Donna Haraway, Deborah Bird Rose et les femmes du front de la pensée

En confinement, déconfinement, reconfinement, elles nous ont inspirées. Sur le front du vivant, elles engagent leurs idées. Philosophes et scientifiques, intellectuelles et activistes, elles tricotent la pensée féministe et écologique. De Deborah Bird Rose à Donna Haraway, des dingos d’Australie aux pigeons cyborgs de Californie, en passant par les champignons matsutake d’Anna Lowenhaupt Tsing ou par les animaux rusés de Vinciane Despret, leurs récits-ovnis frictionnent et font des étincelles. Lecture organique à quatre mains.  (Pauline André-Dominguez et Sabine Panet)


La vie est une nébuleuse, faite d’histoires sans fin et de zones d’ombre qui peuvent nous éclairer. La perspective du désastre, agitée, sombre, est aussi créatrice et prolifique. Ainsi réfléchissent ces femmes actives sur le front des idées, de l’écologie et du féminisme, persuadées, comme l’était Virginia Woolf, qu’il faut penser : “Think we must”.

Penser pour habiter le trouble

Relier ce qui est séparé, troubler sa pensée et abandonner les représentations binaires qui nous assèchent.

Au moment de rédiger ces lignes, nous sommes toujours entre deux mondes, entre une fin d’histoire et le début d’une autre. Nous naviguons en eaux troubles dans une époque à fleur de peau. Mais l’ampleur de notre égarement collectif est inédite : une pandémie, dont nous ignorons l’issue, s’est greffée à d’intenses bouleversements écologiques et sociaux. Comment vivre dans ce monde étrange, déroutant, angoissant ? C’est ce qu’investigue la biologiste américaine, philosophe et historienne des sciences Donna Haraway dans Vivre avec le trouble, traduit en français alors que le coronavirus jetait un brouillard poisseux sur nos vies suspendues.

Les Éditions des mondes à faire 2020.

Ce texte croise également les plumes de la philosophe et éthologue belge Vinciane Despret et de la philosophe des sciences belge Isabelle Stengers, puise aussi chez d’autres “partenaires de pensée” qui nourrissent Donna Haraway et dont elle se fait l’écho. Réécrire nos devenirs à plusieurs voix pour repenser – et panser – le monde, c’est relier ce qui est séparé, troubler sa pensée et abandonner les représentations binaires qui nous assèchent (masculin/féminin, nature/culture, humain·e/non-humain·e, vivant·e/mort·e…), réintroduire la complexité. Et ça presse.

“Think we must”, il faut penser, car, déplore Donna Haraway, “l’ère que l’on nomme Anthropocène est celle d’une urgence qui concerne une multitude d’espèces, dont l’espèce humaine. C’est une époque caractérisée par la mort et les extinctions de masse, par le déferlement des désastres […]. C’est aussi une époque de refus : refus de savoir, refus de cultiver la respons(h)abilité, refus d’être présent dans et face à la catastrophe qui vient. Jamais on n’a autant détourné le regard.”

Une posture d’espoir

Elle pourrait n’être que noirceur ; pourtant Donna Haraway, dont la posture traduit l’espoir, refuse d’avoir recours aux “mythes complaisants et autoréalisateurs de l’apocalypse”. Pour elle, le “trouble”, qui signifie aussi le fait de “remuer” ou “déranger”, représente, plus qu’un constat de déprime généralisée, une chance à ne pas manquer : elle appelle à “semer le trouble” pour défaire ce qui dysfonctionne et construire “quelque chose de mieux”.

Car demain, nous devrons vivre dans les ruines du capitalisme.

Elle nous invite à brouiller les pistes, à décloisonner nos habitudes, à changer de vision sur nous-mêmes et sur le monde vivant autour de nous, pour adapter nos modes de vie à ce qui vient. Parce que le monde est fait d’histoires que l’on se raconte, Donna Haraway insiste : nous devons opter pour certains récits plutôt que d’autres et “prendre le risque de choisir certains mondes plutôt que d’autres et aider à leur recomposition.” Elle s’attache à valoriser des histoires oubliées, spoliées, méconnues, et à en créer de nouvelles, pour “bien vivre et bien mourir sur une Terre abîmée”.

Un champignon matsutake (CC Eugene Kim).

Car pour elle, demain, sans nul doute, nous devrons “vivre dans les ruines du capitalisme”. Donna Haraway est épaulée dans ce constat par la quête de l’anthropologue américaine Anna Lowenhaupt Tsing, partie sur les traces d’un étrange champignon, le matsutake, qui prolifère dans les ruines, première créature vivante à avoir émergé dans le paysage balafré d’Hiroshima en 1945. Éclairant les ravages du capitalisme sur le vivant, le matsutake nous donne une leçon de résistance et d’optimisme pour la “survie collaborative dans des temps précaires”, écrit l’anthropologue.

