Grossophobie et racisme : Sabrina Strings met au jour les racines de haines liées

Par N°237 / p. 23-25 • Mars 2021

Lorsque Sabrina Strings a commencé à travailler sur les origines de la grossophobie, elle s’attendait à la voir remonter au milieu du 20e siècle, après l’ère hollywoodienne de Marilyn Monroe. Son travail l’a ramenée bien plus loin en arrière, à l’époque de la traite négrière. Dans son livre Fearing the Black Body. The Racial Origins of Fat Phobia (“Avoir peur du corps noir. Les origines raciales de la grossophobie”), Sabrina Strings montre que le culte de la minceur trouve sa racine dans les théories raciales et la montée du protestantisme. Interview.

Sabrina Strings © Steve Zylius

Qu’est-ce qui vous a conduite à étudier le lien entre racisme et grossophobie ?

“Ma grand-mère est née dans le sud des États-Unis, à l’époque des lois ségrégationnistes. Elle a grandi dans un environnement où les gens aimaient les corps avec des formes. Puis elle a déménagé à Los Angeles dans les années 1960, c’est là qu’elle a vécu et travaillé avec des Blancs pour la première fois. L’attitude des femmes blanches l’a beaucoup surprise : pourquoi étaient-elles toutes au régime ? Elle m’a posé la question, mais j’avais 15 ans à ce moment-là et ça ne m’intéressait pas.

Quelques années plus tard, j’ai travaillé dans un centre de soins pour le VIH. J’y ai rencontré deux femmes qui refusaient de prendre leur traitement, parce qu’elles avaient peur de grossir. Ces femmes avaient le sida, mais elles voulaient rester minces à tout prix. C’est là que j’ai compris qu’il s’agissait d’un problème bien plus important qu’on ne l’admettait jusque-là. J’ai décidé de retourner à l’université pour travailler sur le rapport des femmes blanches à la minceur.”

Vous avez mené un travail historique : quel sens donnaient les femmes blanches au fait d’être mince il y a cent ans ?

Être mince, c’était une preuve du fait d’être anglo-saxonne et protestante, et même la marque d’une droiture morale.

“J’ai lu des magazines féminins en remontant jusqu’au 19e siècle pour voir ce que les femmes blanches disaient de leur corps. J’ai été très surprise de constater qu’elles y parlent de la minceur comme d’un privilège racial : être mince, c’était une preuve du fait d’être anglo-saxonne et protestante, et même la marque d’une droiture morale. Découvrir cela a été une véritable révélation pour moi.”

Les femmes blanches rondes étaient pourtant mises en avant dans la production artistique de la Renaissance – dans les œuvres du Titien, de Rubens ou Dürer. Que s’est-il passé entre cette période-là et le 19e siècle ?

“L’essor de l’esclavage. Dans les premières années de la traite négrière, les formes pulpeuses des femmes noires les rendaient aussi attirantes que les femmes blanches. Ce n’était pas tenable : pour justifier l’esclavage, il fallait marquer les divisions entre Blancs et Noirs. Avec l’émergence des théories fondées sur la supériorité de la race blanche, les Blancs ont été associés à la liberté et à la civilisation et les Noirs à l’esclavage et à la sauvagerie.

C’est à ce moment-là que les Noirs sont devenus “trop gros” aux yeux des Européens. “Les Noirs sont voluptueux, ils aiment le sexe, ils aiment la nourriture”, pensaient les Européens. “Et par contraste, nous, les Blancs, sommes disciplinés, nous savons nous contenir face à la nourriture et c’est pour cela que nous sommes libres.””

Quelle était la place attribuée aux femmes dans l’élaboration de ces théories raciales ?

“C’est une question très importante, parce que les femmes sont communément évaluées en fonction de leur apparence. Le tout premier traité scientifique portant sur les différentes “races humaines” a été écrit par un médecin français du nom de François Bernier à la fin du 17e siècle. Les femmes sont au centre de son argumentation : il les catégorise selon leur apparence dans les différentes parties du monde, et c’est à partir de là qu’il développe ses théories racistes.

J’ai été stupéfaite quand je l’ai lu, parce qu’on évoque très peu la place qu’occupe le corps des femmes dans l’élaboration de ces idées. Ce n’est pas un hasard si, encore aujourd’hui, ce sont les femmes qui subissent les attaques les plus virulentes quand elles ne correspondent pas aux standards de beauté.”

