Rose-Marie Lagrave, la femme qui casse les classes

La Française Rose-Marie Lagrave est sociologue. Elle se considère comme une “transfuge de classe féministe” : elle a traversé, au cours de sa vie, différents milieux sociaux. Née dans une famille catholique, elle a grandi dans un environnement rural entourée de huit sœurs et deux frères. Elle a ensuite eu accès au lycée grâce à une bourse de l’État, elle a travaillé comme “petite main” dans une bijouterie pour payer ses études universitaires, jusqu’à devenir directrice d’études dans une grande école parisienne. Dans son livre, Se ressaisir. Enquête autobiographique d’une transfuge de classe féministe, elle revient sur son parcours singulier, et éclaire d’un jour nouveau la société dans laquelle nous vivons. Entretien.


Vous avez voyagé entre différentes classes sociales, depuis votre enfance dans un milieu rural catholique, jusqu’à votre poste de directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Quel regard portez-vous sur votre propre parcours ?

“Avant tout, il ne faut pas se représenter les parcours des “transfuges de classe” comme un trajet en ligne droite allant de A à Z, et, dans mon cas, d’un village pour arriver à Paris, à l’École des hautes études, comme si le chemin était tout tracé. Au contraire, je montre dans mon livre que mon parcours est tout en dents de scie, avec des moments où je passe un cap, où je fais du surplace, suivis de phases régressives qui auraient pu conduire à un déclassement, auxquelles succèdent de petits déplacements ascendants.

Mon parcours est tout en dents de scie.

Rien n’est joué par avance. Le regard sociologique met l’accent sur un processus entre la classe d’origine et celle d’accueil, en s’attachant à décrire par quelles voies on parvient à passer des frontières sociales, malgré la force agissante de la règle de la reproduction des classes sociales.”

Vous refusez de dire que vous êtes une “miraculée”. Dans votre livre, vous dites aussi “qu’on ne s’en sort jamais tout seul”. Pourriez-vous expliquer pourquoi ?  

Rose-Marie Lagrave. D.R.

“Je ne suis ni une miraculée scolaire ni une miraculée sociale, parce que ma trajectoire est une construction qui s’inscrit dans des contextes et des conditions de possibilité collectives. Pour parvenir à franchir des barrières sociales, il m’a fallu rien de moins que des politiques sociales favorables à des familles modestes (ce qu’on nommait à l’époque “l’État providence”, à présent détricoté), des alliés d’ascension (ma famille, mes frères et mes sœurs, mes instituteurs de l’école primaire, mes professeures du lycée, des collègues à l’EHESS), des collectifs alliés (mes camarades militantes des groupes de parole du MLF et mes étudiants et étudiantes) qui, à chaque moment de mon parcours, ont été de solides soutiens.

Certains événements imprévisibles, telles des opportunités professionnelles, ont été tout aussi décisifs dans mon cursus. Rien ne tient donc du miracle : il faut des arcs-boutants extérieurs à soi-même pour soutenir un parcours de transfuge.”

Vous refusez également qu’on dise que vous êtes “méritante”, même si, comme vous le décrivez, vous avez été une travailleuse acharnée. Contrairement à ce que l’on fait croire, mérite et travail n’iraient pas de pair. Quelle est votre position par rapport à ces termes ?

“Oui, le travail a été le ressort, l’armature, et le point focal de ma vie. Pour celles et ceux en transition sociale, en l’absence d’héritage de toute nature, quoi d’autre à faire valoir que sa force de travail ? Je n’avais que le travail à faire valoir, et le travail m’a fait valoir. Il m’a ouvert des horizons et fait accéder à des univers sociaux que je n’aurais pas connus autrement. Parce que c’est un travail privilégié, il est devenu une vraie passion.

La notion de “mérite” dissimule les inégalités scolaires.

Dans votre question, vous faites un lien entre “travail” et “mérite”. À mes yeux, le “mérite” est une fausse monnaie, un “cache-inégalités scolaires”. Dans mon village, seuls les enfants de ma famille sont allés au lycée. Or, nul talent caché parmi mon frère, mes sœurs et moi-même. Nous avons été repérés par les instituteurs et avons obtenu une bourse pour poursuivre au lycée. Les autres élèves n’ont pas eu cette chance. Nous n’étions pas plus méritants : nous avons bénéficié d’un avantage en raison d’une socialisation familiale rigoureuse, et du bagage scolaire de mon père formé au séminaire.

