Grèves de femmes : quand le monde s’arrête de tourner

Vous avez sans doute déjà vu circuler, au moins dans nos pages, un appel à la grève des femmes en Belgique le 8 mars prochain. Mais au fait, c’est quoi, une grève de femmes ? Et depuis quand les femmes font-elles grève ?

Toulouse, France, 8 mars 2012. © MAXPPP / Michel Viala

Lorsqu’on évoque une grève, on visualise peut-être plus spontanément un docker qu’une mère de famille. On a tort ! Les femmes font grève, partout, depuis longtemps. Là où on les attend, là où on les relègue – au foyer en particulier –, mais aussi là où on les attend moins, au travail et dans l’espace public.

Grèves de l’amour, de Lysistrata à Janelle Monáe

Le plus ancien exemple de femmes faisant la “grève du sexe” est celui de la Grecque Lysistrata dans la pièce de théâtre antique d’Aristophane, écrite en 411 avant notre ère. Dans cette comédie antimilitariste décapante, les femmes, menées par Lysistrata, répondent au mot d’ordre de leur rusée cheffe : “Pour arrêter la guerre, refusez-vous à vos maris.” Les rebelles parviennent même à s’emparer de l’Acropole – ce que, dans la mythologie grecque, les Amazones ont échoué à faire. On en reste rêveuses : à quoi aurait ressemblé la démocratie si elle avait été enfantée par des femmes ?

Aubrey Beardsley, Lysistrata (Aristophane), 1896.

Le sujet des Athéniennes participant de force à la vie de la cité a tant inspiré Aristophane que, plus tard, en 392, il écrit L’Assemblée des femmes, une pièce dans laquelle ses héroïnes, arrivées au pouvoir, font exactement l’inverse des hommes. Quelques années seulement sépareraient la grève de la prise de pouvoir ? C’est de l’ordre de la fiction. À l’inverse de certaines grèves du sexe qui restent, elles, dans l’histoire.

On retiendra la victoire obtenue par la Libérienne Leymah Gbowee (nos lectrices ayant conservé leurs archives peuvent retrouver son interview dans notre n° 172 !). Début 2000, cette activiste, qui milite pour la fin de la guerre civile, organise des manifestations de femmes réclamant que leur parole soit enfin écoutée dans le chaotique processus de paix. En 2002, niée par les politiques et les chefs de guerre, Leymah Gbowee incite ses concitoyennes à faire la grève du sexe. Sa stratégie globale paye ; elle rejoint la table des négociations – et, deux ans plus tard, en 2011, partagera le prix Nobel de la paix avec la nouvelle présidente, Ellen Johnson Sirleaf.

En Colombie, des femmes ont également réussi leur grève du sexe. En 2012, les habitantes du village isolé Santa María del Puerto de Toledo de las Barbacoas voulaient sortir les hommes de leur passivité et les pousser à remettre en état l’unique route, abandonnée. Trois mois de “jambes croisées”, et les pelleteuses ont pointé le bout de leur nez.

Lorsqu’en mai 2017, la chanteuse américaine Janelle Monáe invite les femmes, dans une interview à Marie-Claire, à arrêter de faire l’amour avec les hommes “tant qu’ils ne se battent pas pour les droits des femmes”, elle s’inscrit dans cette lignée de résistantes par le sexe.

Là où ça fait mal

Hubertine_Auclert en 2910. Agence Rol — Bibliothèque nationale de France.

Le portefeuille est un autre endroit douloureux pour les hommes puissants. C’est ce qu’avait bien compris la féministe française Hubertine Auclert, militante du vote des femmes, lorsqu’en 1880, elle entame une grève de l’impôt. Sa logique : les femmes n’ont pas le droit de voter, elles ne devraient donc pas être obligées de contribuer au pot commun. Si sa grève individuelle s’est soldée par une visite musclée des huissiers à son domicile, Hubertine Auclert n’est pas restée seule. En 1909, au Royaume-Uni, les suffragettes créent une Ligue féminine de résistance aux taxes. Leur raisonnement, proche de celui d’Hubertine Auclert : puisqu’elles n’ont pas accès au droit de vote, tout impôt qui leur est réclamé par l’État est tout bonnement anticonstitutionnel !

Travailleuses en grève

Les femmes mènent aussi des grèves en tant que travailleuses. Plusieurs mouvements de femmes exploitées en révolte ont ouvert la voie. Les Bretonnes “Penn Sardin” (“tête de sardine”, surnom de leur coiffe), ouvrières du port de Douarnenez, travaillaient dans des conditions inhumaines (axelle n° 209). Elles commencent une grève le 20 novembre 1924 dans l’une des conserveries de poisson. Leur combat devient un enjeu national. Au bout de six semaines de violences patronales et policières insensées, leurs revendications aboutissent.