Presses Universitaires de New York 2019, 304 p., 25 eur. (non encore traduit)

Vous évoquez dans votre livre Saartjie Baartman, une esclave originaire d’Afrique du Sud présentée dans des zoos humains et des shows d’épouvante en Europe au 19e siècle. Qui était-elle ?

“C’était une esclave connue pour la taille de ses fesses et la forme de ses lèvres. Elle a d’abord été en poste à l’infirmerie du Cap, où elle était censée “divertir” les soldats. Un entrepreneur britannique, Alexander Dunlop, l’y a vue et a voulu faire fortune en l’exposant comme une icône de la beauté noire en Europe. Il l’a achetée à son propriétaire et l’a conduite à Londres puis Paris.

Elle était surnommée la “Vénus hottentote” : “Vénus” comme une représentation idéalisée de la beauté, et “hottentote” d’après le nom que les colons néerlandais ont donné aux peuples Khoïsan au Cap d’Afrique du Sud. Saartjie Baartman a été la première femme noire que beaucoup d’Européens ont vue de leur vie.

La “race” est une fiction, les descriptions racialistes ne correspondent pas à l’apparence réelle des gens, c’est une idéologie.

C’est sa corpulence qui l’a rendue célèbre et a fait d’elle un idéal de la beauté noire. Dans des chansons écrites à l’époque, il est dit qu’elle faisait plus de trois mètres de circonférence. C’était faux. Mais la “race” est une fiction, les descriptions racialistes ne correspondent pas à l’apparence réelle des gens, c’est une idéologie. En l’occurrence, la décrire comme une personne énorme a servi à justifier le manque de discipline des personnes noires, pour en faire une espèce complètement différente des Blancs et qui n’a donc pas à avoir les mêmes droits que les Européens.”

Son squelette, son cerveau et ses parties génitales ont été exposées dans différents musées parisiens jusqu’en 1974…

“Le 20e siècle a été une étrange célébration du passé trouble de la colonisation. Exposer des restes humains, c’était montrer les différentes façons dont on a un jour été propriétaire d’êtres humains et comment on les a utilisés comme bon nous semblait. Les restes de Saartjie Baartman ont finalement été restitués à l’Afrique du Sud en 2002.”

Quel a été le rôle joué par le protestantisme dans l’infériorisation des personnes grosses ?

“En même temps qu’étaient élaborées des idées racistes sur des bases pseudo-scientifiques en France, des changements sociétaux se produisaient en Grande-Bretagne. Avec la traite négrière, il y a eu une importation massive de sucre dans les classes supérieures de la population britannique. L’accès à des boissons sucrées, gâteaux ou tartes est devenu plus facile, et une partie de la population a grossi.

Des entrepreneurs de morale sont intervenus à ce moment-là : il était inapproprié, pour les Européens, de “manquer de discipline”. Les élites londoniennes commencèrent alors à condamner cet “excès immoral”, en s’appuyant sur des idées protestantes. George Cheyne, un physicien protestant, a inventé par exemple un régime alimentaire à base de légumes, de graines et de lait, censé être une façon de manger “pour Dieu”. Et à nouveau, parce que les femmes sont évaluées selon leur apparence, ses idées ont eu davantage d’échos auprès d’elles qu’auprès des hommes.”

Vous n’avez pas évoqué les discours médicaux jusqu’à maintenant. Est-ce que ce ne sont pas aussi des préoccupations pour la santé des personnes grosses qui sont à l’origine de la norme de la minceur ?

L’IMC a été fabriqué à partir d’études réalisées sur des hommes blancs, sans prendre en compte les personnes de couleur.

“Non, en aucun cas. Si on s’intéressait à la santé des personnes grosses, on s’assurerait qu’elles soient moins stressées, qu’elles aient accès à des services de garde d’enfants, qu’elles puissent facilement se déplacer…

À la place, la médecine occidentale s’est focalisée sur un seul aspect : le poids. Et pour définir des catégories de poids considéré comme sain ou non, on utilise l’indice de masse corporelle (IMC) qui est ancré dans un racisme aveugle aux couleurs de peau. L’IMC a été fabriqué à partir d’études réalisées sur des hommes blancs, sans prendre en compte les personnes de couleur. Ces catégories ne sont pas de bons indicateurs de santé et stigmatisent les personnes qui ne sont pas dans la norme.”