C’est normal, Madame ?

Un après-midi de mai, un riche échange sur le sujet des normes. Autour de la table, Nadine Plateau, enseignante retraitée, féministe engagée – notamment sur le sujet de l’éducation –, et Betel Mabille, militante féministe antiraciste queer, active au sein du média en ligne Tout va bien. Interview ping-pong et rebonds passionnants.

© Norma Berardi, pour axelle magazine

Omniprésents, ils tracent les contours de nos habitudes, de nos comportements et même de nos imaginaires. Les stéréotypes (“opinion toute faite réduisant les particularités”, dit le Robert) et les normes (“état habituel, conforme à la majorité des cas”) nous brident et servent le modèle de société dans lequel nous évoluons. Petit tour de la question avec nos deux intervenantes.

Pourquoi normes et stéréotypes ont-ils une telle importance dans une société oppressive – raciste, classiste, patriarcale… ? Et quel est leur rôle ?

Betel Mabille : “Les normes ont tendance à être très visibles, elles “naturalisent” certains comportements par rapport à d’autres. Prenons l’exemple de l’hétérosexualité : c’est la manière de vivre ses relations la plus présente, considérée comme “normale” et donc comme seul chemin d’orientation sexuelle possible. L’hétérosexualité en devient à être considérée comme un fait de nature. Les stéréotypes, quant à eux, ont tous une histoire, qu’il y a moyen de déconstruire si on la connaît. Ils sont créés pour légitimer quelque chose. Par exemple, les stéréotypes déterminant ce qu’était une personne noire ont servi à légitimer la colonisation.”

Nadine Plateau : “J’ai l’impression qu’actuellement, on parle énormément de normes et de stéréotypes, qui sont pour moi le sommet de l’iceberg, et qu’ils cachent le socle des pratiques discriminatoires et des traitements différentiels. On pourrait croire alors qu’il suffit d’éliminer les stéréotypes, de resocialiser autrement pour faire disparaître les inégalités.”

Tous les systèmes d’oppression sont basés sur la hiérarchie de la différence : supériorité de l’homme sur la femme – mettons ici au singulier pour souligner la logique de réduction à un seul modèle –, des Blanc·hes sur les Noir·es, des personnes valides sur les personnes handicapées, etc. Le stéréotype servirait-il à ancrer la norme, permettant alors la prise de pouvoir, et la justification des inégalités ?

N.P. : “Les normes sont inscrites dans toutes les institutions, dans les lois, dans la culture, dans la politique, dans tous les champs… Ce qui relève au départ du domaine des idées fabrique effectivement des hiérarchies et induit des comportements bien réels, parfois violents. Ce qui renforce les hiérarchies et fait passer ces comportements pour quelque chose de naturel, alors qu’ils sont socialement construits. Des comportements considérés dans certaines populations comme relevant du “féminin” seront dans d’autres cultures vus comme “masculins”… Les normes sont sujettes à variation, ce qui montre bien que ce sont des constructions sociales, qui renforcent, soutiennent, alimentent, maintiennent les systèmes de domination.”

Les normes sont sujettes à variation, ce qui montre bien que ce sont des constructions sociales, qui renforcent, soutiennent, alimentent, maintiennent les systèmes de domination.

B.M. : “Ces liens me semblent davantage mouvants : quand on prend le groupe social des femmes, par exemple, auquel on applique toute une série de stéréotypes notamment à propos des émotions, qui viennent légitimer la norme patriarcale de supériorité du masculin – ce qui fait, entre autres, que l’on retrouve plus de femmes dans les métiers du soin –, on voit que ces stéréotypes alimentent la norme. La norme s’en trouve en retour renforcée, dans une sorte de mouvement circulaire. Certains pourront justifier le travail de soin des femmes en disant : “Il y a plus de femmes dans ce domaine, ce n’est pas anodin…” Les systèmes de domination produisent des stéréotypes, qui imposent les normes, qui renforcent les stéréotypes, etc.”

Betel Mabille © Lydie Nesvadba

Est-ce que les normes se renforcent les unes les autres ?

B.M. : “Comme les normes sont liées à des systèmes, et que les systèmes sont tous liés entre eux, je crois que oui, en effet. Les personnes sont rarement sujettes à une seule norme. Et comme il existe plein de normes et de stéréotypes, en fonction de notre identité, plusieurs vont être mobilisés. Je pense à une femme noire issue d’un milieu précaire : si elle fait des études, si elle acquiert une certaine visibilité, elle va transgresser les normes patriarcales et classistes qui lui imposent de rester à sa place et silencieuse, mais aussi les normes raciales.”