On pense également aux “femmes-machines”, ces ouvrières en bas de la hiérarchie de la Fabrique Nationale (FN) de Herstal. Le 16 février 1966, face à des négociations qui s’enlisent, elles arrêtent totalement le travail, sans respecter les procédures de préavis. Elles ne veulent plus être payées moins que les hommes. Leur grève, âpre, durera douze semaines et concernera plus de 3.000 grévistes.

Plus récemment, en mai 2014, on pense à l’exemple des travailleuses sans papiers d’un salon de coiffure du 10e arrondissement parisien (axelle n° 198) : grève, soutien d’un syndicat, occupation des locaux, bataille juridique et finalement, au bout du tunnel, la condamnation des patrons exploiteurs. Quant aux 80 “femmes de chambre en colère” de l’hôtel Park Hyatt Paris-Vendôme qui avaient entamé une grève le 25 septembre 2018, elles ont gagné leur bras de fer avec leur direction.

Les grèves féministes

Une grève de femmes, c’est un arrêt du travail rémunéré, mais aussi de la consommation, du travail domestique et du soin aux autres.

Les féministes ont développé un concept global, mais pas déposé : la grève féministe. À un moment précis, un jour marquant, une heure symbolique, les femmes lâchent tout, déterminées et joyeuses. “Une grève de femmes, c’est un arrêt du travail rémunéré, mais aussi de la consommation, du travail domestique et du soin aux autres”, nous expliquait l’an dernier Méri T. Silanes, gréviste espagnole. “Ça rend visible tout ce qui ne se fait pas sans les femmes, détaille, début décembre, Roxane Zadvat, militante anticapitaliste belge. Si toutes les femmes s’arrêtent, des pans entiers de l’économie sont suspendus.” Et les femmes peuvent, enfin, faire entendre leurs revendications…

En 1974, le Mouvement de libération des femmes, en France, appelle les femmes à faire la grève du travail salarié mais aussi des “tâches domestiques et sexuelles”. Une militante s’exprime au journal télévisé du 9 juin, en particulier sur l’enjeu de conscientiser les femmes : “On propose de faire une grève pour que les femmes se rendent compte de ce qui se passerait si elles s’arrêteraient. Qu’elles prennent conscience qu’elles ont un pouvoir, que nous avons un pouvoir, et qu’on peut arrêter le système qui nous fait travailler comme des serfs.”

L’année suivante, les Islandaises s’y mettent. Leur première grève historique a rallié 90 % des travailleuses mobilisées pour réclamer l’égalité des droits. Depuis, elles ont mené plusieurs grèves massives qui ont porté des fruits. Le 1er janvier 2018, l’Islande est devenue le premier pays au monde à imposer de façon contraignante le principe “à travail égal, salaire égal” (revendiqué lors de la grève des femmes de la FN !).

États-Unis, Amérique latine… Les grèves féministes se sont multipliées. Un pays encore plus proche a récemment fait rêver les militantes européennes : l’Espagne. Depuis plusieurs années, les féministes y organisent des “Grèves de Toutes” à l’occasion du 8 mars, Journée internationale des droits des femmes. Ce travail de longue haleine a payé. En mars 2018, six millions de personnes répondaient à l’appel à la grève générale ! Les Espagnoles dénonçaient les discriminations sexistes dans le monde du travail, les violences envers les femmes et la persistance des inégalités dans la sphère privée.

Et en Belgique ? On s’organise ! Le Collecti.e.f 8 maars invite les femmes à se mobiliser autour de revendications concernant notamment l’économie, la lutte contre les violences… Depuis Tournai, Roxane Zadvat se prépare, avec d’autres, à contribuer à cette grève “par les femmes, pour les femmes, y compris celles qui ne peuvent pas être présentes dans l’organisation”. Et nous invite à les rejoindre.

Saboter, pour ne plus subir : florilège féministe

Des interventions individuelles à des initiatives collectives, le choix d’un mode d’action politique hors la loi n’est pas nouveau dans l’histoire du féminisme. Passage en revue de petites et grandes manifestations non autorisées, grains de sable jetés pour enrayer la machine patriarcale.

15 juillet 2018, Moscou, finale de la coupe du monde de football : des activistes du groupe russe Pussy Riot font irruption sur la pelouse et interrompent le match quelques minutes. Une action qui en rappelle une autre : 82 ans plus tôt, en 1936, la féministe française Louise Weiss et son association La Femme Nouvelle lâchaient, en pleine finale de la Coupe de France de football, des ballons rouges lestés de tracts réclamant le droit de vote pour les femmes. © Marvin Ibo Guengoer / DPA

Lorsque surgit la question de saper, par l’action, les fondations du pouvoir patriarcal, le concept du “sabotage” émerge aussitôt. Il fait partie de la boîte à outils d’une participation citoyenne féministe militante.