C’est donc une sélection que la notion de “mérite” masque pour mieux dissimuler les inégalités scolaires, qui ainsi peuvent croître et embellir. Cette notion permet à l’école républicaine d’encenser ceux et celles sortis de l’ornière pour légitimer ses idéaux, en mettant à distance les laissés-pour-compte. Je refuse le terme de méritante, car après tout, les méritants ne sont-ils pas mes camarades d’école primaire contraints de tracer leur parcours sans même avoir obtenu le certificat d’études ?”

Vous avez aussi grandi avec un père invalide et un frère qui, par la suite, a été diagnostiqué autiste. La maladie semble avoir été déterminante dans votre manière d’appréhender les choses. Quel rôle a-t-elle joué dans votre parcours ?

“Quand je suis née, la maladie était déjà là. Mon père était “tuberculeux 100 %”, comme on disait à l’époque. Mon frère aîné était autiste. La maladie omniprésente a suscité chez tous les membres de ma fratrie un devoir de solidarité envers mes parents, tant matérielle que morale. La maladie a été un des éléments structurants de ma famille ; elle l’a fait tenir au-delà des départs des uns et des autres. Raison pour laquelle je n’ai jamais eu de “rupture” avec ma famille.

La maladie, partie intégrante de la quotidienneté depuis mon enfance, m’a sans doute aussi disposée à avoir une vision très critique à l’égard de la violence sociale que sont la concurrence, la compétitivité, la virilité, parce que j’ai incorporé très tôt le regard discriminant sur les gens fragiles.”

Est-ce que vous pensez que votre parcours singulier vous a aidée et accompagnée dans votre travail ?

“Pour les raisons que j’ai dites, je ne me suis jamais sentie écartelée entre deux mondes, celui d’origine et d’accueil. Je les portais tous les deux en moi. Ce n’est donc pas un entre-deux, mais une espèce d’hybridation, une sorte de métissage entre deux mondes, qui se sont ajustés pour me donner une compréhension critique à l’égard de ces différents univers.

Lorsque l’on est traversée par des cultures très différentes, des appréhensions du monde contradictoires, voire opposées, le regard se met à équidistance, et l’on décèle plus clairement l’arbitraire des normes, des règles et des injonctions, puisqu’elles n’ont pas le même poids et la même valeur dans les deux univers. C’est pour cette raison que les transfuges de classe sont potentiellement des lanceurs d’alerte. Ils ont une plus grande sensibilité et acuité pour saisir les rapports de domination. On ne se défait jamais du monde duquel on vient.”

Comment le fait d’être une femme a joué dans votre trajectoire personnelle ou professionnelle ?

“Durant toute mon adolescence, jusqu’à mon arrivée à Paris et au MLF, je ne me suis jamais posé la question d’être ou ne pas être une femme. Avec huit sœurs, en étant moi-même scolarisée dans un  lycée non mixte dont le corps enseignant était totalement féminisé, le monde des femmes me semblait un monde à fuir. À l’inverse, à travers mes lectures, l’univers masculin devenait désirable, tant les modèles d’ascension sociale et d’émancipation passaient par les hommes, et les concernaient en premier. D’une certaine manière, j’aurais pu devenir antiféministe.

Parmi les différentes façons de devenir féministe, la mienne fut de le devenir par expérience.

Parmi toutes les différentes façons de devenir féministe, la mienne fut de le devenir par expérience, à travers ces petits riens cumulés, qui incorporent en vous progressivement la conviction qu’une femme ne vaut pas un homme. La rencontre avec les groupes de parole au MLF a donné un sens théorique aux expériences que je vivais seule dans mon coin. On dépassait les cas individuels pour les théoriser au niveau collectif, pour essayer de comprendre, ensemble, ce que la domination masculine veut dire, notamment dans les cas de domination rapprochée que sont les couples ou les sexualités. Et c’est là que je me suis sentie être une femme, c’est-à-dire quelqu’un qui aurait à lutter pour se faire une place dans le monde et, de cette position, qui aurait à lutter pour en abolir autant que faire se peut les structures patriarcales.