Les différents ordres normés – social, moral, religieux, médical, juridique… – n’écrivent-ils pas les histoires à l’avance ?

N.P. : “Il y a une chose essentielle à dire : il n’existe pas de fatalité pour les femmes. C’est ça, le féminisme : il ne considère pas l’oppression des femmes comme inévitable, évidente, prédéterminée, inchangeable. S’il y a bien une chose qui nous donne de l’espoir, ce sont bien les mouvements féministes !”

B.M. : “Les mouvements féministes permettent de s’émanciper de ces histoires peut-être pré-écrites, mais auxquelles on n’a pas forcément envie d’adhérer. Pour certaines catégories de personnes, cette histoire déjà écrite les avantage ; pour elles, c’est bien de la maintenir. Les féminismes et d’autres mouvements sociaux de lutte permettent d’analyser les situations, d’analyser l’histoire et de voir comment les systèmes de domination se sont construits, se construisent et se reconstruisent en permanence, et d’en sortir par plein de chemins de vie possibles, si c’est leur souhait.”

Les normes évoluent dans le temps. Est-ce que vous pouvez nous donner des exemples de normes d’hier qui nous paraîtraient aujourd’hui étonnantes ?

N.P. : “Je vais répondre par un contre-exemple. Je trouve qu’il y a aujourd’hui une sorte de norme du féminisme. On se sert du féminisme, du mouvement LGBTQI, dans certains discours officiels par exemple. Si on est un ou une citoyenne dans une démocratie, on est automatiquement féministe et contre l’homophobie : c’est devenu la norme médiatique et politique, alors que dans la réalité, je ne pense pas que ce soit comme ça que cela se passe. Ce nouveau discours normatif est un bel exemple d’instrumentalisation et d’appropriation des féminismes, et de la capacité du patriarcat à toujours se réapproprier les luttes avec une incroyable voracité. Il faut toujours rester vigilantes pour détecter les “trucs” que le système va inventer. Des barrières tombent, de nouveaux mécanismes subtils, qui seront parfois même intériorisés, viennent les remplacer. Autre exemple : on est passés de l’homme pourvoyeur dans le couple à une vision des rapports femmes/hommes, en apparence du moins, plus égalitaires. La norme a glissé. Mais les réalités des femmes restent toujours soumises à la domination masculine.”

On est d’autant plus vite subversif que l’on vient de catégories marginalisées de la population.

B.M. : “Dans les normes qui changent, mais n’évoluent pas nécessairement, je pense à l’apparence des femmes. Des policiers sont descendus sur la plage dire aux femmes musulmanes : “Vous devez vous dénuder”. Au début du 20e siècle, on n’y encourageait certainement pas les femmes. Ça rejoint ce que l’on disait à propos de l’intersection des pouvoirs normatifs exercés à l’encontre des femmes, mais aussi suivant leur religion, leur race…”

N.P. : “La norme des années 1960, c’était la nudité. Par rapport aux normes de ces années-là, il y a une forme de continuité. Ça faisait partie de la libération des femmes ou, à tout le moins, de l’image médiatisée de libération : une femme libérée, qui travaille, a une vie sexuelle, est autonome, etc. Mais cette représentation renvoie à la dimension normative d’un certain féminisme récupéré par le patriarcat et par le capitalisme, qui a autant besoin de consommatrices que de consommateurs.”

B.M. : “À propos de la récupération de cette image normative de la femme libérée et féministe, je pense à la campagne du Vlaams Belang et ses affiches de femmes musulmanes voilées accolées au slogan : “Est-ce votre vision du féminisme ?” La mainmise du patriarcat et du racisme sur le comportement des femmes est au final toujours présente, réduisant le choix à, soit vous portez le foulard, soit vous vous mettez en bikini. Celles qui font le choix de rester couvertes sont stigmatisées, sous prétexte de normes de libération féministe.”

27 mars 2010, manifestation contre l’interdiction du foulard avec le Mouvement pour les droits fondamentaux (MDF), place de la Monnaie à Bruxelles. Nadine Plateau tient le mégaphone. D.R.

