Les progressa-féministes ne lâchent rien sur la réforme de la Justice

Les suspensions de séance s’enchaînent dans les tribunaux de Bruxelles, à l’initiative des juges progressa-féministes qui interrompent les procès pour s’accorder sur la “parole libre” des avocat·es. Cette semaine, l’Affaire Climat était encore bloquée, mais avec le soutien du public présent. La promesse faite par la magistrature fin 2027 (“Encore un peu de patience, nos discussions internes finiront par aboutir”) commence à dater… Faut-il s’en inquiéter ? Heureusement, au tribunal domestique, concentré de violences de genre : ça roule.

© Manon Brûlé pour axelle magazine

Cet article fait partie de l’utopie journalistique féministe au cœur de notre dossier de novembre-décembre 2023. Avant de vous plonger dans sa lecture, vous devez savoir que nous sommes en 2028, l’année où la Belgique n’a recensé aucun féminicide… Pour retrouver les coulisses et le sommaire de cette expérience journalistique hors normes, c’est par ici

Le contexte
Depuis 2026, axelle suit la transformation de la Justice et couvre davantage de procès, au civil comme au pénal. Ce travail de veille est soutenu financièrement par le Fonds européen pour le journalisme judiciaire (FEJJ). Las de voir les États membres de l’UE rechigner à appliquer correctement la directive (UE) 2019/1937 qui protège les lanceurs/euses d’alerte – désormais étendue aux victimes qui signalent tout abus ou toute violation de droit –, le FEJJ vise à augmenter le nombre de journalistes présent·es tout au long de l’articulation judiciaire. 

Devant la salle 1.D, au cœur des tribunaux climatiques où se déroule l’Affaire Climat1, un groupe (cinquante personnes ?) patiente. Quinze minutes d’attente déjà, rien d’anormal, et à l’intérieur de la salle, ça discute, comme souvent. Maintien de séance, suspension ; les membres de la cour argumentent ; dix minutes plus tard, il est maintenant 10h25, c’est acté, on postpose.

Une juge passe la double porte et soupire en traversant l’assemblée : “J’en peux plus de ces débats, cette nouvelle Justice est si lente.” Le public, relax, répond d’un regard (“Est-on seulement pressé·es ?”) et confirme par là son soutien à la mouvance progressa-féministe. Six mois maintenant que les juges se divisent sur le *rythme* à adopter pour “faire justice”. On/la magistrature propose deux interprétations de la même idée : placer les victimes au centre de la Justice réparatrice/transformatrice. Option 1 = mettre la priorité sur la rapidité d’exécution de la Justice et ne plus faire attendre les victimes. C’est le point de vue des juges conservato-égalitaires, qui veulent donc accélérer le tempo. Option 2 = prendre d’abord le temps de réviser la façon dont la Justice écoute chaque protagoniste. Chantier bien plus vaste, dont on ne voit que les balbutiements, porté par le groupe progressa-féministe, qui ralentirait le déroulé judiciaire.

Efficacité ou pourparlers

En soulignant ouvertement la lenteur des débats, la juge qui vient de sortir de la salle 1.D confirme les bruits de couloir entendus ces derniers jours : les conservato-égalitaires (C.E.), dont elle fait visiblement partie, ne veulent pas lâcher leur position. On/les médias avait cru le contraire vu la promesse exprimée par l’ensemble de la magistrature en septembre (“Encore un peu de patience, nos discussions internes finiront par aboutir”, on se souvient ?)… Mais finalement, pas tant, et les pourparlers internes, entre magistrat·es, fatiguent réellement 10 % des juges. “On doit maintenant, et urgemment, rattraper notre retard, insistait encore récemment une juge de cette mouvance. Il faut accélérer les enquêtes, tenir les audiences au plus proche des faits. C’est primordial ! Les victimes ont besoin d’une Justice efficace et à leur écoute, sans quoi la Justice ne peut pas être réellement féministe.”