Il me fallait chausser des lunettes à double foyer.

Le féminisme, pour moi, fut le déclencheur d’une décentration décisive. La classe sociale était ma seule boussole, et le mépris de classe, l’ennemi redouté. Les effets de la domination masculine et mon engagement féministe m’ont fait comprendre qu’il me fallait chausser des lunettes à double foyer, pour saisir ce que le genre fait à la classe et comment le genre est traversé par les classes sociales.

Et j’ai essayé, dans mes recherches, de tenir l’articulation entre les deux, en une sorte de prémices de l’intersectionnalité tant décriée en France par des conservateurs paresseux, incapables de comprendre les avancées des sciences sociales, auxquelles les études féministes ont largement contribué.”

Vous racontez votre arrivée à Paris et vos premières expériences au sein des groupes de parole du MLF. Vous vous sentiez appartenir à un autre monde ?

“Dans les multiples manifestations, je me suis toujours sentie à l’aise dans cette atmosphère de fêtes revendicatives. Dans les réunions plus restreintes, où la majorité des militantes avaient un capital scolaire très élevé, je me suis retrouvée avec des militantes plutôt issues de milieux aisés. Lors des premières réunions de mon groupe de parole, j’ai senti une distance sociale entre nous.

Mais très vite, dès qu’on en venait aux tensions et contradictions dans lesquelles nous étions toutes plongées, la concordance entre les situations prenait le pas sur les appartenances de classe, sans cependant les annuler. Les questions débattues traversaient, en effet, les classes sociales : l’avortement, l’accouchement, la jalousie, le fait d’être mariée ou non mariée, hétéro ou pas hétéro, mère ou opposée à la maternité… Très vite, ce fut un univers d’élection et de discussions.”

Qu’est-ce que le féminisme vous a permis d’un point de vue personnel, collectif et professionnel ?

Le féminisme a développé chez moi une puissance d’agir, parce qu’elle participait d’une énergie collective.

“Le féminisme a été l’une des matrices structurantes de ma vie. Au niveau individuel, le féminisme m’a rassurée en mes capacités à débattre et à prendre la parole. Il m’a donné une espèce de fierté d’être femme, et la conviction chevillée au corps que la solidarité était l’une des conditions pour éroder la domination masculine. Le féminisme a développé chez moi une puissance d’agir, parce qu’elle participait d’une énergie collective. Il m’a aussi donné la possibilité d’envisager une rupture conjugale, et la résolution de transmettre à mes deux fils une éducation non masculiniste.

Au niveau collectif, ce fut l’engagement le plus long de ma vie ; je ne me suis jamais désengagée, tant le féminisme est incorporé. Dans ma profession, j’ai reconverti des questions posées par le militantisme en questions scientifiques, y compris en interrogeant les lacunes des études féministes concernant ce que j’ai appelé “les oubliées de la recherche et du féminisme” : la vieillesse et les agricultrices. Quand j’ai dirigé le livre collectif Celles de la terre, je me suis demandé pourquoi les mouvements féministes leur avaient accordé si peu d’attention. Elles avaient leurs manières d’agir et de militer, qui n’étaient pas libellées “féministes”, mais elles se battaient avec les armes à leur disposition. J’en ai conclu que le mouvement féministe aurait tout intérêt à prendre en compte ces féminismes silencieux.”

La religion avait une grande place dans la vie quotidienne de votre famille et dans votre éducation. Après, à l’âge adulte, vous vous en êtes éloignée. Comment a-t-elle joué dans votre parcours de femme, sociologue, féministe ? Et qu’est-ce qu’il vous en reste ?

“Dans des ouvrages écrits par des transfuges de classe, la question de la religion n’apparaît jamais. Pour ma part, je ne pouvais pas l’ignorer, tant elle a été omniprésente dans toute mon enfance et mon adolescence. Mes parents nous ont transmis une culture catholique rigoureuse, dans laquelle le péché, la faute, la bienséance, les règles morales imprégnaient toute la vie quotidienne.

