Préhistoire : les femmes sortent de l’ombre des cavernes

Par N°237 / p. 14-15 • Mars 2021

Il y a 9.000 ans, les femmes chassaient du gros gibier au Pérou ! Voilà qui vient bousculer notre imaginaire d’une Préhistoire où la femme est invisible ou cantonnée au travail domestique. Cette conclusion de l’étude d’un archéologue américain, publiée en novembre 2020 dans la revue Science Advances, allonge la liste des découvertes archéologiques qui secouent la vision historique traditionnelle… et patriarcale. Quelle place et quels rôles les femmes tenaient-elles réellement ? Les hommes ont-ils toujours occupé des positions de domination sur les femmes ? Dans son ouvrage L’homme préhistorique est aussi une femme, la préhistorienne française Marylène Patou-Mathis déconstruit le récit simpliste et sexiste de la Préhistoire et nous invite à “ouvrir le champ des possibles”.

© Ma tête est pleine d’endroits pour axelle magazine

L’image de l’homme préhistorique chasseur et de la femme qui cuisine dans la grotte, c’est dépassé ?

“Ce récit des temps préhistoriques repose sur des présupposés et des préjugés sexistes. Il remonte à l’apparition de la préhistoire comme discipline scientifique, au milieu du 19e siècle en Europe. Les chercheurs, exclusivement des hommes, ont transposé le modèle patriarcal qui prévalait alors dans leur société. Selon eux, il existait une division sexuée du travail dès le Paléolithique [entre environ 760.000 et 9.700 ans avant notre ère, ndlr] : les hommes avaient notamment la charge de la chasse, une activité considérée comme “noble” qui leur conférait un statut supérieur… En réalité, très peu d’indices scientifiques nous permettent de valider ces hypothèses. Qu’est-ce qui prouve que les femmes ne chassaient pas ? Qu’elles ne sont pas à l’origine de la maîtrise du feu ? Qu’elles ne taillaient pas les outils en pierre ou en os ? Qu’elles ne peignaient pas ? Les vestiges archéologiques, surtout au Paléolithique, fournissent très peu d’informations à ce sujet. Ces sociétés, déjà diversifiées, étaient probablement très différentes des nôtres.”

Que nous dit réellement l’archéologie ? 

“Pour les périodes paléolithiques, nous n’avons que peu d’éléments. Dans la plupart des cas, le matériel ne nous permet pas de sexuer les activités. L’étude des sépultures nous montre plutôt qu’il n’y avait pas de différences de traitement entre les défunts masculins et féminins, ce qui peut nous laisser envisager une équivalence de statut. Nous savons que ces humains chassaient pour se nourrir, mais aucun élément ne prouve que les chasseurs aient été uniquement des hommes. La notion du genre, très binaire chez nous, était-elle nécessairement la même à l’époque ? On peut très bien imaginer une répartition des tâches en fonction des compétences. Quant à l’art paléolithique, il figure essentiellement des animaux. Lorsqu’il y a des représentations humaines, elles sont liées au féminin dans 80 à 90 % des cas. Ce sont des silhouettes et des statuettes féminines (les fameuses vénus) et des vulves.”

Le développement de l’archéologie du genre va donner enfin aux femmes préhistoriques leur juste place dans l’histoire de l’évolution humaine.

Comment interpréter ces représentations ?

“L’interprétation de l’art mobilier, comme les statuettes, et de l’art pariétal [sur les parois des grottes, ndlr] a longtemps été faite par des hommes. Les représentations artistiques ont donc automatiquement été attribuées aux hommes. Mais là encore, nous n’avons aucune preuve. Prenons les nombreuses figurations de femmes enceintes. La naissance, la grossesse et les accouchements étaient une affaire de femmes. Nous pouvons envisager que certaines de ces statuettes ont été sculptées par des femmes pour des femmes, comme des amulettes protectrices par exemple. Si l’on regarde du côté de l’art pariétal, la science nous dit aujourd’hui que des femmes ont, elles aussi, laissé leurs empreintes de mains sur des parois. Peut-être qu’elles ont aussi réalisé les peintures qui jouxtent ces mains. C’est loin d’être une hypothèse absurde : chez les Aborigènes d’Australie par exemple, de nombreuses représentations picturales ont été faites par des femmes ! Il faut ouvrir le champ des possibles.”

