Mae Jemison, née en 1956 en Alabama aux États-Unis, a un palmarès impressionnant. Elle a notamment reçu une bourse pour étudier à la prestigieuse Université de Stanford à 16 ans, parle quatre langues, a fondé deux compagnies de technologie et fut la première femme noire à voler avec l’agence spatiale américaine NASA en 1992. Aujourd’hui, elle ignore volontiers ces rappels des moments forts de sa vie pour se concentrer sur l’entreprise de recherche « 100 Year Starship » (100 YSS) dont elle est la directrice. Ce consortium, lancé par la défense américaine et la NASA en 2010, a pour vocation de financer les cent ans de recherches estimés nécessaires jusqu’à l’aboutissement d’un voyage interstellaire. Faire avancer les technologies terrestres pour vivre dans les étoiles est donc devenu l’objectif principal de Mae Jemison.
Aider la Terre pour toucher les étoiles
« Quand j’étais dans l’espace, j’ai vu la Terre, les étoiles, les planètes, c’était magnifique. Mais ce qui m’a le plus impressionnée, c’est la permanence de ce tableau, raconte Mae Jemison. Quand les gens parlent de sauver la planète, ils se trompent : la Terre sera toujours là. L’enjeu, c’est de ne plus empêcher la planète de nous fournir ce dont nous avons besoin pour survivre. Il s’agit de nous sauver nous-mêmes. »
Pour la scientifique, pas question donc d’imaginer toute vie sur terre disparue et un avenir assuré dans l’espace. « Si nous voulons collectivement nous en sortir en tant qu’humains, nous devons reconnaître que nous sommes connectés à cette Terre, à la nature, à l’écosystème. Nous n’avons pas la capacité de faire de la photosynthèse comme les plantes. Nous sommes des Terriens. On dirait que ça sort d’un film de science-fiction, mais c’est comparable à se revendiquer comme venant d’un pays ou d’une zone géographique. Sauf que notre appartenance à une nation ou à une communauté ne sera pas suffisante pour survivre. Mère Nature se fiche des intérêts, du profit. »

Mae Jemison se projette sur le long terme : elle estime que si les gens ne sont pas capables de se considérer collectivement liés les un·es aux autres et à leur planète, aucun des problèmes mondiaux ne pourra se résoudre. Une idée définitivement utopique, venant pourtant d’une femme à la logique implacable : « Je sais que ça paraît naïf, mais sur quels sujets les gens se battent-ils ? Sur des ressources, le contrôle, le pouvoir… Pour survivre, en fait. Mais comment survivre dans le futur si on détruit tout ? On doit être capables de s’entendre, de trouver ensemble des solutions durables et innovantes. Sinon tout cela ne sert à rien. »
Un parcours d’excellence à visée humaniste
Formée à l’ingénierie et aux sciences sociales, artiste, devenue astronaute, ingénieure, entrepreneuse, médecin et éducatrice, Mae Jemison a eu un parcours professionnel impressionnant et a dû travailler dur pour diriger 100 YSS, au nom de sa Fondation Dorothy Jemison pour l’Excellence. La fondation porte le nom de sa mère – éducatrice pendant plus de 25 ans dans des écoles publiques défavorisées de Chicago – et s’inspire de ses enseignements, avec le but de donner l’opportunité à chaque personne, qu’importe son milieu social, de contribuer à la société en développant son sens critique et sa responsabilité individuelle.
S’il y a une chose que j’ai apprise du fait d’être la seule femme dans la salle, ou la seule personne de couleur, c’est que les autres ne devraient pas passer par les mêmes difficultés !
