Les horizons variés des femmes au foyer

Les “femmes au foyer” font l’objet de nombreux clichés : elles seraient les victimes consentantes de leur mari, de leurs enfants et du patriarcat. Elles représentent souvent un antimodèle féministe. axelle a questionné leur univers, pourtant très hétérogène.

(c) Aline Rolis

En 2015, selon les statistiques fédérales, la Belgique comptait 4,3 millions de personnes “inactives”, parmi lesquelles 2,5 millions de femmes. Dans cette catégorie, on retrouve les étudiant•es, les personnes en incapacité de travail, les (pré)pensionné•es, et les personnes au foyer… ou plus exactement les femmes au foyer, qui sont 430.216 (17,40 % de la population féminine inactive) contre 17.376 hommes (0,9 % dans leur catégorie).

Leur profil

Selon les rares études qui leur sont consacrées, les femmes au foyer seraient principalement des jeunes mères ou des femmes qui ont passé la cinquantaine. Diplômées ou non, certaines d’entre elles ont subi de plein fouet le cumul d’un travail salarié (le plus souvent en contrats à durée déterminée ou en contrats précaires), du travail ménager et de la garde des enfants ; elles disent vouloir renoncer au “modèle wonderwoman” qui aurait été la norme à la génération précédente.

Contrairement à leurs aînées, beaucoup de femmes concernées voient aujourd’hui le fait d’être au foyer comme quelque chose de temporaire.

Comme Hélène, fondatrice du blog Fabuleuses au foyer, qui racontait récemment sur les ondes de France Inter qu’elle avait choisi de rester à la maison dès la naissance de ses jumeaux. Ou Fatima, que nous avons rencontrée avec Sabah et Besma à l’Espace femmes de Vie Féminine à Jette, et qui explique : “Même si j’avais eu les moyens, je n’aurais jamais pu mettre mes enfants à la crèche… et travailler à temps plein, non, je n’aurais jamais eu de temps pour eux.”

Contrairement à leurs aînées dans la même situation, beaucoup de femmes voient aujourd’hui le fait d’être au foyer comme quelque chose de temporaire. Comme un moyen de faire aussi quelque chose pour elles, de se lancer dans des activités créatrices, de partage, voire même de recherche d’alternatives au modèle capitaliste de notre société. Odile, militante écologiste, l’affirme : “Rester à la maison peut aussi signifier que l’on veut expérimenter des formes d’engagement citoyen et politique, lutter contre cette société de consommation à tout prix, s’ouvrir à la construction d’alternatives que le marché du travail ne permet pas tel qu’il est conçu aujourd’hui.”

© Aline Rolis

Quand ce n’est pas un choix

Pour Sabah, il n’y a pas eu à choisir : les manquements dans les politiques publiques de prise en charge des enfants et des adultes en situation de handicap s’en sont chargés. “J’ai quatre enfants, dont un trisomique qui me prend beaucoup de temps, explique-t-elle. Heureusement que mon mari gagne très bien sa vie.” C’est un fait : les mères sont souvent l’unique recours pour les enfants en situation de handicap (voir axelle n° 177). “Et puis travailler pour faire quoi ?, poursuit Sabah. Je n’ai pas été à l’école, j’ai commencé mes études cette année, ici en Belgique, avec les cours de français de l’Espace femmes de Vie Féminine.”

Certaines femmes, coincées par leur situation spécifique ou victimes de toutes sortes de discriminations, n’ont pas vraiment d’autre option : le foyer est pour elles une stratégie de repli. “De toute façon, c’est difficile de trouver des endroits où je peux travailler en portant mon foulard”, souligne Fatima.

Enfin, il y a des femmes qui se retrouvent au foyer à la suite d’une fin de contrat ou d’un licenciement. Cela peut être aussi le résultat pragmatique d’un arbitrage de couple lorsqu’il faut comparer les entrées et les sorties d’un budget familial que les frais de garde des enfants peuvent plomber – dans ce cas, ce sera le plus souvent la femme qui restera à la maison, le temps que les petits aient l’âge d’entrer à l’école.

 Le poids de la mère parfaite

Le matraquage social, médiatique et familial qui pousse les femmes à tout faire pour être de “bonnes mères” contamine même celles qui souhaitent mener de front vie professionnelle et maternité, pensant par exemple pouvoir partager les tâches avec leur conjoint. “Quand j’ai accouché de mon enfant, la question a été : comment gérer cette organisation nouvelle sans sacrifier ma carrière ? raconte Marie (nom d’emprunt). J’étais d’accord avec mon compagnon pour nous répartir cette tâche, c’est plutôt mon entourage qui m’a encouragée à mettre entre parenthèses ma carrière… pour le “bien-être” du petit. De manière temporaire, bien sûr. Une copine m’a carrément conseillé de me mettre au chômage pour quelque temps, histoire de “faire ce qu’il y a à faire”. Dans un coin de ma tête je pensais : et si elles avaient raison ? Heureusement, je ne les ai pas écoutées.”

Les femmes seraient-elles biologiquement mieux programmées que les hommes pour doser le produit lessive ou pour aspirer la poussière ?

En effet, même si certaines rêvent d’un monde idéal où le retour sur le marché du travail se ferait sans soucis, beaucoup d’entre elles prouvent la difficulté de retrouver un travail convenable après leur absence du marché de l’emploi. Sans compter qu’en cas de divorce ou de séparation, ce plan idéal “fait à deux” tombe à l’eau. Les femmes payent alors le prix fort du travail qu’elles ont fourni gratuitement à leur famille durant leur union, au lieu d’avoir développé leur autonomie financière. L’instabilité économique de la situation des femmes au foyer se reflète dans les petites pensions auxquelles elles vont avoir droit, en tant que “femmes inactives”.

Un rôle naturel ?

En 2016, la répartition du travail domestique est toujours très inégale entre les femmes et les hommes. Les femmes seraient-elles vraiment biologiquement mieux programmées que les hommes pour, disons, doser le produit lessive ou pour aspirer la poussière ? Dans le cas des femmes au foyer, difficile de démêler l’œuf de la poule car de fait, ce sont elles qui, pendant la journée, gèrent les tâches ménagères et le soin des enfants.

“Bien sûr, raconte la fondatrice de Fabuleuses au foyer, le fait que je suis plus disponible pour les enfants les porte à ne pas solliciter leur papa pour être aidés dans les devoirs, être accompagnés au sport, etc.” “Si mon mari travaille de six heures du matin à six heures du soir, souligne Besma, c’est à moi de m’occuper des enfants et du ménage.”

