Notre révolution : l’école a fait la différence

L’implémentation de la “féministisation” des programmes scolaires, mais aussi de l’enseignement, vient d’entrer dans sa phase finale. A-t-elle déjà influé sur les mentalités ? Contribué à réduire les comportements violents ? Retour sur les épisodes d’une lame de fond, et tentative de réponse, en compagnie d’une chercheuse et d’acteurs/trices du secteur.

© Manon Brûlé pour axelle magazine

Cet article fait partie de l’utopie journalistique féministe au cœur de notre dossier de novembre-décembre 2023. Avant de vous plonger dans sa lecture, vous devez savoir que nous sommes en 2028, l’année où la Belgique n’a recensé aucun féminicide… Pour retrouver les coulisses et le sommaire de cette expérience journalistique hors normes, c’est par ici

Très vite, il y a quatre ans, le mot s’est imposé : féministisation. Mot surgi à plusieurs endroits au même moment qui traduisait, sinon l’air du temps, une volonté certaine de rendre leur place aux femmes dans les savoirs et la culture. La voie avait été pavée ; des chercheuses avaient documenté la surexposition des hommes et l’effacement des femmes depuis l’invention de l’université, avec en point culminant le grand tournant patriarcal (anciennement appelé “siècle des Lumières”). La littérature, et de jeunesse aussi, s’était déjà emparée des sujets féministes, les avait propagés, revisitant mythes et contes, créant de nouvelles modèles. Les musées, à l’instigation de chercheuses activistes, avaient embrayé, (re)découvrant des figures jusque-là balayées sous le tapis de l’Histoire de l’art, tandis que les femmes “de” se voyaient réhabilitées, que le stéréotype de la muse évoluait, rendant sa part active (ou même son art) à l’inspiratrice, et que le matrimoine était systématiquement mis en avant.

Au moment de la formation du premier gouvernement d’union féministe et malgré les actions de protestation d’opposant·es de tous poils, une partie des revendications du Mouvement des Étudiantes a été entendue.

Sur ce terrain propice, l’intraitable mobilisation durant la Grande Grève de 2024 des élèves du secondaire et du supérieur (rassemblé·es sous la bannière du Mouvement des Étudiantes, MDE) a porté ses fruits. Qui n’a pas gravées en tête des images des 103 jours d’occupation des écoles secondaires et des universités : barricades, campements auto-organisés, feux de joie, cantines improvisées… et dérives policières associées – ces images-là aussi ont marqué les esprits.

Au moment de la formation du premier gouvernement d’union féministe et malgré les actions de protestation d’opposant·es de tous poils, une partie des revendications du MDE a été entendue, on s’en souvient. La principale : intégrer transversalement aux programmes une prise en compte du contexte sociétal occidental, soit un point de vue situé influencé par les systèmes de domination, dont les trois principaux sont racisme, sexisme et capitalisme.

De la contestation à l’organisation politique

Directrice de l’Institut Liège IV, Bénédicte Bardeau a fait partie des premières directions à rejoindre le MDE. Elle se souvient : “Au moment de la Grande Grève en 2024, nous avons mis un certain temps à nous rallier aux jeunes ; nous étions en pleine mise en place du Pacte d’excellence, et dans une école dite “difficile” mais dans une partie du corps professoral et au syndicat de profs, la nécessité de prendre part au changement bouillonnait, c’est sûr ! Au début, les revendications des étudiantes partaient dans tous les sens, entre demandes de démocratie participative, d’organisation des écoles en autogestion et des exigences de s’attaquer enfin très concrètement au changement climatique, ou la révision des cursus vers davantage de féministisation. Et nous avions les nôtres… Bref, c’était le chaos.”

La rapidité de la politisation des jeunes a pris presque tout le monde de court.