Lorsque j’étais au lycée, sous l’influence d’un aumônier progressiste, j’ai reconverti cette culture catholique traditionnelle en une forme plus rationnelle de catholicisme militant. J’ai rejoint la JEC (Jeunesse étudiante chrétienne), et suis devenue une catholique de gauche, si j’ose dire, c’est-à-dire dont les actes plus politisés étaient guidés par le souci de l’autre.

À la génération de mes frères et sœurs, ma famille – emblématique du catholicisme de l’époque – a pourtant suivi la pente de la déchristianisation en France. Mais on ne congédie pas d’un trait de plume des années d’éducation catholique. Il m’en est resté une disposition à “aimer son prochain”, précepte ensuite sécularisé en attention aux dominés et dominées, et en éthique bricolée avec des restes de catholicisme et certains idéaux républicains pour réaliser dorénavant “le salut” sur Terre.

Ce qui m’est resté de la religion, c’est aussi une meilleure compréhension des croyants et croyantes de toute obédience. Dans les polémiques actuelles sur la place des religions dans la laïcité française, l’islam doit avoir la même dignité, légitimité et place que les autres. Mes restes incorporés du catholicisme m’ont conduite à ne jamais grossir les rangs de ceux et celles qui dénoncent le port du voile, par exemple. Si je considère que le voile est un signe de domination patriarcale, je tiens en revanche à toujours rester solidaire des femmes qui portent le voile, parce que c’est à elles et à elles seules qu’il appartient de s’en défaire ou non. Ni le féminisme ni l’État n’ont à les stigmatiser et à les réprimer.

Dans la dernière partie de votre livre, vous changez de perspective. Il n’est plus question de votre passé mais de votre avenir. Vous proposez de penser la vieillesse comme un enjeu féministe. Qu’est-ce que cela changerait ?

“Ça changerait le regard sur la vieillesse. S’il existait des réflexions et des collectifs de vieux et vieilles, mais aussi des groupes intergénérationnels organisés, la mise à l’écart actuelle de la vieillesse ne serait pas si indigne. Je constate que cette question n’a pas été posée de façon centrale par le féminisme, et c’est un paradoxe. Au MLF, on disait : “mon corps m’appartient”. Or, quand ce corps commence à ne plus nous appartenir et à nous lâcher, il me semble que c’est l’une des tâches du féminisme que de penser et de travailler à une politique féministe de la vieillesse.

C’est l’une des tâches du féminisme que de penser et de travailler à une politique féministe de la vieillesse.

Une façon féministe de voir la vieillesse, c’est d’abord de ne pas la référer à l’âge civil, et de déconstruire l’âgisme qui en résulte [ensemble de discriminations liées à l’âge, ndlr]. Si la vieillesse est le moment où l’on a toutes les probabilités d’être plus dépendantes, moins autonomes, alors le féminisme doit attester que l’autonomie et l’indépendance ne s’acquièrent pas en fin de parcours, mais tout au long de la vie. D’où les inégalités des expériences de la vieillesse selon le genre et les classes sociales, enserrées de surcroît par des normes sociales et sexuelles qui privent les vieux de leur liberté.

Il faut inverser le raisonnement et agir en amont : l’enjeu, c’est de travailler sur les conditions d’indépendance, d’autonomie, de liberté et d’émancipation, avant de devenir vieux. Ces valeurs ont toujours été celles du féminisme : elles doivent guider une autre invention de la vieillesse.

La Découverte 2021, 438 p., 22 euros.

Je pense aussi qu’il existe un lien entre l’engagement féministe pour l’indépendance, la liberté et une lutte pour le droit de choisir sa mort. Aujourd’hui, ceux ou celles qui veulent choisir leur mort sont obligés d’aller en Belgique ou en Suisse. C’est exactement la même chose que pour l’avortement, avant sa légalisation, en France. Cette homologie interroge le fait que les corps jeunes et les corps vieux sont soumis à des normes qui les contraignent. Les féminismes doivent non seulement interroger leur légitimité, mais lutter également pour la légalisation du droit au suicide assisté, comme nous avons lutté pour le droit à l’avortement.”