© Aline Rolis

Évidemment, les femmes ont été habituées à prendre en charge les tâches domestiques depuis des siècles : beaucoup les ont intériorisées, les vivent comme un devoir, comme une évidence. Mais au-delà de ce niveau individuel, “la classe des hommes extorque à la classe des femmes ce travail non rémunéré”, explique Christine Delphy (citée par François de Singly dans L’Injustice Ménagère). Dans un article sur le « travail ménager », la sociologue féministe est très claire sur ce point : “Dès que deux personnes […] se mettent en couple, la quantité de travail ménager fait par la femme augmente. Pour les hommes, il est divisé en moyenne par deux. Quand une femme se met en couple, elle fait en moyenne une heure de travail en plus que quand elle était célibataire. La femme perd à peu près exactement ce que l’homme gagne, dès la mise en ménage et ceci déjà avant l’arrivée de l’enfant.”

Partage des quoi ?

Mais pourquoi la situation ne change-t-elle pas, ou si lentement ? La réponse se trouve dans le fonctionnement de l’État, du marché du travail et de la division sexuelle du travail et des rôles. L’institution du mariage, par exemple, a été et reste encore aujourd’hui une source importante de discrimination économique pour les femmes. Les hommes et les femmes y arrivent avec un “pouvoir d’achat” différent : les hommes apportent les avantages qu’ils détiennent en tant qu’hommes sur le marché du travail (contrats plus stables, à temps plein, avec une rémunération plus élevée, etc.) et les femmes, les inégalités qu’elles ont héritées de la société : des revenus plus bas, des contrats à temps partiel et/ou dans des secteurs moins rémunérateurs, etc. Ces apports différents jouent un rôle dans la négociation sur la répartition de tâches liées au ménage et aux enfants, et “déterminent la quantité de travaux pour eux-mêmes que les hommes peuvent décharger sur les femmes et la quantité de travail de leur femme qu’ils peuvent s’approprier”, rappelle Christine Delphy.

Pesanteurs et discriminations

La vision naturalisante, qui évacue la construction sociale de ces rôles sexués et des hiérarchies entre les femmes et les hommes, est tenace. Elle nourrit d’ailleurs la revendication d’un “salaire” de l’État pour les femmes au foyer. On peut comprendre cette revendication sur le principe : en effet, les femmes au foyer réalisent un véritable travail qui nécessite des compétences et dont on peut calculer la valeur au tarif horaire. Mais ce n’est pas un hasard si cette idée est prônée notamment par des institutions religieuses et par des groupes politiques conservateurs qui ont un intérêt direct à ce que les femmes restent à la maison : c’est ainsi qu’ils conçoivent leur place, leur “mission”.

La lecture conservatrice des rapports hommes-femmes opérée par les religions n’aide pas les femmes. Si certaines croyantes développent en réaction des interprétations alternatives de leurs textes sacrés (voir axelle n° 174), beaucoup subissent le poids de doctrines qui considèrent que les femmes ont un rôle sacré à effectuer au sein de leur foyer.

“J’ai subi cette imposition dès le plus jeune âge, raconte Giovanna, Italienne vivant en Belgique depuis 40 ans. Le prêtre, ma mère, mes institutrices m’ont appris que nous, les femmes, étions responsables du bien-être familial et que ce bonheur demande des sacrifices de notre part. Difficile d’être une bonne chrétienne pour une femme comme moi, alors, qui devais faire garder mes enfants pour aller travailler, vu que l’argent ne pousse pas sur les arbres !”

Pas sûr que la situation ait beaucoup changé depuis la jeunesse de Giovanna. On lit sur le site catholique aleteia : “Choix ou pas choix, finalement peu importe, ce qu’il faut c’est être une femme au foyer HEUREUSE !” Serrons donc les dents et soyons heureuses, puisqu’il le faut.

(article initialement publié dans axelle hors-série, juillet-août 2016 et mis en ligne à l’occasion de la sortie du hors-série janvier-février 2017)

Quand les grands-mères gardent leurs petits-enfants

Les grands-parents jouent un rôle de premier plan dans la garde des petits-enfants en bas âge. Sans surprise, ce sont les grands-mères qui assurent… Il s’agit là sans doute d’une source d’épanouissement pour le lien entre les générations, mais cela pose aussi d’autres questions : les aînées sont-elles obligées de pallier les manquements de notre société ? Témoignages de femmes et éléments de réponse avec Marie-Thérèse Casman, sociologue à l’Université de Liège.

CC Rodrigo Tejeda

Une enquête européenne sur la “grand-parentalité” a mis en exergue le rôle de soutien affectif et économique des grands-parents vis-à-vis de leurs enfants. “Avec des intensités et des fréquences différentes, les grands-parents constituent une des pierres angulaires de la politique familiale en Europe, y compris la garde des enfants en bas âge, affirme Marie-Thérèse Casman, sociologue à l’Université de Liège et spécialiste de la famille. Dans les pays du Sud, comme l’Italie et l’Espagne, on attend vraiment beaucoup des grands-parents qui deviennent souvent des substituts éducatifs, alors que dans les pays du Nord, on compte davantage sur les moyens collectifs de garde.” Pourtant, en dépit de sa position géographique, la Belgique a encore du chemin à parcourir.

Dans notre pays, “la couverture des places d’accueil en crèche n’est que de 30 % – avec d’importantes variations régionales – et les modes de garde ne sont pas toujours adaptés aux horaires de travail ni aux défis de la mobilité de beaucoup de grands-parents et de parents. Sans parler du prix quand les structures ne sont pas subventionnées”, analyse la sociologue. La précarisation de l’emploi d’une part – en particulier celui des femmes – et, de l’autre, les injonctions de l’État social actif – comme “l’activation” des demandeurs d’emploi ou la réduction du chômage d’insertion – font le reste. “À défaut de grands-parents dans les parages, beaucoup de femmes estiment que si leur salaire doit finir dans les frais de garde, alors autant rester avec le bébé. Ainsi s’enclenche la spirale qui conduit vers la perte de l’emploi, et parfois le chômage de longue durée.”

Mamies à la rescousse

Parfois, les “mamies” interviennent. “Ma fille a inscrit son bébé à la crèche communale dans les temps, raconte Nadia. Avec son salaire, pas possible de payer une garde privée… Mais cette place, elle ne l’a jamais obtenue. Je suis pensionnée et en bonne santé, alors c’est moi qui ai pris la relève, mais je ne trouve pas cela très juste, ni pour moi, ni pour les parents, ni pour l’enfant qui a droit à avoir une socialisation entre pairs.” Beaucoup d’aînées fonctionnent comme un levier pour le maintien au travail, voire l’ascension sociale de leurs enfants.

Je suis pensionnée et en bonne santé, alors c’est moi qui ai pris la relève, mais je ne trouve pas cela très juste, ni pour moi, ni pour les parents, ni pour l’enfant qui a droit à avoir une socialisation entre pairs.

