Bisexualité, un appel à vivre libre

Par N°251 / p. 25-26 • Mars-avril 2023

Mathilde Ramadier est autrice et scénariste de bandes dessinées. En septembre 2022, elle a publié Vivre fluide. Quand les femmes s’émancipent de l’hétérosexualité, une enquête intime sur la bisexualité féminine. Un sujet très peu étudié qui concerne pourtant de nombreuses femmes.

© Gianluca Quaranta

Pourquoi avoir voulu écrire un livre sur la bisexualité féminine ?

“Ça faisait longtemps que je souhaitais mener une réflexion féministe autour du corps et du désir. Le sujet de la bisexualité m’est cher depuis longtemps, car même si je mène une vie d’hétérosexuelle en façade, je ne me suis jamais considérée comme telle. Et puis c’est devenu une évidence pour moi après avoir eu une conversation avec mon éditrice en avril 2021. Nous avons parlé de femmes bisexuelles en formulant l’hypothèse que le phénomène était bien plus répandu qu’on ne l’imagine. J’ai voulu étudier la question de plus près en me rendant dans des librairies féministes à Paris et Berlin et j’ai constaté qu’il n’y avait presque pas de littérature sur le sujet.”

Éditions du Faubourg 2022, 304 p., 19,90 eur.

Peut-on d’ailleurs définir la bisexualité, ou l’exercice relève-t-il en lui-même d’un défi ?

“J’ai effectivement été prise d’un vertige en commençant à travailler sur ce livre. Je me suis aperçue qu’on ne pouvait pas écrire sur la bisexualité sans parler de genre, de lesbianisme, de cinéma, de littérature, qu’il y avait de nombreuses ramifications. Je craignais de ne pas pouvoir cerner mon sujet. Mais pour revenir à votre question, on peut définir cette orientation par le fait d’être attiré·e par plus d’un genre, à la différence des “monosexualités” que sont l’homosexualité et l’hétérosexualité. Il est vrai que le terme n’est pas utilisé par les jeunes générations qui préfèrent parler de “pansexualité”, ou qui ne souhaitent pas du tout catégoriser. Le terme de bisexualité est plutôt utilisé par des générations un peu plus âgées.”

Alors pourquoi ne pas parler de pansexualité ?

“On craignait que ce terme moins connu du grand public éloigne beaucoup de lecteurs/trices. Le terme de “bi” me semblait plus accessible, plus intéressant et plus intersectionnel, en même temps je ne voulais pas qu’il figure sur la couverture, peut-être parce que je ne me définis pas juste ainsi. De plus, j’ai remarqué lors de mes entretiens que si la binarité de genre gênait en théorie, en pratique ces personnes étaient attirées par des hommes et des femmes cis.”

Est-ce que votre essai s’adresse plus particulièrement à un public hétérosexuel ?

“J’ai rencontré tous les types de personnes queers lors de mes lectures en librairie. Rarement des hommes, parfois quelques-uns. Mais c’est sûr qu’une lesbienne féministe en aurait beaucoup moins à apprendre dans ce livre qu’une hétérosexuelle féministe débutante. En tous les cas, j’ai essayé d’avoir un panel de témoignages variés pour ne pas me limiter au profil de la femme en couple hétérosexuel qui veut élargir son horizon, comme au Skirt Club [un réseau international qui organise des soirées entre femmes, ndlr], où la clientèle est essentiellement hétérosexuelle et hétéronormée.”

Le besoin de catégoriser et de se positionner est ancien, cela a quelque chose de rassurant pour l’ego.

Depuis quand la bisexualité fait-elle l’objet d’un discours ?

“Il y a eu pendant longtemps une confusion sur ce mot avant qu’on arrive au débat sur la bisexualité. Au 19e siècle, le terme de bisexualité est restreint aux sciences naturelles. En botanique, cela désignait les plantes qui ont un potentiel mâle et femelle. En médecine, il était utilisé en lien avec l’hermaphrodisme [quand un être vivant présente à la fois ou alternativement des organes mâles ou femelles, ndlr] ou l’intersexuation [quand un être vivant présente des caractéristiques sexuelles ne correspondant pas aux normes typiques binaires masculines ou féminines, ndlr].

Puis l’arrivée de la psychanalyse et la rencontre entre le médecin allemand Wilhelm Fliess et le fondateur de la psychanalyse autrichien Sigmund Freud font émerger l’idée qu’il y a un principe mâle et féminin chez tout être humain, concept qu’a repris Freud avec le terme de “bisexualité psychique”. Malgré tout, elle reste considérée pendant longtemps comme une phase transitionnelle, un égarement et elle ne fait jamais l’objet d’études à part entière.