Dès les premières semaines de grève, dans l’agor-tchatche, cet espace de la cour dévolu aux débats, les idées avaient fait rage, des battles s’étaient organisées, parfois même en musique. “La rapidité de la politisation des jeunes a pris presque tout le monde de court, avance la chercheuse en sciences sociales Vanessa Mosura. Les événements de 2024, et leurs conséquences, avaient donné un sacré coup de frein au glissement néo-libéral de la société, comme à son corollaire, l’individualisme, c’est vrai. Mais il ne faut pas sous-estimer l’impact du silence politique à la suite des marches pour le climat en 2019, l’éco-anxiété galopante des jeunes, ou leurs révoltes contre la gestion de la crise du Covid… Dès ces instants-là, les germes d’une prise de conscience politique plus large ont pris racine. Là-dessus, continue la doctorante, les scandales sont venus mettre à nu l’incompétence, ou le cynisme du gouvernement de l’époque ; la contestation a rhizomé. Il faut encore ajouter que le MDE a bénéficié du soutien de la plupart des parents.”

Les groupes de travail organisés durant la Grande Grève dans les différentes écoles et universités, Flandre comprise, ont produit une série de notes et de recommandations, incluant des échanges avec nombre de personnalités académiques ou militantes. On se souvient des Anthéna Ariodi, Laïfa Dela ou Jan Vanster, leadeurs/euses du MDE qui ont ensuite cédé la place à d’autres, poursuivant ailleurs que sous les feux médiatiques la réflexion collective pour un futur commun, dans laquelle – condition essentielle – chacun·e pourrait trouver sa place. À l’arrivée au pouvoir du gouvernement d’union féministe, “des demandes assez concrètes étaient prêtes”, résume Bénédicte Bardeau. “Ce moment charnière de mises en commun collectives, prolonge Vanessa Mosura, a contribué à remodeler en profondeur les mentalités.”

Révolution des programmes

Les référentiels mis en place dès la rentrée 2025 incluent désormais la compréhension des origines et des mécanismes de discriminations. On le sait, il a fallu batailler, surtout pour les programmes d’histoire qui ont polarisé les débats. Mais ils intègrent à présent une prise en compte de l’histoire, des études et des notions liées à l’esclavage, à la colonisation, au racisme, à l’oppression des femmes et des minorités sexuelles et aux combats pour l’égalité. Et portent un regard critique et décentré, incluant des interventions d’historien·nes et chercheurs/euses du monde entier. “Dans les universités, cette nouvelle approche a d’ailleurs ouvert un énorme champ de recherches, notamment en psychologie et en anthropologie, constate Vanessa Mosura. L’intensité des débats qui se sont tenus à cette époque-là, mais aussi leur qualité, a contribué à l’acceptation et, au final, à l’apaisement de ce que certains commentateurs médiatiques ont qualifié de “guerres woke”1, à mon sens de façon abusive.”

Après la mise en place d’un comité des élèves, qui pèse désormais pour un tiers des voix dans les pouvoirs organisateurs, ce sont aussi les jeunes qui ont repensé le cadre de l’éducation civique, parentale et scolaire.

Pour comprendre l’implication massive des jeunes, le directeur d’Enghien I, Clément Rochelle, rappelle le rôle des réseaux sociaux. “Au début de la Grève, des compétences du Pacte d’excellence ont circulé sous forme de hashtags, effet catalyseur garanti : #RemettreSonAvisEnQuestion, #SeForgerUneOpinion, #ArgumenterSurDesFaits, #PromouvoirLaJustice, #PromouvoirLaSolidarité, #PromouvoirLeSensDesResponsabilités… Les étudiant·es s’en sont littéralement emparé·es, tendant d’ailleurs au passage un miroir grossissant aux politiques, sourit le directeur en consultant ses notes. Après la mise en place d’un comité des élèves, qui pèse désormais pour un tiers des voix dans les pouvoirs organisateurs, ce sont aussi les jeunes qui ont repensé le cadre de l’éducation civique, parentale et scolaire. Qui se sont emparé·es des thématiques de l’EVRAS. Qui ont croisé les thématiques. Iels se sont déchiré·es, parfois, mais le principe de majorité des voix a toujours prévalu.” Cette forme d’autogestion a entraîné un mode de fonctionnement plus horizontal, obligeant au débat pour aboutir au compromis. “Un système certes imparfait, poursuit, toujours souriant, le directeur hennuyer, à l’image des discussions sur la meilleure manière de pratiquer la démocratie”. Il souligne enfin que “le retour systématique à la Déclaration universelle des droits humains comme cadre à toutes nouvelles discussions qui continuent à émerger est un rappel encore nécessaire.”