“Les femmes qui se retrouvent grands-mères aujourd’hui ont vécu les années 60 et 70 avec la montée du féminisme et l’activité professionnelle des femmes, souligne Marie-Thérèse Casman. Pionnières dans leur parcours d’émancipation, elles ont été trop souvent bloquées dans l’ascension sociale entre autres à cause du manque de moyens pour pouvoir à la fois avoir des enfants et une activité professionnelle. De surcroît, elles n’ont pas toujours été aidées par leur mère et belle-mère qui reproduisaient peut-être les rôles féminins et masculins traditionnels.” Et bien sûr, elles n’ont pas toujours été aidées par leur mari, par leur père ou par leur beau-père ! Quant aux femmes d’aujourd’hui, le tableau n’est pas plus reluisant : chaque jour, elles consacrent toujours en moyenne 1 heure et 23 minutes de plus que les hommes au soin et à l’éducation des enfants (2 heures et 17 minutes pour les femmes contre 54 minutes pour les hommes). Les chiffres sont encore plus saisissants concernant les femmes de 26 à 40 ans : la différence est de 3 heures et 49 minutes (6 heures pour les femmes contre 2 heures et 11 minutes pour les hommes).

CC Bjorn Egil Johansen

“Le plaisir de voir grandir des enfants”

On décrit la vieillesse comme un moment où les femmes peuvent davantage se dédier à elles-mêmes et choisir leurs activités, y compris celle de garder leurs petits-enfants, ou même ceux des amis, comme en témoigne Monique. “On m’a licenciée à un an de la pension légale, je me suis sentie perdue. Au même moment une voisine m’a demandé de m’occuper de son jeune enfant. J’ai commencé à garder S. les après-midi libres. L’information s’est répandue rapidement et d’autres enfants sont arrivés. J’ai choisi de faire cela gracieusement, même si je ne roulais vraiment pas sur l’or. C’est davantage le plaisir de voir grandir des enfants, d’avoir un échange avec les voisins dont certains sont devenus de vrais amis. Et je peux toujours refuser si je n’ai pas envie, si j’ai d’autres choses à faire. Je garde ainsi cet esprit village qui se perd de plus en plus, avec des voisins qui se disent à peine bonjour, qui érigent des clôtures physiques et mentales à tour de bras, qui sont coincés dans un rythme de vie très dur.”

“Un rôle accepté, pas une imposition”

Mais qu’en est-il de cette liberté quand le plaisir se transforme en devoir ? “Dans mon livre Des liens avec des fils d’argent, explique Marie-Thérèse Casman, on retrouve les différents positionnements. Il y a des grands-parents qui disent “Je suis taillable et corvéable à merci”, d’autres sont d’accord de garder les petits-enfants dans le respect de leur vie. Ce qui est sûr, c’est que la grand-parentalité doit rester un rôle accepté par les grands-parents, pas une imposition.”  

La couverture des places d’accueil en crèche n’est que de 30 % – avec d’importantes variations régionales – et les modes de garde ne sont pas toujours adaptés aux horaires de travail ni aux défis de la mobilité de beaucoup de grands-parents et de parents. Sans parler du prix quand les structures ne sont pas subventionnées.

“Quand mon fils m’a annoncé qu’il allait devenir papa, poursuit Monique, le discours a été très clair dès le début : l’enfant irait en crèche et moi, je m’en occuperais à la sortie. J’étais satisfaite de ce plan car mon fils aussi avait été en crèche – contrairement à sa sœur aînée qui avait été gardée par ma maman – et j’avais trouvé cela plus épanouissant, même si cela me demandait un très grand effort logistique et économique : la crèche n’étant pas desservie par des bus, il fallait marcher pour le déposer tous les jours, le récupérer le soir, courir, être à l’heure… Pour mon petit-fils je suis surtout contente que personne ne m’ait demandé de choisir entre mon travail – même dans les conditions pénibles que je vivais – et mon rôle de grand-mère.”

Contrairement à Monique, certaines grands-mères vivent ce tiraillement : encore au travail quand leurs petits-enfants voient le jour, elles se retrouvent “obligées” de jongler entre travail et garde des petits pour aider les parents. “C’était le cas de Madame D., raconte Monique. Elle était accueillante d’enfants mais elle a dû réduire son horaire quand les jumeaux de sa fille, en famille monoparentale, sont nés. Elle a eu du mal à s’en sortir, d’autant plus que le statut d’accueillante n’est déjà pas en or…”

Quelles solutions ?

Au-delà de l’investissement des femmes, des solutions sont depuis longtemps sur la table. Le partage des tâches de soin et d’éducation des enfants avec les hommes est une première étape, mais il faut évidemment des moyens supplémentaires dans l’accueil de la petite enfance. Autre solution, “la réduction du temps de travail pour tout le monde, hommes et femmes, pour qu’on puisse faire autre chose de nos vies”, avance Marie-Thérèse Casman. C’est en effet une piste, toutefois les femmes occupent déjà la majorité des temps partiels et leur temps libre n’est pas consacré aux loisirs, plutôt à la prise en charge de leur famille… Enfin, Marie-Thérèse Casman regrette qu’on aille “plutôt dans un sens où on est en train de creuser les inégalités sociales et d’essayer de faire payer la note aux plus pauvres.” Aux femmes en priorité, puisque finalement notre société tire un avantage direct à leur précarité : mères et grands-mères sont ainsi disponibles pour assurer gratuitement et de manière privée les tâches de soin et d’éducation des enfants.

Article initialement publié dans axelle n° 187 en mars 2016 et mis en ligne à l’occasion de la sortie du numéro hors-série janvier-février 2017

Les robots sexuels, ultime étape des femmes objets ?

Au rythme où vont les avancées technologiques dans le domaine de la robotique, l’apparition de machines humanoïdes conçues pour satisfaire les désirs sexuels de consommateurs masculins semble inévitable. La chercheuse britannique Kathleen Richardson, spécialisée dans les questions d’éthique, tire la sonnette d’alarme.

(c) Marie Leprêtre

Elle s’appelle Roxxxy, avec trois “x” qui ne laissent aucune place au doute. Avachie sur un canapé, les cuisses mollement écartées, elle a le regard vide, sa mâchoire est exagérément large et sa lèvre pendante ne fait qu’accroître l’impression d’abrutissement qu’elle dégage. À côté d’elle, son créateur, Douglas Hines, pose pour la photo. On est en 2010 et l’entrepreneur américain est venu présenter au salon de l’industrie pornographique de Las Vegas le prototype du “premier robot sexuel au monde”. Les images de la créature ont fait le tour de la planète.

Six ans plus tard, la poupée articulée et parlante est désormais en vente sur le site internet de l’entreprise “True Companion” (“vraie compagne”, sic !). Moyennant la somme de 9.995 dollars (environ 9.600 euros), on peut la recevoir par la poste sous deux à trois mois. Rien n’est laissé au hasard : le client peut choisir, parmi une vaste gamme, la couleur de cheveux de la poupée tout comme celle de son pubis, la couleur de sa peau et de son rouge à lèvres.