Ses avantages ? L’opportunité de s’organiser en dehors de toute institution, de tout contrôle, de fomenter son intervention en dehors du système même. Le sabotage dépasse la protestation orale et invite à l’action. La créativité des interventions dans l’espace public vient souvent piquer au vif l’ensemble des citoyen·nes. Le sabotage permet, en somme, une sorte de radicalité dans l’envie de transformation de la société portée par le projet féministe ; il exprime l’indépendance, l’autonomie, il joue le contre-pouvoir.

Participer à la vie de la cité peut prendre cette forme active de reprise de droits lorsque les avancées féministes institutionnelles (plus ou moins suivies d’effets réels) cachent mal le peu d’envie des instances du pouvoir de modifier le système en profondeur. Cela fait avancer dans le sens d’une meilleure répartition des pouvoirs, politique et économique. En entrant dans l’action, les saboteuses cessent de subir. Individuelles ou collectives, clandestines ou médiatisées, coups de poing ou humoristiques, mille formes de sabotage existent. Et d’autres femmes les ont expérimentées par le passé…

“Seule à mon mariage” : interview de l’actrice Alina Serban

Dans le film belge Seule à mon mariage de la réalisatrice Marta Bergman, Alina Serban joue Pamela, rôle pour lequel elle a reçu le prix de la meilleure actrice au Festival International du Film de Femmes de Salé, au Maroc. Roumaine et rom, Alina Serban a étudié à Londres et à New York ; elle a créé diverses œuvres théâtrales, dont la pièce Marea Rusine (La Grande Honte), sur l’esclavage des Roms en Roumanie, un sujet encore tabou. Nous la rencontrons dans son appartement de Bucarest, alors qu’elle vient de réaliser une courte tournée dans le pays pour la promotion du film.

"Seule à mon mariage" de Marta Bergman, avec Alina Serban.

Dans Seule à mon mariage, vous jouez une femme rom déterminée. Qu’est-ce qui vous a intéressée dans ce rôle ?

“C’est une histoire universelle, celle d’une femme qui quitte son pays pour avoir une vie meilleure. Même des amis hommes se sont reconnus dans le personnage. Beaucoup de Roumains, comme moi, sont partis du pays pour s’installer en Europe de l’Ouest. Comme Pamela, nous avons ressenti la solitude, le choc culturel. J’ai aimé le fait qu’elle réalise que la vie n’est pas si parfaite là-bas. Elle le dit elle-même dans le film : “Ici, c’est gris, les gens sont seuls.” Mais ce qui rend le film si spécial, c’est d’avoir une femme rom comme personnage principal. Et une femme rom qui est présentée sans stéréotype, avec ses qualités et ses défauts, actrice de sa vie. Cela n’arrive jamais dans le cinéma.”

D’ailleurs, le film se veut le plus réaliste possible, notamment avec des scènes dans le village rom de Galbinasi. Comment cela s’est déroulé avec les habitant·es ?

“C’est une histoire incroyable et qui fait que ce film a été une expérience exceptionnelle pour moi. Après m’avoir choisie, la réalisatrice Marta Bergman et la productrice Cassandra Warnauts ont cherché le village d’origine de Pamela. Elles étaient un peu stressées, car elles avaient peu de temps, et aucune option. J’ai alors proposé d’aller voir ce village, que ma mère a quitté quand elle avait quinze ans. J’avais encore de la famille là-bas, mais je n’y étais pas retournée depuis longtemps. D’ailleurs, Rebecca, qui joue la fille de Pamela, est ma petite cousine. Je n’avais aucune idée de son existence ! Tout s’est bien passé avec les habitants. Il faut dire que l’équipe belge a été formidable.
Moi qui suis impliquée dans divers projets depuis neuf ans, j’ai souvent rencontré des non-Roms avec de bonnes intentions, qui veulent réaliser des projets avec des Roms : mais cela provoque parfois plus de mal que de bien, en nous présentant de manière stéréotypée ou comme des victimes. Ici, l’équipe, orchestrée par Cassandra, a été respectueuse et a fait attention à chaque détail. Et surtout, les rapports entre hommes et femmes ont été hyper-sains !”

“Seule à mon mariage” de Marta Bergman, avec Alina Serban.

En plus d’être l’actrice principale, vous avez eu une part de décision dans le processus de réalisation du film…

“Oui, exactement. Il s’agit du premier film de fiction pour Marta, de la première production pour Cassandra et de mon premier long métrage. C’était un peu notre bébé. Elles m’ont laissé apporter ma part de créativité. Ce fut la même chose pour mon second long métrage, Gipsy Queen, réalisé par Hüseyin Tabak. J’y joue une boxeuse rom en Allemagne. Là aussi, j’ai pu avoir mon mot à dire. Être actrice dans ces deux films m’a surtout permis de comprendre que je veux réaliser mes propres films. J’ai déjà les scripts, mais le moment est venu de me lancer.”