Les victimes ont besoin d’une Justice efficace et à leur écoute, sans quoi la Justice ne peut pas être réellement féministe.

Les progressa-féministes (P.F.), qui ne veulent surtout pas interrompre la transition de la Justice entamée en 2025, pourraient pourtant faire passer leur idée en force. (Le groupe est clairement majoritaire : 90 % de la magistrature, au dernier sondage.) Mais ce serait totalement contradictoire avec le fond de notre propos, répondent les P.F. “On veut réinventer la façon dont on se parle à l’audience – victimes, prévenu·es, avocat·es, juges et ministère public. C’est pas le moment de couper le dialogue avec les C.E.”

Bon, comme vous le savez peut-être, on discute beaucoup ces derniers jours, entre nous et avec le barreau, du dicton “La plume est serve, mais la parole est libre”.

Une autre magistrate sort de la salle 1.D et s’adresse au groupe – les cinquante personnes sont toujours là. Puisqu’il pleut aujourd’hui, leurs vestes recouvrent les badges portés pour faciliter les échanges dans les couloirs, dommage. Qui est qui, qui fait quoi ? D’expérience, les audiences climatiques mobilisent plutôt un public citoyen et les administrations publiques → badges orange et rouges. La magistrate : “Bon, comme vous le savez peut-être, on discute beaucoup ces derniers jours, entre nous et avec le barreau, du dicton “La plume est serve, mais la parole est libre”. Quelle place pour les plaidoiries grandiloquentes, parfois diffamatoires, l’atmosphère particulière en audience, le degré d’intervention des juges, bref, gros débat. On se rassemble ce midi au tribunal du travail pour fixer nos arguments. Donc la séance est levée, désolée… Mais on se voit demain ?”

Nouvelle culture citoyenne

Yep, à demain. Puisque la nouvelle culture judiciaire = on vient, on écoute les audiences grand public ou on attend devant les salles plus sensibles qui fonctionnent à huis clos ; on vient pour entourer les victimes, créer une zone de sécurité/un espace de protection autour d’elles ; on se déplace pour comprendre, pour voir la Justice être rendue, pour écouter l’État rendre des comptes ; les récits infusent et nous obligent à admettre la violence classiste, raciste, sexiste ; on conscientise le nombre gigantesque d’agresseurs parmi nous. On se rend au tribunal grâce au congé d’accompagnement judiciaire et parce que la Justice féministe n’a du sens qu’en s’exerçant “entourée”. Les juges et les avocat·es sont observé·es – il y a du monde “autour”. Alors demain, oui, des gens seront là, devant/dans cette salle notamment.

On se rend au tribunal grâce au congé d’accompagnement judiciaire et parce que la Justice féministe n’a du sens qu’en s’exerçant “entourée”.

Quelle est l’influence de cette présence citoyenne constante sur l’exercice de la Justice ? Quel lien avec la diminution de la violence à l’égard des femmes ? Académiques et journalistes s’interrogent constamment sur ce point, suite logique d’une grande question initiale : comment est-on arrivé·es à cette nouvelle Justice centrée sur la victime, défendue par les juges progressa-féministes et conservato-égalitaires depuis trois ans maintenant ? Parmi les hypothèses, on cite fréquemment le fameux “réveil des juges” de l’été 20242, mais aussi la loi-cadre sur les féminicides votée à l’été 2023. Elles semblent toutes deux valables. Dans le premier cas, la Justice a voulu s’affranchir du pouvoir exécutif, “changer de camp” et développer son indépendance. (D’où le nombre impressionnant de procès qui visent aujourd’hui l’État belge → la Justice fait monter les gouvernements et la police à la barre.) Dans le second cas, la reconnaissance légale des féminicides a forcé les juges à réviser leur grille d’analyse pour chaque dossier, à féminister leur regard sur la société et enfiler les lunettes des mécanismes de domination genrée, systémique, raciale, classiste… Dans un cas comme dans l’autre, le résultat est le même : la Justice a totalement révisé sa compréhension de la notion de “neutralité”. Elle se concentre sur les faits, mais l’accompagne d’une analyse systémique ultra solide.