“Elle aime ce que vous aimez”

Sur son site, l’inventeur de Roxxxy promet à ses clients ce qu’il considère être la femme parfaite : “Elle a une personnalité qui correspond le plus possible à votre personnalité. Elle aime ce que vous aimez, elle n’aime pas ce que vous n’aimez pas, etc.” Détail qui a sans doute son importance pour les acheteurs : elle peut même parler de foot. Et pour ceux qui finiraient par se lasser, elle a des personnalités de rechange calquées sur les catégories qu’on trouve sur les sites pornos : Frigid Farrah, “réservée et timide” ; Wild Wendy, “extravertie et entreprenante” ; S&M Susan, “prête à réaliser vos fantasmes de souffrance et de plaisir” ; Young Yoko, qui est “si jeune et attend vos leçons” ; Mature Martha, qui “a beaucoup d’expérience et voudrait vous donner des leçons.”

L’inventeur de Roxxxy promet à ses clients ce qu’il considère être la femme parfaite. Détail qui a sans doute son importance pour les acheteurs : elle peut même parler de foot.

Roxxxy est-elle l’avenir de l’homme ? Si l’on en croit David Levy, auteur de l’essai Love and Sex with Robots, qui a fait grand bruit lors de sa parution aux États-Unis en 2007, les relations sexuelles entre les humains – comprendre par là les hommes – et les robots seront on ne peut plus banales d’ici à 2050, et elles ouvriront de nouveaux horizons à leurs utilisateurs toujours en quête de plus d’excitation : “L’amour avec les robots sera aussi normal que l’amour avec les autres humains, bien que le nombre d’actes sexuels et de positions pour faire l’amour communément pratiquées entre humains augmentera, puisque les robots emmagasinent plus de savoir qu’il n’y en a dans tous les manuels d’éducation sexuelle du monde réunis.”

Cela illustre la façon dont la technologie et le commerce du sexe coexistent et se renforcent l’un l’autre en créant une plus grande demande de corps humains.

Avant que son esclave sexuelle télécommandée ne soit commercialisée fin 2015, Douglas Hines se targuait d’avoir déjà plusieurs milliers de précommandes à travers le monde. Bien qu’il affirme que Roxxxy n’a pas vocation “à remplacer l’épouse ou la petite amie” mais s’adresse aux “gens qui sont entre deux relations ou qui viennent de perdre leur femme”, il fait le pari que ses clients utiliseront leur robot plus pour discuter de la pluie et du beau temps que pour satisfaire leur libido, et prétend que “les gens peuvent trouver le bonheur et l’accomplissement autrement que grâce à un autre humain.”

Déshumanisation

C’est ce dernier point qui inquiète particulièrement la féministe britannique Kathleen Richardson. Chercheuse à l’Université De Montfort, à Leicester, cette anthropologue spécialisée dans les questions liées à l’éthique de la robotique a lancé l’an dernier une campagne de sensibilisation contre les robots sexuels, dans l’espoir d’alerter l’opinion publique sur les dangers que représenterait cette technologie. Ainsi qu’elle l’explique à axelle, le recours aux robots sexuels pourrait avoir pour conséquence de déshumaniser ceux qui les utilisent, en réduisant leur capacité d’empathie à l’égard d’autrui : “Quand vous êtes en présence d’un être humain, vous devez prendre en compte sa présence, ses émotions, ses expressions faciales. Ce n’est pas le cas lorsque vous êtes face à une machine.”

Autre source de préoccupation pour la chercheuse : “Ces robots sont réalistes, ressemblent à de vraies femmes, mais leur apparence dérive souvent des représentations pornographiques, explique Kathleen Richardson. Et les clients peuvent avoir tout ce qu’ils veulent, choisir la taille des seins et du vagin… Ces poupées objectifient les femmes. Elles suggèrent aux hommes que les femmes sont des produits qu’ils peuvent acheter et consommer sexuellement et que, s’ils ne peuvent pas les avoir, il y a une alternative mécanique.”

Le philosophe Neil McArthur, professeur à l’Université de Manitoba au Canada, fait également part de ses inquiétudes vis-à-vis des conséquences négatives sur l’image des femmes. Dans une interview au Washington Post, il prédit qu’une banalisation de ces robots sexuels va “promouvoir des idéaux physiques inatteignables et l’idée que les femmes devraient ressembler à une personnalité idéalisée de robot qui est docile et sexualisée.”

Les alternatives à Roxxxy que l’on trouve aujourd’hui sur le marché sont des poupées de silicone articulées, à l’instar des “RealDolls” (“vraies poupées”) de la firme américaine Abyss Creations ou des “Love Dolls” (“poupées d’amour”) de la société japonaise 4Woods. Les rares modèles “homme” qui sont commercialisés sont d’ailleurs eux aussi destinés principalement à une clientèle masculine, comme le laissent deviner aisément les bouches entrouvertes des éphèbes de silicone.

Les enfants, quant à eux, ne sont pas épargnés par cette objectification sexuelle. L’entreprise japonaise Trottla, qui commercialise des poupées à l’effigie de fillettes, les met en scène d’une façon ouvertement pédophile sur son site internet, allant jusqu’à publier des photos montrant cette réplique d’enfant plus vraie que nature, endormie dans son petit pyjama rose et à moitié déshabillée. Bien que ses poupées soient équipées d’une cavité buccale, le propriétaire de l’entreprise, Shin Takagi, se défend de vendre des “poupées sexuelles” à ses clients. Kathleen Richardson s’insurge : “On peut imaginer qu’un jour, il y aura des robots sexuels à l’effigie d’enfants qui diront des choses comme “Papa, je te veux”.”

“Conséquence du commerce du sexe”

En plus de réclamer l’interdiction de commercialiser de tels robots, Kathleen Richardson s’engage pour l’abolition de la prostitution, arguant que “ces fantasmes de femmes robots sont justement la conséquence du commerce du sexe.” Le grand argument brandi par les défenseurs des robots sexuels, selon lesquels ces machines aideraient à réduire les agressions sexuelles et les violences à l’égard des prostituées, n’a aucun crédit à ses yeux : “Cela illustre la façon dont la technologie et le commerce du sexe coexistent et se renforcent l’un l’autre en créant une plus grande demande de corps humains.”

Un passage du blog tenu par un trentenaire français propriétaire de deux poupées sexuelles articulées, intitulé MyDollStory, résume à lui seul les craintes exprimées par la chercheuse. Voilà le plaidoyer ouvertement sexiste de l’intéressé : “Une poupée réaliste en silicone est et sera toujours heureuse, elle restera toujours belle, ne vous fera jamais de crises, de prises de tête, de scènes de ménage, de mensonges, de blessures… Elle ne vous brisera jamais le cœur, ne sera jamais infidèle, ne jouera pas avec vos sentiments, ne profitera pas de votre générosité… et j’en passe ! Sexuellement, elle ne simulera jamais, ne se plaindra pas de votre “performance” et ne vous fera jamais le coup de la migraine.” C’est vrai qu’à ce stade, l’empathie, on la cherche.