© Manon Brûlé pour axelle magazine

“Nous naissons tous·tes libres et égaux/ales en dignité et en droits”

En parallèle des évolutions des contenus et de l’organisation, la “vieille” thématique pas si anodine des toilettes a animé une partie de l’année 2025. “À partir de ce moment-là, d’autres personnes que des élèves ou des “sachants” ont été entendues dans l’agor-tchatche, parce que les sujets de la maintenance et de l’hygiène des toilettes ne pouvaient pas être compris ou discutés sans les femmes des services d’entretien, que les élèves avaient rencontrées dès les premières journées de grève. Il s’était passé quelque chose d’important ; d’autres réalités avaient fait leur entrée dans l’enceinte de l’école, pose Vanessa Mosura, et le soutien à la demande de revalorisation des salaires du personnel d’entretien a été une occasion hyper concrète d’étendre au champ social les principes de justice et de solidarité préconisés dans le référentiel d’apprentissages !”

Pendant la Grève, on avait fait des moments de lectures féministes. Ça nous avait nourri·es. Et en fait, on a osé se dire qu’on avait envie de parler de trucs comme du soin, de la confiance, de la vulnérabilité…

Le chantier de réflexion autour de l’EVRAS a certainement lui aussi contribué au changement, analyse Jali Rommel, alors en quatrième secondaire : “Je crois qu’on a tous·tes été encouragé·es par la participation obligatoire – qu’on avait nous-mêmes votée ! Il fallait évidemment examiner le consentement, encourager l’acceptation des différences, les aspects prévention, santé… Mais ce qui revenait surtout, c’étaient des demandes d’explication de ce que disait la loi et des discussions sur la majorité sexuelle. On avait compris qu’il fallait remonter jusque-là si on voulait avoir prise sur les choses… Et les débats tournaient aussi autour de l’envie de réappropriation du plaisir, en dehors des codes patriarcaux, d’hypersexualisation, du porno, de la marchandisation des corps, et des injonctions à la jouissance – ça, ça revenait souvent. Pendant la Grève, on avait fait des moments de lectures féministes. Ça nous avait nourri·es. Et en fait, on a osé se dire qu’on avait envie de parler de trucs comme du soin, de la confiance, de la vulnérabilité… Et on a par exemple proposé d’augmenter les heures.” Dix heures, faisant partie d’un programme dénommé “Prévention”, se donnent désormais chaque année. Elles généralisent notamment l’apprentissage du “Flag System”, système des “drapeaux”, qui aide à évaluer des comportements sexuels et à prévenir des violences sexuelles. Les comités d’élèves ont aussi voté la mise en place de cours d’empathie dès le fondamental. D’autres propositions encore ont été suivies d’effets, dont la révision de la spatialisation des cours de récré.

Mais on peut effectivement assumer que cette lame de fond, impulsée du bas vers le haut, a infusé dans la société entière et réduit la tolérance à la violence, particulièrement celle dirigée contre les femmes.

Aujourd’hui, quatre années après le début des changements et de la mise en œuvre d’un cadre d’orientation féministe à tous les niveaux de l’enseignement (fondamental – qui a remplacé l’appellation “maternel”, primaire, secondaire, enseignement spécialisé, hautes écoles et universités), certain·es intellectuel·les crient encore au révisionnisme et des groupuscules notamment d’extrême droite tentent toujours d’enrayer cette marche, parfois par des actions violentes2. “Mais on peut effectivement assumer que cette lame de fond, impulsée du bas vers le haut, a infusé dans la société entière et réduit la tolérance à la violence, particulièrement celle dirigée contre les femmes”, élargit Vanessa Mosura. “Loin d’une police de la pensée, conclut la chercheuse, les changements ont été, et sont toujours portés, par les jeunes elleux-mêmes. Ils rendent sens à leur vie.” “Il reste du taf”, comme dit Jali.

1. “Quand les guerres woke ravagent l’enseignement”, La Libre, 27 avril 2026.
2. Lire “Supercali-feministic-explialidocious : quand la droite extrême caricature les ministres de l’enseignement en sorcières” (Le Soir, 27/09/28) et la carte blanche publiée “Jusqu’où vont-elles aller ?” (Le Vif, 3/10/28)


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