Il faut attendre les travaux du zoologue Alfred Kinsey sur la sexualité, publiés en 1948 et 1953, pour voir le discours changer. Parmi ses conclusions les plus importantes, le fait que la bisexualité n’est pas un état transitoire, qu’elle peut être fluctuante au cours de la vie et qu’il y a plusieurs gradations entre l’homosexualité et l’hétérosexualité. Alfred Kinsey avance le chiffre de 25 % des jeunes célibataires interrogées qui se situeraient dans ces positions intermédiaires. Il souligne également que la plupart des femmes font leurs premières expériences sexuelles à l’adolescence avec des femmes, et il pointe l’importance du clitoris dans le déclenchement de l’orgasme féminin.”

Cette ombre a peut-être permis à un certain nombre de femmes d’expérimenter sans être dérangées.

Et ensuite ?

“Malgré cette étude, le terme de bisexualité n’est pas rentré dans le langage courant, il a continué à rester dans l’ombre, n’étant médiatisé qu’à de rares occasions. L’anthropologue américaine Margaret Mead, qui vivait avec une femme, en a parlé dans un article des années 1970. La question a également rejailli en marge des mouvements LGBT sur la côte Ouest après 1968, mais sans ouvrir une vraie brèche, les bisexuel·les n’étant pas forcément les bienvenu·es dans les cercles homosexuels et lesbiens. Cela dit, cette ombre a peut-être permis à un certain nombre de femmes d’expérimenter sans être dérangées !”

La bisexualité serait-elle un des derniers tabous ? En effet, la plupart des 42 personnes âgées de 15 à 58 ans qui ont accepté de témoigner dans votre livre n’ont pas souhaité être citées avec leur prénom. 

“Celles qui ont accepté de témoigner avec leur vrai prénom étaient souvent les plus jeunes, âgées de moins de 30 ans et/ou célibataires. Certaines craignaient d’être reconnues par leur employeur ou par des membres de leur famille. Mais la raison principale qui a poussé nombre de mes témoins à se cacher est d’ordre sexuel, elles ne souhaitaient pas divulguer un pan de leur vie intime. Ce qui est certain, c’est qu’il y a moins de tabou autour de la bisexualité féminine que masculine, cette dernière étant associée à une mise en danger potentielle de la virilité. Les relations sexuelles entre femmes sont moins prises au sérieux, car on s’imagine qu’il n’y a pas de pénétration.”

Votre essai est l’occasion de revisiter notre panthéon artistique et littéraire – Virginia Woolf, Colette, George Sand, Frida Kahlo, Josephine Baker, Anaïs Nin, Nan Goldin… – en nous montrant que la bisexualité est bien plus répandue qu’on ne le pense. Étiez-vous, vous-même, surprise ?

“J’étais au courant pour Frida Kahlo ou Colette, je n’en savais rien en revanche pour Françoise Sagan ou Tamara de Lempicka. Mais cette orientation n’était pas non plus affichée publiquement à l’époque, elle était vécue dans des cercles restreints et très élitistes.”

Les bisexuel·les souffrent de trois principaux chefs d’accusation : l’infidélité, la lâcheté et la traîtrise.

Ce livre permet aussi de se défaire d’un certain nombre de stéréotypes qui entourent la bisexualité. Lesquels sont les plus fréquents ?

“Les bisexuel·les souffrent de trois principaux chefs d’accusation : l’infidélité, la lâcheté et la traîtrise. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles je ne l’ai pas dit à tous les hommes avec qui j’avais une relation, de crainte de susciter la jalousie. La bisexualité renvoie souvent injustement à l’idée d’une hypersexualisation, alors que cette orientation signifie juste qu’on n’est pas attiré·e par un seul genre. Cette image est en train d’évoluer grâce aux nouvelles générations.”

Vous écrivez : “la bisexuelle est une fugueuse, elle prend la tangente”, parce qu’elle refuse de choisir. Au fond, cet essai n’est-il pas tout simplement un appel à vivre libre et faire fi de cette manie de tout étiqueter ?

“Le besoin de catégoriser et de se positionner est ancien, cela a quelque chose de rassurant pour l’ego. Cette tendance a été accélérée avec la révolution industrielle et scientifique au 19e siècle qui a conduit à quantifier et classer les comportements. La sexualité n’y a pas échappé. Cela dit, tout n’a pas vocation à être rendu public, moi-même je ne ressens pas le besoin de faire un coming out.”