Article initialement publié dans axelle n° 189 en mai 2016 et mis en ligne à l’occasion de la sortie du numéro hors-série janvier-février 2017

“Cent ans de sollicitude”

Les soins et les services aux autres, pris en charge par le sexe féminin, représentent la plus grande exploitation passée sous silence. L’assignation de toutes les femmes, d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui, au travail domestique et de reproduction sociale est une constante. axelle se penche sur les dernières données chiffrées belges et élargit notre vision grâce aux travaux de la sociologue Jules Falquet et de l’anthropologue Nasima Mouloud. Pour sortir de l’angle mort les responsabilités, dans la vie privée, la vie publique, et au niveau politique.

(c) Diane Delafontaine

Qui plie les chaussettes, qui récure les sols, qui change les draps ? Qui part faire un jogging, qui prépare le repas du soir ? Qui reste au travail tard, qui se déplace pour aller chercher les enfants à l’école ? À l’échelle belge, le dernier rapport Genre et Emploi du temps produit en 2016 par l’Institut pour l’Égalité entre les Femmes et les Hommes (IEFH) répond à ces questions.

L’éthique du care selon Joan Tronto

L’ « éthique du care » (le soin aux autres, la sollicitude), c’est une pensée féministe et subversive qui nous aide à réfléchir au monde et surtout à imaginer comment il pourrait tourner autrement. La philosophe américaine Joan Tronto fait partie des premières à avoir nourri cette théorie passionnante. axelle l’a longuement interviewée à Bruxelles alors qu’elle participait au festival d’art vivant Signal en septembre dernier. Extraits d’une rencontre rare, à retrouver en intégralité dans le hors-série janvier-février 2017.

(c) Diane Delafontaine

Comment est née l’ « éthique du care » ?

« La première personne à utiliser le terme « care » fut la philosophe américaine Carol Gilligan dans un livre important, Une voix différente, en 1982. Elle y explorait une autre façon de réfléchir à propos de la « morale » inspirée de l’expérience des femmes et de tout ce qu’elles ont développé comme capacité à conforter les relations interpersonnelles, à tisser les interactions sociales.

Habituellement, la morale est comprise comme un arsenal de principes, de règles ou de préceptes, qu’on applique à la vie des gens. Carol Gilligan a découvert qu’elle pouvait aborder la « morale » à partir d’un autre angle, non pas en termes de ce qu’il est « bon » ou « mauvais » de faire. Mais plutôt : si quelque chose doit être fait, qu’allons-nous faire concrètement ?

« La plupart des gens se sentent excusés de leur manque de prise de responsabilités par rapport au care. »

On remarque que, la plupart du temps, bien sûr, nous agissons moralement, généreusement, envers ceux pour qui nous sommes supposés le faire, envers ceux qui nous sont proches. Mais plus difficilement envers ceux qui nous sont moins proches. Le but est de rétablir la balance de justice, entre ceux dont on se sent proches et les autres, ce qui est fascinant à l’époque actuelle, quand on voit ce qui se passe avec l’immigration, par exemple…

Ce qui est intéressant dans l’éthique du care, c’est que nous devons nous en préoccuper ! La dépendance crée des obligations, de la responsabilité. Si nous sommes proches de quelqu’un, s’il est dépendant de nous, on lui doit quelque chose. Si vous avez un enfant, c’est le vôtre : vous devez prendre soin de lui. »

Il faudrait alors considérer toutes les relations, familiales mais aussi sociétales, suivant cet angle ?

« L’éthique du care parle d’ « obligation morale ». J’en ai écrit la définition : à un niveau plus général, les activités de notre espèce incluent tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde, pour que nous puissions tous y vivre aussi bien que possible. C’est le point central : le care fait partie de tout ce que nous faisons dans nos vies quotidiennes, que nous en soyons conscients ou non. S’habiller chaque matin, venir jusqu’ici aujourd’hui, par exemple…

Nous avons besoin de jobs pas nécessairement productifs, des jobs liés au care. Si on paie mieux les gens pour exercer ces métiers-là, ils travailleront également mieux.

La plupart d’entre nous, bien portants, posons des tas d’actes de care envers nous-mêmes : se nourrir, faire en sorte d’avoir un endroit où dormir, toutes ces choses font partie du travail de care que nous faisons chaque jour, mais nous le mettons de côté. S’occuper de notre famille fait partie du soin quotidien. Les gens ne comptent pas ce soin dispensé à un partenaire, à des parents, des enfants, des amis… Nous sommes devenus une société tellement focalisée sur l’économique que tout ce qui est autre que du travail est devenu une catégorie vide, « la vie privée ». Mais en fait, c’est ça, la vraie vie, la réelle catégorie, c’est là que les gens deviennent eux-mêmes, exercent des jugements moraux, vivent ! »

Qui est responsable de ces besoins ?

« Nous devons prendre la responsabilité de ces besoins. C’est la tragédie de la condition humaine. Nous avons plus de besoins que nous ne pouvons compter […].

Dans notre société, il y a une balance déséquilibrée entre qui reçoit ou donne le soin. Toutes les sociétés développent des pratiques de soin. Mais dans la nôtre, c’est un truc de femmes.

L’éthique du care pousse à repenser la justice. En partant non pas de tous ces gens qui n’ont pas assez d’argent et sont considérés comme responsables du fait qu’ils n’arrivent pas à prendre soin d’eux-mêmes, mais en partant plutôt de ceux qui ont trop de privilèges et forcent tous les autres à prendre soin des choses dont ils ne veulent pas s’occuper. Si on pense l’injustice de ce point de vue, tout devient différent. C’est ça, la perspective du care. »

(c) Diane Delafontaine
© Diane Delafontaine

Elle éclaire les oppressions ?

« Oui, mais l’oppression, ce n’est pas seulement accabler les gens – c’est la définition commune du mot. L’oppression vient également du fait de permettre à des gens au sommet de la société de se débarrasser de toutes sortes de responsabilités […].

Ce qui m’a tracassée lorsque j’ai réfléchi à la question, c’est le fait que toute société a son concept du care ; toute société établit ses valeurs, qu’elle soit mormone, chrétienne, bouddhiste… Les sociétés esclavagistes, elles aussi, ont leurs pratiques du care : pour elles, certains humains sont littéralement des outils pour exécuter des tâches que personne ne veut faire. Si vous vivez dans ces sociétés, cela vous est familier. Alors je me suis dit qu’il devrait exister une théorie politique du care démocratique. Si on vit dans une société démocratique, si on partage des valeurs démocratiques, on devrait aussi s’engager pour des valeurs de care démocratiques.

