Guerrières ordinaires, l’impensé de la violence au féminin

La marche des émeutières sur Versailles en 1789, les marronnes pendant la période de l’esclavage… Tout au long de l’histoire, des femmes ont utilisé la violence à des fins ou dans un cadre politique. L’ouvrage collectif Combattantes. Une histoire de la violence féminine en Occident donne une place à ces femmes anonymes qui, pour certaines, ont lutté armes au poing pour leurs droits. Il examine, à partir d’exemples plus sinistres – comme les gardiennes des camps nazis –, ce que la perception de la violence exercée par des femmes fabrique en termes de représentations du genre féminin.

Bravoure des femmes parisiennes à la journée du 5 octobre 1789 : dédiée aux femmes », Estampe de Jacques-Philippe Caresme (1734-1796). Gallica.bnf.fr

Derrière quelques figures illustres se cachent des groupes de centaines, voire de milliers de femmes anonymes qui ont participé à la marche de l’histoire, parfois en recourant à des moyens violents. Historiennes et historiens tentent ici de mettre en contexte, et à leur juste place, leurs actions et l’impact et la lecture médiatique de celles-ci, sans jamais verser dans l’apologie de la violence, ni la mise en miroir avec la violence masculine.

Dans son introduction, le coordinateur de l’ouvrage, Martial Poirson, convoque l’incroyable livre de l’autrice Svetlana Alexievitch, La guerre n’a pas un visage de femme. Cette expérience d’écriture documentaire compile des centaines de témoignages de femmes russes ayant participé, à toutes les fonctions, à la Seconde Guerre mondiale. Si ces dernières n’apparaissent pas dans Combattantes, d’autres groupes de guerrières défilent par ordre chronologique, de la participation occasionnelle des femmes grecques à certains épisodes de guerre (ce qui ne changera rien à leur statut de non-citoyennes) jusqu’aux féministes contemporaines qui ont fait une arme de leur nudité.

Bretteuses ou pétroleuses

Entre les deux ? Les bretteuses (qui se battent à l’épée) et femmes pratiquant les arts martiaux, présentes dans les livres de techniques de combat du 14e jusqu’au 16e siècle, et réapparaissant au début du 20e siècle. Puis au Moyen-Âge, les résistantes au quotidien à la violence patriarcale, soutenues par un pouvoir judiciaire conscient des violences faites aux femmes : il s’organisait par exemple des “combats judiciaires” entre (ex-)partenaires, l’homme enterré jusqu’à la taille et disposant d’une arme, la femme autorisée à utiliser des pierres dans un sac – le combat était arrêté aux premières blessures.

Dans la seconde moitié du 14e siècle, c’est une production culturelle de figures de guerrières, Amazones, Preues et autres Sibylles, qui s’active en soutien à des héritières légitimes écartées du trône de France suite à l’adoption de la loi salique.

En octobre 1789, des émeutières, dont poissardes (marchandes des Halles de Paris, porte-parole du milieu populaire) et tricoteuses (nom donné a posteriori aux femmes du peuple qui tricotaient pendant qu’elles assistaient à des assemblées politiques pendant la Révolution française, donné aussi plus largement à toutes les femmes qui y ont participé) marchent sur Versailles et remportent une victoire politique et symbolique au début de la Révolution française.

Durant la période coloniale au 18e siècle, des esclaves développent des stratégies violentes de résistance : empoisonneuses, avortées, marronnes, ou femmes leaders de révoltes.

Pour protéger la Commune de Paris et son gouvernement populaire de l’offensive ennemie des troupes versaillaises en 1871, les femmes montent aux barricades avec toutes les armes possibles, y compris le feu, et seront surnommées pour l’histoire – écrite par les gagnants – “pétroleuses”.

