Coronavirus en Argentine : des mesures gouvernementales pour éviter les meurtres de femmes confinées

Par N°227 / p. WEB • Mars 2020

L’Argentine, comme le monde entier, n’est pas épargnée par la pandémie de coronavirus (Covid-19). Comme en Belgique, le confinement est la règle. Depuis le début de la quarantaine, l’exécutif argentin multiplie les mesures pour protéger les femmes face à l’augmentation des violences conjugales. Reportage (Jean Mouzet et Charles Perragin).

Confinée pour protéger la population de la pandémie de coronavirus COVID-19, la capitale Buenos Aires est sous quarantaine. © Karen Gamarra

“Je ne suis pas hystérique et je n’ai pas mes règles, je crie parce qu’on nous tue !”, hurlait la foule, mobilisée dans la grande marche des femmes du 9 mars contre “le virus mortel du patriarcat”. En Argentine, depuis le début de l’année, selon l’Observatoire Ahora que sí nos ven, il y a eu plus de féminicides que de jours écoulés.

“On ne veut plus d’hommes violents ni de femmes soumises, on refuse d’avoir peur”, s’époumonait Molly pour se faire entendre malgré le grondement continu des tam-tams et des chants de dizaines de milliers de femmes rassemblées sur les deux kilomètres à Buenos Aires, de la place de Mai au Congrès. Molly avait noué sur son sac à main et au poignet de sa fille le foulard vert du droit à l’avortement, devenu le symbole du puissant mouvement féministe en Argentine.

Depuis, c’est le confinement. Les bus roulent à vide. “Les murs se nettoient mais les filles ne reviennent pas” : il ne reste que ces graffitis, comme l’énorme “Avortement légal, tout de suite !” à la craie sur le goudron, à quelques mètres du palais présidentiel. Finis les chants enflammés de la foule pour soutenir le nouveau gouvernement de gauche dans sa volonté de réforme progressiste. Chacun·e chez soi.

La quarantaine, un “terrain fertile pour une intensification des violences”

À quelques pas de l’obélisque, la permanence du Bureau des violences domestiques, rattaché au ministère de la Justice, est vide. Et ce n’est pas une bonne nouvelle. Car la première nécessité en cas de violence conjugale est de tout faire pour échapper à l’isolement avec son agresseur dans un lieu confiné… Près de sept féminicides sur dix sont commis dans la maison que la victime partageait avec son meurtrier. À l’heure où nous écrivons ces lignes (le 24 mars), le coronavirus a déjà tué quatre personnes en Argentine. C’est quinze fois moins que les féminicides de ces deux derniers mois — une femme assassinée toutes les 23 heures en janvier-février. Et les chiffres de mars pourraient s’aggraver.

Les conjoints violents, privés de leur maigre revenu et désormais enfermés, pourraient bien redoubler de violence.

Car le confinement pourrait empêcher les femmes victimes de violences conjugales de sortir porter plainte. D’autant que les conjoints violents, privés de leur maigre revenu et désormais enfermés, pourraient bien redoubler de violence. C’est ce que craint le nouveau président Alberto Fernandez. Raquel Ascensio, coordinatrice de la Commission des questions de genre au ministère de la Défense de la Nation (c’est-à-dire des “Droits de l’Homme”), analyse : “L’anxiété et les difficultés économiques générées par cette quarantaine sont un terrain fertile pour une intensification de la violence sexiste.” Et la crise socio-économique sévissait bien avant le confinement, avec ses 40 % de pauvres, dont de nombreuses femmes empêchées de trouver refuge ailleurs que chez elles.

À la Marche des femmes, le 9 mars 2020 à Buenos Aires. © Karen Gamarra

Les fonctionnaires dédiés aux violences sexistes sur le pont

L’exécutif argentin prend donc ce risque très au sérieux. Alors que la Cour suprême de Justice vient de décider la réduction au strict minimum des services de Justice essentiels et la mise en quarantaine jusqu’au 31 mars de tous les tribunaux pour “raisons de santé publique”, les fonctionnaires dédiés aux violences sexistes restent sur le pont. Le président de la République les a en effet classées parmi les secteurs prioritaires, aux côtés des délits contre la santé publique ou des abus de privation de liberté.