C’est un point historique intéressant, non ? L’évolution de la démocratie est marquée par l’élargissement progressif de la représentation du peuple : les nobles avaient des droits, puis certaines catégories de la population, puis les hommes ont obtenu le droit de vote, d’abord, et les femmes, petit à petit… Rendre la société plus démocratique fut un processus très lent. Et aujourd’hui, nous faisons face au défi de rendre nos valeurs et nos pratiques de care plus démocratiques. »

Quelles valeurs, par exemple ?

Nous sommes devenus une société tellement focalisée sur l’économique que tout ce qui est autre que du travail est devenu une catégorie vide, la ‘vie privée’.

« Je dirais que la valeur démocratique la plus importante est celle d’égalité. Les gens devraient être égaux, recevoir le même respect, la même capacité à être libre, la même capacité à exprimer leurs opinions. Si on part de là, les inégalités constatées dans le care posent problème d’un point de vue moral : le fardeau du care, sa responsabilité est transposée de façon inégalitaire. »

Vous êtes-vous basée sur l’observation des femmes ?

« Sur l’observation de la place des femmes dans la société, de la société dans son ensemble, et du racisme toujours très présent dans la société américaine. L’enjeu du care est de penser politique, de rendre les citoyens conscients, volontaires. Deuxièmement, dans les sociétés démocratiques, dans toute société, la meilleure sorte de care est celle qui est la plus démocratique. Ce que je veux dire, c’est que si vous avez un donneur de soins et un receveur de soins, s’ils sont dans une relation de grande dépendance, le care sera d’autant plus bénéfique qu’ils sont engagés dans une relation égalitaire. Et cette découverte fut très étonnante pour moi. »

Est-ce une théorie féministe ?

« À plus d’un titre. D’abord, tout est parti pour moi d’une préoccupation féministe à propos de la vie des femmes, afin qu’elles puissent alléger leur fardeau. L’idée est que les femmes devraient devenir les égales des hommes, à tous les points de vue. Qu’est-ce que cela signifie, en pratique, en Occident ? Les femmes ont intégré le monde du travail rémunéré, et ce fut un combat. Pensons à la violence domestique, aux inégalités de prise en charge des tâches ménagères… : toutes ces inégalités sont rarement prises en compte et les femmes jouissent de peu de considération. Le travail rémunéré des femmes étant devenu monnayable dans la société, cela a du sens que le combat pour un travail rémunéré soit la première chose sur laquelle se focaliser.

L’injustice a toujours une logique. La logique de l’injustice de genre est que quelqu’un doit faire le boulot, et c’est la femme qui va le faire. Et les femmes qui ont accédé au monde du travail rémunéré, après avoir été à l’unif, ont trouvé un bon boulot, elles ont engagé une autre femme pour s’occuper des enfants, pour faire le ménage, laver les vêtements… C’est le cauchemar féministe. C’est ce qui arrive, dans le monde entier. Et une grande partie de la population immigrée est constituée de ces femmes qui vont fournir ce travail, ailleurs que chez elles. La façon de réparer cela est de revenir à la question de base : ‘Hé, minute ! À qui appartiennent ces chaussettes sales ? Pourquoi cette personne ne peut-elle pas les laver elle-même ?’ »

Mais comment faire advenir cette société du care ?

« La plupart des gens se sentent excusés de leur manque de prise de responsabilités par rapport au care. Il y a ce premier moyen de payer quelqu’un pour faire ce qu’on n’a pas envie, ou pas le temps de faire soi-même. Mais il y a également ce que j’appelle les passe-droits. La société est basée sur ce principe de dispenses. Les hommes, sous prétexte qu’ils « protègent » les femmes – protection littérale physique contre les autres hommes, ou protection financière – sont dispensés de s’occuper des tâches quotidiennes. Même chose pour les militaires, ou les policiers, par rapport à la société. C’est le passe-droit de la protection.

Si on vit dans une société démocratique, si on partage des valeurs démocratiques, on devrait aussi s’engager pour des valeurs de care démocratiques.

Deuxième sorte, le passe-droit de la production : je travaille, je ramène de l’argent, c’est la chose la plus importante, donc je n’ai pas le temps : quelqu’un d’autre doit le faire.

La troisième dispense, c’est la dispense néo-libérale, qui parle de responsabilité personnelle : je suis juste responsable de moi-même et de personne d’autre, je prends soin de ma propre famille, c’est déjà assez dur, il ne faut pas m’en demander plus, et puis tout le monde a des parents.

La quatrième est, aux États-Unis, la dispense « charité ». Il y a des gens qui meurent de faim, ils n’ont même pas accès aux soins de santé, je donne à mon Église et mon Église donnera aux personnes de mon Église qui ont faim. Je me décharge de ma responsabilité, à part de celle d’être charitable. Avec ce type de charité, je contrôle. Je ne veux pas donner pour les gens qui consomment de la drogue, je veux donner à des personnes « décentes », qui le méritent.

Donc, la première chose à faire quand on parle d’une société du care démocratique : ‘Allez tout le monde, prenez vos passe-droits, déposez-les tous sur la table, et redistribuons les responsabilités du care !’ »

Il faut rendre sa valeur au care ?

« Oui, dans la force de travail elle-même. Les discussions publiques doivent tourner autour du care. Les initiatives locales nous montrent que ça marche. Donner au care autant de valeur qu’à la production. Changer les règles économiques de distribution des salaires. Pourquoi est-ce qu’une femme de ménage devrait être moins payée qu’un trader ? Il faut rendre l’économie éthique.

Une autre proposition que je fais souvent – et on me prend pour une folle : tout le monde devrait travailler moins et prendre davantage de temps pour le care. Et ces deux aspects fonctionnent ensemble. Les gens n’ont pas le temps pour le soin, parce qu’ils travaillent trop. Mais en fait, on travaille trop pour les mauvaises raisons. »

Pour payer des gens qui feront ce que nous n’avons pas le temps de faire nous-mêmes ?

« Exactement. C’est un système absurde. C’est le système capitaliste, qui rend les gens de moins en moins solidaires. Et ce qui est très intéressant, c’est que dans cette période néo-libérale de chaos, je pense que le féminisme est une vraie menace. Et je crois que ces deux choses sont liées, mais je ne peux pas le prouver, pas encore. Le « backlash  » [retour en arrière, ndlr], le renforcement de l’économie de marché, tous ces événements parlent d’une certaine façon de ces ‘folles de femmes qui finissent par obtenir ce qu’elles veulent’. »

Et on assiste effectivement à un vrai backlash pour le moment, contre les femmes…

« Contre les droits des femmes, oui. Cela fait partie du racket de la protection. Les gens ont peur, quelqu’un doit avoir le contrôle, quelqu’un doit avoir la responsabilité, l’homme. Et plus les gens ont peur, plus c’est facile de les convaincre. »

Dans notre société de la peur, sur quoi s’appuyer pour avancer vers cette éthique du care ?

