« Au bonheur des dames ? » : Titres-services, la parole des invisibles

Par N°212 / p. 24-26 • Octobre 2018

Elles nettoient, récurent, repassent, elles s’occupent de ces tâches dont nous sommes si souvent heureuses de nous débarrasser, elles manient aspirateur, torchons et produits miracles – et parfois dangereux – mais nous ne voyons pas vraiment les travailleuses des titres-services. Un documentaire, en salle le 24 octobre, fait entendre leur voix.

Extrait du film 'Au bonheur des dames ?' D.R.

Lorsqu’on évoque les titres-services, c’est en termes de “création d’emplois”, de “blanchiment de travail au noir”, de “chance pour personnes peu qualifiées” ou au contraire, de “précarité” sinon de “nouvel esclavage”… Mais on entend peu les aides-ménagères elles-mêmes.

Leur donner la parole : c’est précisément le projet d’Agnès Lejeune et Gaëlle Hardy avec leur film Au bonheur des dames ?, qui sort ce mois-ci (Les films de la Passerelle 2018). Dans le titre, le point d’interrogation a toute son importance : le « bonheur », vraiment ?

Compétences non reconnues

Béatrice, Christel, Francine, Rosalie, Marie-Virginie, Laurence, Nermina, Sabine… Filmées principalement dans le cadre de leur travail, elles disent comment elles vivent leur métier. Un mélange de gêne pour une activité peu considérée et de fierté de réaliser un travail tellement utile. La difficulté de faire face à des client·es trop exigeantes, mais aussi des liens qui se nouent avec certaines familles. La pénibilité non reconnue, les anti-inflammatoires pris chaque matin pour tenir le coup, l’angoisse de donner un avenir à leurs enfants. Mais aussi, parfois, des moments de grâce, comme lorsque l’une d’elles sublime le maniement de la balayette en pas de danse…

Extrait du film ‘Au bonheur des dames ?’ D.R.

Durant un an et demi, les réalisatrices ont rencontré une centaine de femmes travaillant dans le système des titres-services, un secteur qui emploie actuellement plus de 160.000 personnes dont 98 % de femmes. Ce sont des emplois “non qualifiés”, donc sous-payés, comme si les femmes naissaient avec un gène du nettoyage… Alors même qu’un responsable d’une société de titres-services (interviewé dans une capsule qui prolonge le film) a recensé pas moins de 132 compétences, allant de la connaissance des produits et des matériaux à la capacité de négocier, de s’adapter à des demandes diversifiées, en plus du travail physique lui-même, lourd et répétitif.

Des inégalités… aussi entre femmes

Le mérite du documentaire est de mettre en avant des personnes et des tâches aussi précieuses qu’invisibilisées. Le film a cependant ses limites : une sous-représentation de travailleuses d’origine étrangère, nombreuses dans le secteur, avec leurs problèmes propres ; peu de critiques directes énoncées par rapport aux sociétés de titres-services, ce qu’on peut comprendre, certes, de la part de ces femmes qui tiennent à garder leur boulot…

Extrait du film ‘Au bonheur des dames ?’ D.R.

Mais globalement, c’est une parole peu entendue, parfois drôle, souvent touchante, qui nous est livrée ici, avec l’intérêt supplémentaire que les réalisatrices souhaitent un maximum de projections suivies de débats.

En tant que féministe, on ne peut pas passer sous silence une question fondamentale. Les titres-services, c’est aussi la possibilité pour certaines femmes de se débarrasser sur d’autres femmes de tâches ingrates, répétitives, peu valorisées, pour se consacrer à des activités davantage reconnues et rémunérées. Qu’est-ce que cela dit des inégalités persistantes entre femmes et hommes, mais aussi entre femmes elles-mêmes  ?

Interview
Marie-Virginie : « On paie le service, sans voir la personne derrière »

Elle est l’une des aides-ménagères qui apparaissent dans le film. Une particularité : elle est déléguée syndicale, dans ce secteur important (le deuxième en Belgique après la construction) mais difficile à mobiliser, étant donné la précarité sociale des travailleuses et leur isolement sur les lieux de travail.

Quels sont les principaux problèmes que rencontrent les travailleuses du secteur ?