N.P.  : “Dans les deux cas, qu’une femme soit couverte ou dénudée, c’est le système patriarcal qui impose la norme, met les limites : il dévoile ici, voile là-bas. À ce propos, je me rappelle les premières controverses sur le voile dans les années 2000 : ce qui dérangeait, c’est que ces femmes prennent la parole publiquement et revendiquent des choses pour elles-mêmes.”

Assiste-t-on aujourd’hui à une polarisation des normes de genre ?

N.P. : “Je trouve qu’elle était plus forte avant : il y avait deux sexes, point. La catégorie LGBTQI existe aujourd’hui dans les textes officiels, et dans les travaux féministes. Il y avait déjà la pensée lesbienne dans le féminisme, mais aujourd’hui, il y a aussi une volonté de montrer les imbrications des dominations. Ce n’est pas complètement neuf, mais c’est plus articulé. Il y a un mouvement vers moins d’homogénéité des représentations et plus d’ouverture.”

B.M. : “Oui, je pense qu’il y a une prise de conscience qu’il existe plusieurs genres, plusieurs sexes. Cela dit, je fréquente des personnes qui partagent les mêmes idées que les miennes, et quand je sors de cette bulle, je me rends compte que cette manière de voir le monde est minoritaire. Mais les positions se crispent, aussi, entre les différentes façons d’appréhender le monde, ceux qui prennent conscience que les genres sont une construction sociale, par exemple, et ceux qui restent dans une vision naturalisante, jeunes compris – les incels, par exemple [communautés misogynes d’hommes qui se définissent comme “célibataires involontaires”, “involuntary celibates”, ndlr]. Les avancées en faveur de certains groupes, qui bouleversent les normes, stressent d’autres groupes et provoquent un sentiment de perte. Les réactions peuvent être très violentes.”

Si une femme noire issue d’un milieu précaire fait des études, si elle acquiert une certaine visibilité, elle va transgresser les normes patriarcales et classistes qui lui imposent de rester à sa place et silencieuse, mais aussi les normes raciales.

N.P. : “S’il y a un retour de bâton, c’est qu’il y a des gains ! La Manif pour tous, par exemple, s’est organisée parce qu’il y a eu des avancées politiques concrètes sur l’égalité des genres – et on peut rester critique sur la portée réelle de ces avancées –, mais elles ont provoqué une levée de boucliers. Sur le marché du travail, c’est la même chose, il y a des résistances : avec les quotas, les hommes perdront leurs avantages.”

Quels effets les subversions aux normes génèrent-elles ?

N.P. : “Transgresser les normes est éminemment subversif, insurrectionnel même ! Parce qu’on veut une autre société, non ? On ne veut pas seulement l’égalité avec les hommes dans cette société-ci, ce n’est pas seulement pour ça qu’on se bat !”

Enfermées dans ces carcans normatifs si étroits, les femmes ne les transgressent-elles pas en permanence ? Ne serait-ce que quand une femme dit non…

N.P. : “C’est vrai. Et quand une femme dit non, ça veut aussi dire oui à autre chose. Quand on dit non aux violences sexuelles, on dit oui à d’autres types de rapports. Le féminisme, c’est aussi la possibilité d’imaginer autre chose. Et sans avoir de programme précis de ce que doit être le féminisme – ça, ça me fait peur – parce que sinon, on retombe dans le piège des normes. On ne peut définir à l’avance le féminisme, sinon il est impossible de forger des alliances entre féminismes.”

B.M. : “Avant même de dire non, je pense que l’existence même de certains et certaines est subversive. Se trouver dans l’espace public, dans la rue, là où on n’attend pas les femmes.  L’existence même de personnes intersexes est subversive. On continue de les mutiler dès leur naissance : on ne veut pas d’elles, elles contreviennent aux normes de sexe. C’est la même chose pour d’autres catégories de personnes ; comme les personnes noires en Belgique, ou les personnes d’origine congolaise qui se baladent dans une ville remplie de bâtiments et statues, permis par ou glorifiant la colonisation. Ces personnes-là n’étaient pas censées se retrouver sur le sol belge… On est d’autant plus vite subversif que l’on vient de catégories marginalisées de la population.”

Pour aller plus loin
  • À voir : “Caster Semenya ou comment le sexe est une construction sociale”, https://toutvabien.tv et sur la chaîne Youtube du média Tout va bien.