« À ce stade, honnêtement, je ne sais pas vraiment quoi faire. Est-ce qu’on fonde un parti politique ? Je ne sais pas. Il faut avancer le plus clairement possible, avec des arguments rationnels sur ce à quoi doit ressembler l’économie du care. Et ensuite, nous devons commencer par persuader les gens, les politiques, les gouvernements, que c’est la chose juste à mettre en œuvre. Il s’avère également que cela coïncide avec cette menace réelle sur la planète. La production doit être arrêtée ! Ça fait partie de l’enjeu. Nous sommes tellement habitués à fabriquer des jobs et du travail alors que nous pourrions vivre avec beaucoup moins, si nous avions un minimum de sécurité. Cela va exactement à l’inverse de la logique du néo-libéralisme. Nous avons besoin d’une sécurité sociale pour les gens de tous les âges et de toutes les conditions. Nous avons besoin de jobs pas nécessairement productifs, des jobs liés au care. Si on paie mieux les gens pour exercer ces métiers-là, ils travailleront également mieux. Pour le moment, ils ne veulent pas le faire, parce que c’est identifié comme dégradant, associé à une image négative, du « travail de femme », d’ailleurs. Construire la solidarité est très difficile. C’est pourtant de ce changement dont nous avons besoin. »

Quand soignant·es et résident·es de maisons de repos se rebiffent

Parmi les métiers du « care », les soignant•es des maisons de repos connaissent un sort peu enviable. Outre le désintérêt de notre société envers les aîné•es, elles/ils subissent les techniques agressives des entreprises commerciales actives dans le milieu. Main dans la main avec les résident•es, les employé•es belges du groupe Orpea ont décidé de résister.

CC Daniela Vitello

La vieillesse est l’affaire de tout le monde. Au même titre qu’aimer, pleurer ou manger, vieillir fait partie intégrante de l’expérience humaine. En ce moment même, nous vieillissons. Le « papy boom » a déjà commencé, dans l’indifférence générale. Cette augmentation proportionnelle du nombre de seniors sera d’ailleurs vraisemblablement un « mamy boom », les femmes vivant en moyenne plus longtemps que les hommes. En conséquence, le nombre de personnes hébergées en maison de repos augmente. Selon les chiffres de l’INAMI, seulement 18.871 personnes vivaient en maison de repos en 1996 alors qu’elles étaient 69.705 en 2013, soit une hausse de 369 %.

Pendant que les chiffres grimpent, les maisons de repos changent de visage. Fini le temps des petites structures, place désormais aux grands groupes privés, dont la société française Orpea, qui pallient au manque de moyens du service public. Orpea possède plusieurs centaines de maisons de repos dans le monde, dont 58 établissements en Belgique. Cotée en Bourse depuis 2002, l’entreprise ne connaît pas la crise et a pour ambition de s’implanter… jusqu’en Chine. Ce géant du secteur table sur un chiffre d’affaires de 2,72 milliards d’euros pour l’année 2016.

Un management à l’américaine

Il ne faut cependant pas se fier aux sourires des aides-soignantes mis en avant sur le site web du groupe. Plusieurs arrêts de travail en février et mars 2015 dans les maisons de repos belges ont révélé des situations dramatiques. « Les aides-soignantes sont obligées de faire 16 toilettes en deux heures et demie. Je vous laisse imaginer la cadence. C’est de l’abattage », explique Laure Mesnil, secrétaire permanente de la Centrale Nationale des Employés (CNE), qui a accompagné les travailleurs/euses d’Orpea dans la transformation d’un ras-le-bol en un mouvement organisé. Ce rythme de travail infernal nous est confirmé par Sonia (prénom d’emprunt), aide-soignante en psychogériatrie dans l’une des maisons Orpea. « C’est du car wash, confie-t-elle. On fait du mieux qu’on peut, mais on n’a pas le temps de le faire correctement. »

« Les négociations ont mieux fonctionné dans les maisons où les résidents sont restés attentifs à la situation de leurs soignants. »

Après les arrêts de travail, les travailleurs/euses d’Orpea s’organisent donc et fourbissent leurs revendications : d’abord, l’engagement de nouvelles aides-soignantes via le fonds Maribel (qui sert à créer des emplois dans le secteur non-marchand). « Cela n’aurait pas coûté un franc à Orpea », s’insurge Laure Mesnil.

Les employé•es demandent également un jour de congé supplémentaire. « C’est une pratique courante dans d’autres maisons de repos, vu la difficulté du travail », continue Laure Mesnil. La direction refuse le tout.

Pendant ce temps, les arrêts maladie et les accidents de travail s’accumulent chez les employé•es qui ne sont pas remplacé•es. «  C’est du management à l’américaine. On leur met la pression pour qu’elles soient productives et augmentent les bénéfices. On en arrive à des situations dingues, où elles doivent utiliser des sacs-poubelles quand elles font les lits car il n’y a plus d’alèses », raconte Laure Mesnil.

Les salarié•es se lancent alors dans des arrêts de travail tous les jeudis, bientôt surnommés les « jeudis noirs », et sont rejoint•es par des médecins mais aussi par les résident•es et leur famille. « Ils sont lavés tous les jours par une femme épuisée et sous-payée qui travaille comme un robot. Pour les résidents, c’est insupportable. Ils savent qu’une meilleure qualité de travail pour les employés, cela signifie une meilleure qualité de soin pour eux », analyse Laure Mesnil.

On m’apprend qu’une vieille dame est décédée à la suite de brûlures au deuxième degré après un bain trop chaud. Les employé•es réclamaient des thermomètres depuis des semaines.

Un mois et une pétition plus tard, la direction accepte de s’asseoir à la table des négociations. La lutte qui a regroupé soigné•es et soignant•es a enfin payé. Laure Mesnil ajoute : « Pour nous, c’était gagné, car nos collègues français nous disaient qu’Orpea ne négocie jamais. » Le cahier de revendications n’est pas complètement pris en compte mais des avancées significatives ont lieu. « Et les négociations ont mieux fonctionné dans les maisons où les résidents sont restés attentifs à la situation de leurs soignants », conclut la syndicaliste.