Au tribunal des familles

Et maintenant, quoi ? On poursuit la réforme ? Le grand argument du groupe progressa-féministe = aller du côté du tribunal domestique pour observer la façon dont le dialogue se déroule à l’audience – particulièrement constructif, “c’est ce niveau de dialogue qu’on souhaite généraliser”, dit-on/les P.F. On/axelle était à ce tribunal la semaine dernière, justement, pour suivre une affaire dont l’enjeu était l’établissement de la garde d’une adolescente. Des parents qui se séparent ; le père est violent à l’encontre de la mère et manipulateur vis-à-vis de l’enfant. Autant cette double situation aurait été jugée séparément par le passé (d’un côté, au pénal pour la violence masculine ; de l’autre, aux affaires familiales pour l’organisation de la garde parentale), autant l’affaire est regardée dans son ensemble, sous la nouvelle juridiction. La juge : “Avant de clôturer la séance, je tiens à ajouter deux choses. Nous avons énormément de retard, c’est pareil dans toutes les cours et tribunaux. Mes collègues et moi vous présentons nos sincères excuses pour ce retard. On tente de réparer la Justice, de dégager du temps pour dialoguer entre juges, tout en faisant justice… Et, bon, c’est complexe. (Pause.) C’est tendu, mais on avance. (Expire.) Mon deuxième point s’adresse à vous, madame.
— Oui ?
— Combien de temps avez-vous mis pour récolter ces captures d’écran ?
— Je n’ai pas compté. J’aurais dû ?
— Non, pas forcément. On se doute que c’était un travail énorme. Étiez-vous entourée, au moins ?
— J’étais seule, au début, puis on a monté une équipe de copines pour faire ça ensemble. Elles m’attendent dans le couloir.”
La mère se tourne vers son avocate, les sourires s’échangent en boomerang. La juge : “On vous remercie en tout cas d’avoir compilé tous ces messages WhatsApp. Il est évident que la Justice devrait prendre cela en charge elle-même, accompagner les dépôts de plainte pour collecter tous ces éléments ensemble. Tant que ce n’est pas le cas, merci d’avoir trouvé l’énergie d’aligner les faits de cette façon. Nous avons lu chacune des pièces que vous avez jointes au dossier.”

La magistrate principale se tourne vers ses collègues, assis·es à ses côtés, juge sociétal et juge domestique, puisque la Justice se fait désormais à trois → élargissement du mode de fonctionnement du tribunal du travail, lui-même inspiré de la concertation sociale.

On comprend mieux le propos des progressa-féministes. Ici, le dialogue est ouvert, les mots sont bien choisis, le vocabulaire est accessible. L’acoustique est bonne – elle a été revue en priorité dans les salles d’audience, c’était le début, à l’image de la nouvelle “culture du signalement” insufflée par la remise en question générale des normes et des attitudes (voir les propos d’Aline Dirkx). Se sentir à l’aise de parler ? Eh bien, c’est le cas et on parle. On ne crie pas, on ne se sent pas agressé·e verbalement. Les protagonistes ne s’apprécient pas pour autant – loin de là. La violence existe, mais elle est canalisée, personne ne balance d’huile sur le feu, on/les juges soutient, on/les avocat·es ne tire pas à bout portant. Dehors, dans le couloir, la Justice est peut-être encore sous tension, mais dans cette salle, depuis cette salle, aujourd’hui du moins, grossit une forme d’apaisement.

Chronologie :

Rappel toujours utile, voici les grands acquis depuis 2025 pour le monde judiciaire :

• Les juges passent désormais par le nouveau programme de l’Institut de formation judiciaire pour rattraper leur retard sur la compréhension des multiples degrés de domination de la société et sur les violences de genre en particulier qui peuvent mener, en chaîne, au féminicide.