30 % des appels du 20 mars étaient déjà liés aux conséquences du confinement.

La ligne téléphonique gratuite 144, dédiée aux victimes de violences sexuelles et familiales, qui reçoit une centaine d’appels par jour en temps normal, continue à fonctionner tous les jours, 24h/24. De même pour le Bureau des violences domestiques, où une équipe d’avocat·es, de psychologues et de travailleurs/euses sociales/aux assistent les victimes les plus vulnérables. Selon Elizabeth Gómez Alcorta, ministre des Femmes, du Genre et de la Diversité, 30 % des appels du 20 mars étaient déjà liés aux conséquences du confinement. Mais si le nombre de dénonciations n’a pas augmenté, c’est encore un mauvais signe pour les autorités. Analía Monferrer, du Bureau des violences domestiques, explique : “Quand vous êtes obligée de vous rendre à une antenne de défense des femmes en pleine quarantaine, c’est que votre situation est très grave.”

Des solutions d’assistance à distance

Outre les permanences judiciaires, des solutions d’assistance à distance ont donc été mises en place. La Cour suprême s’est mise aux audiences par vidéoconférence, même si les femmes battues sont souvent trop surveillées par leur bourreau pour passer le moindre coup de fil. La copie certifiée d’une mesure de protection peut désormais être transmise digitalement au commissariat, afin d’éviter aux femmes de se déplacer. Et les mesures d’interdiction d’approche ou de contact, périmètres de sécurité et autres boutons de panique qui devaient expirer dans les prochains jours seront, en vertu d’une décision de la Cour suprême de la Province de Buenos Aires, automatiquement prolongés jusqu’à la fin du confinement, voire jusqu’au 18 mai, pour éviter aux femmes d’avoir à les renouveler en personne.

Les plaintes déposées pourront être communiquées par mail ou même par WhatsApp.

Quant aux cas les plus graves, tels que l’accueil d’une victime obligée de fuir son domicile, ils incombent de toute façon aux commissariats de quartier. Il a même été décidé que les plaintes déposées pourront être communiquées par mail ou même par WhatsApp. Et le Bureau des violences domestiques aussi peut dépêcher sur place une brigade mobile de professionnel·les accompagnée par la police, même si les femmes le plus en danger ont en général le réflexe d’appeler directement le 911.

Structures d’accueil accessibles

La société civile aussi s’adapte et se mobilise. Les bénévoles de l’association La Casa del Encuentro, qui suivent plus de 200 cas par mois de violences sexistes, ont ouvert une ligne d’urgence. La présidente de l’association, Ada Rico, avait déjà constaté une grande augmentation des violences domestiques pendant l’épidémie de grippe H1N1. “Pour protéger les femmes contraintes à l’isolement avec leur agresseur, il est indispensable qu’elles se sentent accompagnées, car ces mesures de confinement augmentent clairement leur vulnérabilité”, s’inquiète-t-elle. Groupes WhatsApp et appels vidéo seront aussi massivement utilisés jusqu’à la fin de la quarantaine.

Il y a déjà eu une grande augmentation des violences domestiques pendant l’épidémie de grippe H1N1.

“Je viens de passer au refuge pour prendre des messages sur le répondeur et je sens déjà que ça va être très compliqué”, dit Ada Rico. En plus des refuges, la ville de Buenos Aires met par exemple à disposition des maisons de proximité – 145 places en tout – pour accueillir les cas les plus urgents. Ces foyers, il y en a des dizaines d’autres dans tout le pays.

Chaque année, par ordre judiciaire ou à la demande d’un organisme officiel, ils hébergent des centaines de femmes en danger de mort, avec des règles de sécurité très strictes, dont l’interdiction de sortir et l’école obligatoire pour les enfants à l’intérieur des refuges. Ces structures restent accessibles en pleine quarantaine. Mais le danger d’une augmentation des féminicides en période confinement n’en est pas moins réel, et le sujet brûlant, en Amérique latine encore plus qu’en Belgique. L’appel des femmes argentines au gouvernement est aussi clair qu’une pancarte du 9 mars : “Ne vous en lavez pas les mains !”