 

« On n’est pas à l’usine ! »

Un an plus tard, que reste-t-il de cette lutte ? Sonia explique avoir désormais droit à l’assurance hospitalisation, « mais toujours pas à des chèques-repas. Et les cadences sont toujours là », continue-t-elle. « Nous sommes organisés en journée type. J’essaie de leur faire comprendre qu’il n’y a pas de journées types avec des êtres humains. Le lundi, je peux ne rester que cinq minutes avec une résidente mais le lendemain, il faudrait que je puisse rester quinze minutes parce qu’elle en a besoin », se rebelle Sonia. « On n’est pas à l’usine ! Ils en sont à calculer combien coûte un résident pour se nourrir. Ils ont estimé que chaque personne a droit à maximum quatre euros et demi pour ses trois repas par jour. Ils ne meurent pas de faim, le grammage légal est respecté et de toute façon, on se débrouille entre nous pour donner un peu plus à ceux qui en ont besoin. Mais on est tout de même loin des collations saines que l’on servait avant. »

Avec l’arrivée de ces groupes privés aux techniques agressives, le métier de soignant•e a changé radicalement. Il suffit de tendre l’oreille pour surprendre des histoires de maltraitance, de médicaments mal administrés faute de temps, d’escarres à cause de langes non changés. On m’apprend qu’une vieille dame est décédée à la suite de brûlures au deuxième degré après un bain trop chaud. Les employé•es réclamaient des thermomètres depuis des semaines. Il y a aussi le parcours de ces aîné•es qui finissent par mourir désespérément seul•es. Sonia avoue que personne ne peut prendre sur son temps libre pour rester avec elles/eux. « On se donne corps et âme pour notre métier, mais nous sommes trop contents de passer cette porte et de rentrer chez nous à la fin de la journée », déplore-t-elle.

« Comme des mamans »

Ces travailleurs/euses pressé•es de rentrer à la maison sont en majorité des femmes, malgré l’arrivée timide d’hommes dans la profession. « On est comme des mamans pour les résidents. Quand j’ai commencé il y a vingt ans, il n’y avait que des femmes, depuis la femme de ménage jusqu’à la directrice. Aujourd’hui, il y a davantage d’hommes qui travaillent avec nous, notamment comme kiné ou infirmier », remarque Sonia qui, après des humanités en option sciences et mathématiques, s’est retrouvée dans le métier « un peu par hasard ».

« C’est un cliché très ancré dans les entreprises, qu’une femme sera plus rassurante pour un résident », analyse Laure Mesnil. « Cela vient de l’éducation : on apprend aux filles à être empathiques et proches de leurs émotions, tandis qu’on enseigne aux garçons à ne surtout pas pleurer… » Et la syndicaliste d’avancer une autre raison : « Il existe aussi l’idée que les femmes seraient moins rebutées par des tâches ingrates, qui décourageraient plus facilement un homme. » Sans compter que les femmes d’origine étrangère sont fortement représentées dans le milieu, avec parfois un permis de travail précaire et pas encore de permis de séjour : des travailleuses encore plus perméables aux ordres de la direction.

La vie en maison de repos se décline donc au féminin. Corollaire du « mamy boom », une étude menée par l’Agence pour une vie de qualité (Aviq) dans les maisons de repos wallonnes montre d’ailleurs que 77 % des « résidents » sont en fait des résidentes.

« Le fric, pas les soins »

Cette même étude dévoile que 41 % des résident•es voient leurs mouvements entravés la nuit par des moyens de contention alors que 14 % sont également entravé•es durant la journée. « On les laisse végéter. Les aînés ne sont plus productifs, donc ils ne servent à rien. C’est terrible comme vision de la vieillesse !, s’insurge Laure Mesnil. Il y a aussi une réelle infantilisation des personnes âgées dans notre société. On ne leur demande jamais leur avis, on ne leur propose pas d’activités. »

Les entreprises investissent dans les personnes âgées comme dans du pétrole. Tout ce qui compte, c’est le fric et pas les soins. Les directeurs ne sont plus choisis pour leur vision sociale.

L’espérance de vie en maison de repos ne dépasse d’ailleurs pas quelques années. « J’ai souvent entendu des personnes me dire : « J’attends la mort ». On les traite comme des consommateurs et pas comme une force sociale, ni comme des personnes qui peuvent s’impliquer dans leur quartier par exemple », continue la syndicaliste. Sonia renchérit : « La direction d’Orpea parle de « clients », pas de résidents ou de patients. On attend la pension qui tombe tous les mois et gare à ceux qui ne paient pas ! On nous répète tout le temps que le taux d’occupation de la maison est trop bas… »

C’est que les maisons de repos constituent un secteur de plus en plus concurrentiel pour les grandes entreprises. « Elles investissent dans les personnes âgées comme dans du pétrole. Tout ce qui compte, c’est le fric et pas les soins. Les directeurs ne sont plus choisis pour leur vision sociale. »

Dans ce domaine hyper-compétitif, les petites structures qui n’ont pas la même force de frappe en termes de communication ou de management sont lésées. « Un directeur de maison de repos doit aujourd’hui rendre des comptes à des actionnaires. Comment peut-on laisser entrer des logiques commerciales dans le non-marchand, un domaine qui, par définition, ne produit rien si ce n’est de la relation sociale ? », s’insurge encore Laure Mesnil. On n’en a pas fini de capitaliser sur la vieillesse : le « mamy boom » ouvre la voie à un tas de nouvelles cibles potentielles auxquelles les publicitaires peuvent vendre un visage parfait grâce à telle crème antirides, des cheveux soyeux grâce à cette coloration camouflant les cheveux gris et une place dans une maison de repos de luxe d’Orpea. Le chef cuisinier qui y travaille est étoilé mais on y meurt de solitude.

Logique marchande

Il existe un projet de loi controversé censé inscrire la Belgique dans ce marché ultra-compétitif : la loi Peeters (voir axelle n° 191), du nom du ministre de l’Emploi Kris Peeters, qui prévoit essentiellement l’instauration de la semaine de 45 heures de travail (à la place des 38 heures) et une flexibilité accrue pour les travailleurs/euses à temps partiel dont les horaires variables ne pourraient être connus que 24 heures à l’avance.

Ces propositions frapperont durement les employé•es des maisons de repos. « Ils travaillent effectivement surtout à mi-temps. Des changements d’horaires pourront survenir n’importe quand, il sera impossible pour eux de cumuler plusieurs emplois ou d’organiser leur vie de famille. Tous nos efforts sont balayés. Le gouvernement n’entend pas la voix des travailleurs précaires », décrypte Laure Mesnil.

Cette logique est globale : c’est celle de l’Europe libérale et de son grand marché intérieur, appelé à s’ouvrir encore plus dans le cadre des différents accords de libre-échange en train d’être négociés avec le Canada (CETA) et avec les États-Unis (TTIP). « Tout doit être commercialisable et mis en concurrence. Les services publics sont attaqués partout. Le non-marchand est clairement un clou dans le pied de l’Europe », conclut la syndicaliste.

À l’image du combat des aides-soignantes et des employé•es d’Orpea, qui a fonctionné parce qu’il a mobilisé les résident•es, ce n’est qu’en rassemblant toute la société civile que l’on pourra faire plier cette obligation de concurrence qui finit par s’imposer et cherche à nous mettre toujours plus en compétition les un•es avec les autres, laissant femmes et travailleurs/euses précaires au tapis.