Le film vous a-t-il permis de mieux vous faire connaître dans votre pays ?

“Je suis passée plusieurs fois à la télévision pour parler du film. J’ai pu parler de mes propres projets, comme Marea Rusine. J’ai aussi pu questionner les privilèges et les rapports entre Roms et non-Roms, entre hommes et femmes. C’est une brèche dans ce pays conservateur.
Maintenant, j’aimerais bien qu’on ne me voie plus seulement comme une actrice rom. Bien sûr, j’en suis fière, mais à chaque fois qu’on m’appelle pour un rôle en Roumanie, c’est pour jouer “la Rom”, avec tous les clichés qui vont avec. J’aimerais bien qu’un réalisateur ou une réalisatrice me propose quelque chose de complètement différent. En même temps, je n’ai pas envie d’attendre que quelqu’un vienne me chercher. C’est pour cela que je veux être moi-même réalisatrice.”

“Seule à mon mariage” de Marta Bergman, avec Alina Serban.

Vous revenez d’une petite tournée de promotion. Comment le film a-t-il été reçu en Roumanie ?

“Les critiques ont été super positives. Par contre, on peut encore voir que le racisme anti-rom reste profond. Une journaliste a osé écrire : “Mais en fait, les Tsiganes sont comme nous !”, une réflexion très paternaliste. Et il faut savoir qu’en Roumanie, le terme “tsigane” – “ţigane” – est péjoratif…
Malheureusement, il n’y a pas eu assez de promotion et le film n’a pas eu énormément de séances. C’est dommage, car les salles étaient pleines à chaque projection. D’ailleurs, les habitants du village ont assisté à l’avant-première. Certains n’étaient jamais allés au cinéma ! Ils étaient fiers de voir “une des leurs” et d’entendre leur langue, le romani, sur grand écran.”

Décryptage : mégère, les raisons de la colère

La mégère, cette figure qui désigne une femme méchante et hargneuse, hante nos imaginaires. Au théâtre, au cinéma ou dans les contes… mais aussi dans nos rapports familiaux. Issue de la mythologie, elle a survécu jusqu’à aujourd’hui sans jamais trouver d’équivalent masculin. En voilà une bonne raison d’aller découvrir ce qui se cache derrière cet être tant détesté.

© Julie Joseph

Dans la mythologie grecque, la mégère fait partie des déesses infernales appelées les Érinyes, assimilées aux Furies chez les Romain·es. Aux côtés de Tisiphone (la vengeance), d’Alecto (l’implacable), Mégère représente la haine. Mais pourquoi sont-elles si énervées, ces divinités persécutrices ? Leur rôle est de punir les crimes de sang, particulièrement les fautes contre la famille, en poursuivant les auteur·es de leur vivant – elles les tourmentent jusqu’à la folie – et après leur mort. Elles exigent pour tout meurtre un châtiment, qu’elles exécutent de façon aveugle, sans reconnaître ni circonstances atténuantes ni autorité autre que la leur. Une fonction de justice – certes appliquée de façon particulièrement violente – qui, contrairement à leur image négative, n’a pas traversé l’histoire. Reste la caricature d’une femme vengeresse et malfaisante dont on a oublié les raisons de la colère.

Vipère ou insoumise

C’est la littérature qui a sorti la mégère de la mythologie pour en faire un archétype féminin négatif. La mégère concentre alors les défauts généralement attribués au sexe féminin, poussés à l’excès, tels que la jalousie ou encore le bavardage. Les écrits des poètes antiques regorgent de femmes aux traits de mégères, essentiellement malfaisantes par la parole : elles piquent par des mots acerbes et détruisent des réputations (selon la définition fournie par le Dictionnaire de la méchanceté).

“La mégère apprivoisée” (“The Taming of the shrew”), film de Franco Zeffirelli (USA/Italie, 1967), avec Elizabeth Taylor dans le rôle de Catharina.

La mégère est aussi celle qui refuse de rentrer dans le moule du patriarcat, à la façon de La Mégère apprivoisée, pièce de théâtre écrite par Shakespeare en 1594. Catharina, qui ne trouve pas de mari en raison de son caractère indomptable, y est « dressée » par Petruchio, prétendant intéressé par sa dot. La fin de la pièce se termine sur un pari entre hommes afin de savoir lequel dispose de la femme la plus soumise. Petruchio, qui a bien apprivoisé Catharina, mégère devenue sage, le remporte haut la main.