30 à Imagix Mons. Plus d’infos : www.liff-mons.be/fr/afrocine-in-love-festival/