L’œil de la police, 1er janvier 1909 (France). Gallica.bnf.fr

Actives entre 1870 et 1930, les “vitrioleuses”, femmes des milieux populaires précaires, jettent du vitriol au visage de leur ancien compagnon aux promesses non tenues et/ou violent (ou au visage de sa maîtresse, mais c’est plus rare). L’autrice de ce chapitre, Karine Salomé, nous apprend que peu à peu les attaques au vitriol ont été dissociées des débats, commencés sous la Commune, à propos de l’émancipation des femmes et envisagés au fil du temps sous l’angle du “crime passionnel”. Aujourd’hui, exercé principalement par des hommes sur des femmes, le vitriolage est devenu un symbole des violences faites aux femmes.

Presque contemporaines

Viennent ensuite au début du 20e siècle les suffragettes luttant pour l’obtention du droit de vote des femmes. En Grande-Bretagne, une partie du mouvement féministe (d’inspiration anarchiste, communiste, internationaliste, révolutionnaire et en non-mixité) revendique l’action directe, endommage des bâtiments, pose des bombes, démarre des incendies… Figure emblématique : Emmeline Pankhurst, “persuadée que le pouvoir politique ne repose pas sur la force […] mais sur le consentement [des femmes à leur propre oppression, ndlr]”, les appelant donc à se rebeller.

Les suffragettes portent atteinte aux installations matérielles, jamais à la vie humaine ou animale. Recourant à la violence de façon délibérée, elles se servent de la répression policière pour se rendre visibles et rallier l’opinion publique. Les suffragettes monteront également des milices entraînées à la self-défense. Outre-Manche, le droit de vote sera octroyé aux femmes le 6 février 1918, mais pour services rendus à la patrie, notamment par les “munitionnettes“, ces ouvrières qui fabriquaient des munitions ; une violence au service de l’État ne soulevant, celle-là, aucune protestation, relevait Virginia Woolf.

Encore plus difficiles à aborder, les surveillantes des camps de concentration nazis, dont on apprend le contexte d’enrôlement, leur origine sociale et, surtout, le traitement médiatique qui leur sera réservé lors de procès publics. Transformées en monstres ou, plus tard, hypersexualisées par une vague porno dans les années 1970, elles sont, d’une certaine façon, dépossédées de la responsabilité de leurs actes. Ce qui gomme le fait que, dans certains contextes, des femmes peuvent devenir aussi violentes que des hommes. Les femmes terroristes de l’État islamique recevront un sort médiatique semblable : manipulées ou monstrueuses. Dans les années soixante et septante, les militantes des groupes révolutionnaires armés (Fraction Armée rouge ou Action directe) seront quant à elles ramenées à l’aliénation amoureuse.

Faire revenir le “naturel féminin” au galop

Seuil 2019, 260 p., 29 eur.

La succession des chapitres, largement illustrés, dézingue l’image de femmes naturellement innocentes et pacificatrices. En émergent également les stratégies récurrentes d’un système parvenant à neutraliser les effets des luttes politiques de ces groupes de femmes assumant la violence. Elles sont qualifiées, suivant les époques, de “viragos” (femmes d’allure masculine), “harpies”, furies, folles, assoiffées de sang, duplices et, plus tard, d’”hystériques”, bref d’excessives et donc de danger pour l’ordre social, mais aussi moral. Elles sont forcément dépravées, pulsionnelles, déviantes sexuellement, conduites par leurs émotions, leurs instincts, et particulièrement quand elles sont issues des classes populaires. Leur invisibilisation ou les jugements moraux (hypersexualisation, héroïsation, statut de monstre) qui les discréditent servent aux pouvoirs masculins à dépolitiser les femmes, leur niant toute aptitude politique, toute capacité d’action insurrectionnelle.

Alors que le tabou de la violence féminine persiste et que l’inconscient culturel occidental réserve toujours le monopole des armes aux hommes, les actions posées par ces femmes, quels que soient leurs objectifs, percutent les stéréotypes de genre : masculin (armes, pouvoir, autorité), féminin (douceur, soin, patience). Leurs agissements constituent une remise en cause des valeurs et des normes sur lesquelles reposent les fondements de notre société et agitent le spectre de la fin de notre civilisation.