« Il y a bien sûr les problèmes physiques, maux de dos, problèmes du canal carpien, troubles musculo-squelettiques… Des problèmes mal reconnus comme maladies professionnelles. Les femmes qui se plaignent reçoivent souvent comme réponse : “Ah, le dos, c’est le mal du siècle !” ou encore “Vous faites aussi le ménage chez vous !” Mais le plus grave peut-être sont les problèmes psychologiques, les dames qui sont pressées par les clients, sans aucune compassion ni empathie : ils paient pour un service et ne voient pas la personne qui est derrière. »

Des clients qui sont surtout des clientes…

« En effet, le plus souvent ce sont des femmes qui font travailler d’autres femmes, et elles ne sont pas toujours sympas. Elles connaissent la charge de travail, elles connaissent leur famille, elles savent comment se comportent leurs enfants, leurs animaux, elles savent à quel rythme une maison se salit… Et elles voudraient qu’on fasse en quatre heures ce qui devrait en prendre six. Certaines vont même plus loin, jusqu’à humilier l’aide-ménagère. Il y en a une qui m’a demandé si je savais lire. Dans certaines familles, je peux nettoyer les toilettes, mais pas les utiliser… Il faut de la force pour le supporter. »

Si une femme se plaint de ce traitement, quelle est la réaction de l’employeur/euse ?

« Cela dépend. Dans la société où je travaille, il y a un conseiller en prévention, un respect des travailleuses. Parfois c’est ma directrice qui m’appelle comme déléguée pour résoudre un problème… Mais dans d’autres sociétés, il n’y a que l’argent qui compte.

Par ailleurs, comme il y a beaucoup de travailleuses d’origine étrangère, elles rencontrent parfois des problèmes de racisme. Récemment, chez nous, une dame voilée s’est présentée chez une cliente, qui n’en a pas voulu. Le bureau lui a rappelé la loi, l’interdiction de discriminer, et la cliente n’a pas continué avec nous. Mais cela ne se passe pas de cette façon partout. »

En tant que déléguée syndicale, s’il vous fallait avancer une seule revendication, quelle serait-elle ?

« Le salaire ! Durant les quatre premières années, le barème augmente, puis plus rien. Avec 10 ans d’ancienneté, on gagne moins de 12 euros l’heure. Certaines sociétés donnent des augmentations, des chèques-repas, mais ce n’est pas obligatoire. Les frais de déplacement devraient également être mieux pris en compte. »

Des avant-premières en présence des réalisatrices et des protagonistes du film sont prévues :

  • Le 16/10 à Liège à 20h30 au cinéma Le Parc ;
  • Le 17/10 à Bruxelles à 19h30 au cinéma Vendôme – événement Facebook ici ;
  • Le 18/10 à Namur à 20h au cinéma Caméo – événement Facebook ici ;
  • Le 22/10 à Charleroi au cinéma Le Parc ;
  • Le 23/10 à Marche-en-Famenne  au Cinépointcom à 20h00 ;
  • Le 24/10 à Mons au cinéma Plaza Art à 20h.

Un secteur très contestable

Au nom de l’« emploi », les titres-services sont rarement remis en question. Le mouvement Vie Féminine leur porte une critique acerbe dans une prise de position datée de 2007, mais toujours actuelle. Ainsi, le mouvement pointe le coût du système pour l’État, qui préfère soutenir des dispositifs privés plutôt que d’investir dans des services collectifs où chaque personne paierait selon ses revenus. La critique porte également sur le statut précaire des aides-ménagères, souvent en temps partiel et faiblement rémunérées, avec très peu de possibilités d’évolution de carrière.

Plus largement, c’est un système qui  “naturalise” les compétences des femmes, poussées vers ces emplois considérés comme “convenables” soit par manque de qualifications, soit encore parce que leurs diplômes, acquis à l’étranger, ne sont pas reconnus en Belgique. Enfin, l’analyse de Vie Féminine dénonce le fait que les titres-services “confortent les femmes dans leur rôle traditionnel de ménagère au détriment d’un meilleur partage des tâches domestiques.”

Des critiques qui rejoignent celles du chercheur Rachid Bathoum (qui collabore également à Unia, le centre interfédéral pour l’Égalité des chances), dans un texte paru dans un livre collectif consacré à l’insertion des migrant·es. Il y insiste sur la marchandisation croissante de fonctions relevant de la solidarité et la faible qualité de l’emploi, même en comparaison d’autres secteurs employant des personnes “peu qualifiées”, comme la restauration ou le commerce.