© Ma tête est pleine d’endroits pour axelle magazine

Des chercheurs et chercheuses s’appuient sur l’observation des peuples chasseurs-cueilleurs contemporains pour interpréter et analyser les découvertes archéologiques. Cette discipline nous apporte-t-elle des éclairages sur ce que pouvait être la vie des femmes à la Préhistoire ?

“L’ethnoarchéologie fournit des données qui permettent de mieux appréhender les comportements techniques et de subsistance des humains préhistoriques. Mais là encore, le regard porté sur ces peuples traditionnels a longtemps été masculin et occidental. Certaines observations, en particulier celles relatives aux comportements sociétaux et symboliques des peuples chasseurs-cueilleurs contemporains, ont parfois été extrapolées. Par exemple, ayant constaté une répartition sexuée des activités dans plusieurs de ces sociétés – les femmes à la cueillette, les hommes à la chasse –, des chercheurs en ont déduit que cette division existait aussi à l’époque préhistorique. Mais ces sociétés sont très diversifiées, et elles ont évidemment évolué. Ce ne sont pas des humains préhistoriques ! Si leur économie de chasseurs-cueilleurs s’est perpétuée, cela ne veut pas dire que leurs structures sociales, leur mode de pensée, leur cosmogonie [leurs mythes, ndlr] ou leur perception du genre n’ont pas changé !”

Allary Éditions 2020
352 p., 21,90 eur.

Le lieu géographique des fouilles ne biaise-t-il pas aussi notre regard ? 

“Bien sûr ! En ce qui concerne le Paléolithique, les fouilles ont essentiellement été menées par des chercheurs occidentaux, surtout en Europe et au Proche-Orient. Le reste du monde a encore beaucoup à nous apprendre. En Afrique par exemple, le système matrilinéaire a longtemps été plus fréquent que le système patriarcal, dominant en Occident. Peut-être en était-il de même dans certaines sociétés préhistoriques ? Nous savons maintenant que l’évolution humaine est buissonnante : plusieurs espèces différentes ont vécu à la même période. Culturellement, c’est pareil ! Des sociétés “numériques” côtoient aujourd’hui quelques sociétés de chasseurs-cueilleurs. L’humanité a toujours été d’une grande diversité. Nous allons peut-être trouver des choses incroyables que l’on n’est même pas encore capables d’imaginer !”

Certaines techniques scientifiques vous semblent-elles prometteuses pour explorer plus avant ces questions ? 

“La biogéochimie est une discipline très intéressante. Elle permet de connaître l’alimentation de l’individu grâce à l’analyse de certains éléments contenus dans le collagène qui se trouve dans le squelette. On peut ainsi déterminer s’il mangeait beaucoup de viande, quel type de viande, etc. Nous avons ainsi appris qu’au Paléolithique, les hommes et les femmes avaient le même régime alimentaire. Cela traduit probablement un statut social équivalent entre les deux sexes. Nous récoltons aussi de précieux renseignements en analysant les marques sur les os qui correspondent à des “traumatismes”. Elles attestent de la pratique répétée de telle ou telle activité. Par exemple, des lésions au niveau du coude – associées à la pratique régulière du lancer – ont été observées chez les Néandertaliens, hommes et femmes. Cela peut laisser penser que les Néandertaliennes participaient activement à la chasse.
Enfin, l’analyse de l’ADN nous a permis, entre autres, de découvrir que certains squelettes attribués à des hommes étaient en fait des femmes. Ainsi, “l’homme de Menton” [un squelette humain fossile découvert en 1872 dans une grotte à la frontière franco-italienne, ndlr] est devenu “la Dame du Cavillon” ! Le développement de l’archéologie du genre va probablement entraîner d’autres découvertes passionnantes et donner enfin aux femmes préhistoriques leur juste place dans l’histoire de l’évolution humaine.”

Article extrait du dossier publié dans axelle n° 237.

Pour aller plus loin

À écouter : Septante Minutes Avec Marylène Patou-Mathis – L’homme préhistorique est aussi une femme