Refuser aux femmes une aptitude à la violence les cantonne dans une image idéalisée, et les stéréotypes les noircissant les évincent, en fait, de l’action publique, tout en transformant le regard historique – qui les a, par ailleurs, sublimées symboliquement, transformées en égéries, allégories ou déesses, la République, la Nation, la Liberté, la Civilisation…

Penser la possibilité d’un acte violent commis par une femme constitue, explicite Martial Poirson, “une triple transgression à la supposée loi du genre héritée de la tradition, lui reconnaissant une place dans la sphère publique, la créditant d’une capacité autonome d’action, en la qualifiant de déterminée et sans concession.” Combattantes creuse l’histoire à la recherche d’un autre imaginaire : celui de femmes battantes, actrices de leur émancipation.

Éloge du féminisme subversif, par Caroline Lamarche

La terreur féministe. Petit éloge du féminisme extrémiste“, un essai récent ; “Se défendre. Une philosophie de la violence“, une réédition : deux titres dans la ligne de mire de Caroline Lamarche, pour qui s’intéresse à la violence des femmes, et à celle des féministes.

Éditions Divergences 2021, 128 p., 14 eur.

Irene, 21 ans, de culture espagnole-basque-française, collagiste contre les féminicides, activiste riche d’idées aussi déjantées que logiques, a écrit un ouvrage percutant et pédagogique en forme de “petit éloge du féminisme extrémiste”.

Le mot “extrémiste” n’est pourtant guère cité dans ces pages, pas plus que celui de “terreur féministe” lancé en réalité par des magazines d’extrême droite, ces bastions d’individus horrifiés par les femmes qui ne se contentent plus de cortèges, de pétitions ou de dénonciations sans suite. Aux accusations de l’ennemi, pourtant reprises dans le titre par une inversion du stigmate, Irene préfère les qualificatifs de “défensif” et “subversif” pour dire la légitimité de la violence dans les luttes. Une violence non systémique, contrairement à celle du patriarcat, une violence qui ne vise pas à dominer mais à se défendre et à neutraliser l’agresseur.

Toute l’argumentation d’Irene, émaillée d’exemples historiques et contemporains, vise à désamorcer cette phrase devenue l’incantation du féminisme majoritaire : “Le féminisme n’a jamais tué personne”. Cette fausse croyance nourrit l’illusion que la non-violence est, pour les femmes, le seul moyen d’action et qu’on pourrait détrôner l’oppression au terme d’une longue patience.

Que nous ne puissions plus attendre car rien ne change – les femmes battues, violées, tuées simplement parce qu’elles sont femmes – devient une évidence. Mais ce n’est pas la seule raison de cet éloge de l’autodéfense. La véritable raison est qu’il n’est pas admissible qu’une moitié de l’humanité domine l’autre par la peur. “Les femmes auraient-elles peur de faire peur ?”, demande Irene d’une voix aussi nuancée que ferme. N’est-il pas temps de lever le voile sur le visage féminin de la violence ? De cesser d’invisibiliser les femmes sur ce plan-là aussi ?

Irene nous parle d’Artemisia Gentileschi, violée par son maître de dessin, vengée par la force de ses tableaux mais, à talent égal, infiniment moins connue que les artistes masculins. Elle nous rappelle que les suffragettes anglaises jetaient des pavés et plaçaient des bombes. Elle nous raconte sa grand-mère Ita, et puis Ana, Maria del Carmen, Jacqueline, Noura ou Diana qui, en France, en Espagne, au Soudan, au Mexique et ailleurs, se sont défendues au péril de leur vie voire ont tué leur agresseur.

Elle rejoint en cela Elsa Dorlin, cette “philosophe de la violence” dont le livre Se défendre, récemment paru en poche, retrace une généalogie de l’autodéfense politique. Se défendre en attaquant est la stratégie du patriarcat. Elle peut devenir la nôtre et accompagner la naissance d’une nouvelle subjectivité qui place ses limites et se fait respecter par la force s’il le faut. Ou par un sursaut instinctif, aussi désespéré que légitime, comme vient de le rappeler le procès de Valérie Bacot, victime d’un conjoint monstrueux mais aussi de l’impuissance de la société à la protéger. (C.L.)