La scientifique pense que la perspective de chacun·e est formée par toutes ses expériences. Mais elle ne peut pas affirmer que, personnellement, ses activités et sa façon de penser sont dues au fait qu’elle est une femme, noire, ou bien américaine. Elle reconnaît bien sûr les obstacles particuliers auxquels elle a été confrontée : « S’il y a une chose que j’ai apprise du fait d’être la seule femme dans la salle, ou la seule personne de couleur, c’est que les autres ne devraient pas passer par les mêmes difficultés ! » Mais, selon elle, « ce qui me caractérise d’abord, c’est plutôt un certain sens de la patience, la compréhension que je suis connectée à l’autre, que l’autre est ma famille, mon enfant… C’est vrai que ce n’est peut-être pas un sentiment que beaucoup d’hommes blancs éprouvent ! »
Mal à l’aise à l’idée de généraliser, Mae Jemison pense cependant que les filles sont encore élevées avec la perspective qu’elles doivent s’occuper des autres : « Ce qui, parfois, nous pousse si loin qu’on ne pense pas à soi-même, qu’on ne se valorise pas. » Et d’en venir au terme d’émancipation, empowerment en anglais, qu’elle critique. Elle estime qu’on peut avoir une position de pouvoir – au sens d’être puissante, d’avoir des responsabilités –, mais d’abord si on se considère soi-même comme une personne ayant de l’importance, ce qui n’est pas gagné d’avance pour les femmes. « Tu dois penser que tu as le droit d’être impliquée, le droit de contribuer, tu dois croire que ce que tu dis a de la valeur. Le plus dur est de franchir le pas. Tu dois prendre des risques. »
La planète n’est pas un plan B, il faut qu’on agisse dès maintenant !
Et des risques, Mae Jemison en a pris pour gagner la direction de 100 YSS, notamment dans sa façon de travailler. Elle nous confie être consciente d’avoir adopté, en tant que femme, une façon de travailler novatrice : « Je pratique l’inclusion des personnes de genres et d’origines variées, mais aussi de divers domaines professionnels. Parce que les réponses aux problèmes auxquels nous faisons face ne peuvent pas être trouvées par une seule discipline ou un seul groupe de personnes : elles sont dans la conjonction de tout cela. » Réduire la recherche scientifique aux seules sciences dures ne lui semble pas normal, la science étant aussi au service des enjeux sociaux et culturels. Elle renvoie au fait que, par exemple, les femmes sont trop peu prises en compte dans les études pharmaceutiques : sans une perspective large et diverse, on peut passer à côté de cette réalité.
Puisant des exemples dans sa propre histoire avec l’école et son expérience dans l’espace, Mae Jemison demande aux éducateurs d’enseigner à la fois les arts et la science, l’intuition et la logique comme ne faisant qu’un – pour former des penseurs audacieux. Cette communication (en anglais) a été présentée lors d’une conférence officielle de TED.
Regarder le ciel ensemble
C’est pourquoi il est important, pour Mae Jemison, d’unir une diversité de talents, de connaissances et d’idées afin d’avancer plus intelligemment vers le futur. La condition nécessaire vers la réalisation de ce futur, c’est bien sûr que les « Terrien·nes », comme elle nous appelle, soient capables de comprendre la force de leurs liens, de dépasser les préjugés, les intérêts particuliers et les conflits, de développer une responsabilité morale individuelle et collective.
« Un pays industrialisé comme les États-Unis utilise une part incroyable des ressources mondiales et se prend pour un modèle. Le reste du monde aspire à ce modèle, c’est très compréhensible, mais cela affecte l’écosystème… Les pays qui ont profité et utilisé trop d’énergie et de ressources, y compris celles d’autres pays, ont la responsabilité morale d’agir. Nous avons aussi la capacité de construire des machines et des produits durables, et le devoir d’investir pour développer ces technologies. La planète n’est pas un plan B, il faut qu’on agisse dès maintenant ! »
Notre appartenance à une nation ou à une communauté ne sera pas suffisante pour survivre. Mère Nature se fiche des intérêts, du profit.
Pour dépasser cette situation de blocage et d’injustice, Mae Jemison n’a pas de solution clé en main, si ce n’est celle de réunir les personnes à même d’influencer le débat, les responsables politiques et économiques… À son niveau, elle a lancé l’initiative « Look up » (« lève les yeux »), un mouvement international citoyen autour d’une journée du mois d’août pendant laquelle toutes les personnes intéressées sont invitées à lever les yeux au ciel et à partager leur expérience. Avec, en trame de fond, l’idée que partout où nous sommes et qui que nous soyons, nous partageons le ciel. Et la Terre.
À découvrir le portrait dessiné de Mae Jemison sur le blog de Pénélope Bagieu ainsi qu’un petit panorama des femmes qui sont allées dans l’espace.