Alliances inattendues

Nous savons donc désormais que, si nous voulons survivre, nous devons nous armer d’histoires fécondes. En particulier de… “SF”. Au sens de Donna Haraway, “SF” renvoie à la science-fiction aussi bien qu’au “Féminisme Spéculatif”, aux “Faits Scientifiques” et aux “Fabulations Spéculatives”, brassant des disciplines qui ont besoin les unes des autres, sciences, poésie, politique, philosophie, fiction… Au fil des 375 pages de Vivre avec le trouble, nous voilà ainsi devenu·es des “bestioles” habitant·es de “Terrapolis”, pêle-mêle d’”espèces compagnes qui partagent le pain à table.” Dans les dernières lignes, l’autrice invite les lecteurs et lectrices à compléter un récit inachevé qui nous propulse en 2025 : chaque bébé humain a alors au moins trois parents et un animal “symbiote” (avec lequel il doit vivre en symbiose) dont il est garant…

Non, dans ces histoires pour le monde qui vient, l’être humain n’est plus le personnage principal et la “nature” n’est pas un papier peint en arrière-plan. Donna Haraway raconte comment des pigeons armés d’un sac à dos low-tech collaborent avec des scientifiques et des artistes californien·nes pour mesurer la pollution de l’air, dans le cadre d’un projet de justice environnementale. Elle fait des ponts avec Vinciane Despret, qui nous initie à ce qu’est “habiter en oiseau”, un lien vital au territoire, et qui prend un malin plaisir à jouer avec nos idées reçues sur les animaux.

Puis elle raconte le destin de l’araignée Pimoa cthulhu qui “ne cesse, en tirant ses fils, de réparer sa toile, d’en refaire les liens ou de lui trouver de nouveaux points d’attache”. La toile, le lien : et Donna Haraway nous dit “Faites des parents, pas des enfants !” Faire des parentés, c’est créer des liens, des alliances inattendues, humain·es, animaux, machines, végétaux, mais aussi ancêtres, cosmos ou microbes…, et se demander envers qui, envers quoi, nous sommes responsables.

Se tourner vers le dingo

Les Empêcheurs de penser en rond / La Découverte 2020

“Il est de notre devoir, presse dans son ultime livre, Le rêve du chien sauvage, l’anthropologue australienne Deborah Bird Rose (décédée en 2018), d’apporter [aux extinctions et au désastre planétaire] une réponse éthique qui implique de se tourner vers les autres dans l’espoir de réparer au moins certains dommages. “Se tourner vers” […], c’est la volonté de dialoguer et de se responsabiliser, de favoriser la rencontre et sa propre capacité de répondre : plutôt que de se détourner, on se tourne vers.” Comment faire ?

À l’opposé du modèle de la mort, ce modèle pourrait aider l’Occident à se relier au monde vivant de façon engagée et joyeuse.

L’essai, érudit et généreux, s’appuie sur la richesse des relations qui unissent les dingos aux Aborigènes et raconte la brutalité avec laquelle la colonisation blanche a détruit ces êtres – et les détruit encore – sans totalement parvenir à cisailler leurs liens, à déchiqueter leur monde commun. Les Aborigènes australien·nes, en effet, vivent depuis des millénaires ces parentés élargies que Donna Haraway nous souhaite et comptent, dans leur généalogie et dans leurs constellations quotidiennes, des animaux, des plantes, des contrées.

Une “communauté écologique” que les Aborigènes ont la coutume de “chanter”, dans un processus à double sens : “en activant les autres par le chant, on s’anime soi-même, on cultive son amour, son savoir, son mode de filiation au pays, explique Deborah Bird Rose. En communiant de la sorte, on ouvre son pays à de nouveaux possibles en entretenant la puissance participative propre à la fabrique du monde.” À l’opposé du modèle de la mort, de la réduction en cendres des populations, des écosystèmes, des avenirs partagés, ce modèle pourrait aider l’Occident, suggère-t-elle, à se relier au monde vivant de façon engagée et joyeuse.

Pour panser les plaies d’une terre saccagée par l’exploitation coloniale – pensons aussi aux incendies qui ont ravagé l’Australie à l’été austral dernier, laissant une plaie ouverte de la taille de la Belgique –, pour “réparer” une planète malmenée par le coronavirus, maladie du capitalisme, mais aussi pour se préparer aux vagues qui viennent, à commencer par le dérèglement climatique déjà à l’œuvre, il faut penser, raconter, et agir, dans la lignée de ces femmes du front des idées.

Friction de livres