Les avocat·es ont un parcours de formation similaire, qui accroît leur vigilance et les rend plus engagé·es encore pour leurs client·es (dont 20 % de pro deo d’office) à chaque étape de la procédure judiciaire.

Les juges d’instruction ont de leur côté révisé leur politique d’enquête, devenue très réactive en cas de violence domestique. La violence à l’égard des animaux de compagnie, par exemple, retient maintenant et systématiquement l’attention de la police judiciaire, comme indice d’une violence latente.

Le parquet a perdu du poids dans l’appareil judiciaire. “C’était une vraie boîte noire”, souligne-t-on/observatoire des droits humains. Il doit maintenant justifier correctement les affaires classées sans suite, qui diminuent d’ailleurs à vue d’œil grâce à l’évolution globale de la politique criminelle.

Au tribunal correctionnel : trois fois plus de chambres spécialisées et neuf fois plus de juges associé·es à ces chambres ; la Justice se donnant désormais à trois (juge principal·e, juge sociétal·e, juge domestique). C’est également le cas au tribunal domestique, nouveau nom du tribunal de la famille, qui intervient dans les conflits internes à l’organisation d’une famille, d’un ménage, d’un collectif.

Les violences sexistes et sexuelles sont jugées au tribunal correctionnel, mais anticipées/désamorcées/repérées par le tribunal domestique, situé aux premières loges des violences de genre.

Dans cette culture de la prévention plutôt que de l’application d’une peine : le système carcéral est petit à petit remplacé par des solutions réparatrices ou transformatrices, et moins coûteuses. Des médiations notamment, organisées par les chambres de conciliation propres aux tribunaux, désormais conscients des rapports de domination et capables de repérer, puis désamorcer, tout phénomène d’emprise.

La médiation, solution en croissance, est à charge financière de la Justice, plutôt qu’externalisée et payée par les justiciables, comme c’était le cas auparavant.

Le congé d’accompagnement judiciaire (10 jours par an et par personne) permet à chacun·e de se rendre au tribunal pour entourer collègues, ami·es, partenaires, voisin·es… Et assister (à) l’évolution de la Justice.

1. Depuis 2014, l’asbl Affaire Climat/Klimaatzaak enchaîne les actions en justice contre les quatre gouvernements belges qui ne tiennent pas leurs engagements internationaux de réduction des gaz à effet de serre et de restauration de la biodiversité.
2. Le 21 juillet 2024, à l’occasion du défilé national, la police fédérale avait totalement recouvert les échafaudages du Palais de Justice place Poelaert de banderoles bleues. Après tout, les deux banderoles de l’été 2023 n’avaient pas fait grand bruit, pourquoi s’arrêter là ? Le lendemain matin, 22 juillet, le Conseil supérieur de la Justice donnait sa conférence de presse mémorable : “Ce n’est plus une campagne de communication, c’est une prise d’otages.” Piquée au vif, la magistrature s’est saisie de cette “percée de trop” du pouvoir policier, et donc du pouvoir exécutif dans le pouvoir judiciaire, pour entamer son processus de transformation qui couvait, au final, de longue date.


Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles et du Conseil supérieur de l’Éducation aux Médias

Note de l'autrice

Cet article a été construit sur base de plusieurs échanges et entretiens menés auprès de personnes en contact étroit avec la Justice. Merci à Céline (victime de violence conjugale), Caroline (victime de harcèlement sexiste), Amélie (victime d’inceste), Mariella (magistrate), Florence (magistrate), Françoise (magistrate), Baobab (artiste, archiviste), Vincent (avocat) et Stéphane (archiviste). Entre autres lectures : Une théorie féministe de la violence. Pour une politique antiraciste de la protection, Françoise Vergès, La Fabrique 2020 ; Femmes et Justice, collectif, Anthemis 2022, collection de l’Association Syndicale des Magistrats.