Emmanuelle Richard : “Je crois que “Hommes” est un livre qui fait peur aux prédateurs”

Dans Hommes (L’Olivier 2022), Emmanuelle Richard raconte l’histoire de Lena Moss en 2038 lorsqu’elle découvre qu’Aiden, l’homme avec lequel elle a eu une liaison vingt ans plus tôt, est recherché par Interpol pour violences sexuelles. Face aux nombreux témoignages de victimes, Lena se questionne : est-ce qu’elle doit se rendre au commissariat ? Se reconnaît-elle dans les propos que ces femmes rapportent ? Pourrait-elle faire avancer l’enquête ? Nous avons échangé avec l’autrice en avril dernier.

Emmanuelle Richard © Arnaud Delrue

Le livre d’Emmanuelle Richard a marqué la célèbre rentrée littéraire de septembre 2022, rentrée qui comptait par exemple dans ses sorties phares Cher Connard de Virginie Despentes. Pas simple de se faire une place à côté d’une pointure de la littérature féministe. Même lorsque l’on écrit sur le désir des femmes, leur intimité et leur sexualité depuis près de dix ans. Avec plusieurs mois de recul, l’autrice française Emmanuelle Richardregarde son dernier roman avec mélancolie. Un succès mitigé pour un texte pourtant prometteur vu les thématiques actuelles abordées.

Dans Hommes, vous racontez une histoire qui fait écho aux enjeux sociétaux et politiques actuels. Comment faire pour mettre l’actualité sur pause et passer à la rédaction ?

Je voulais en faire un objet extrêmement politique sans que ce soit un essai.

“Je ne pense pas du tout m’être mise en pause. Au contraire, je n’ai jamais été autant connectée à l’actualité féministe que pendant l’écriture de ce livre. Pour moi, Hommes est très particulier parce que je voulais en faire un objet extrêmement politique sans que ce soit un essai. Chaque ligne, chaque situation, chaque détail est pensé dans cette perspective. J’étais même dans la position inverse à la pause : j’ai lu, regardé et écouté le plus de choses possible pour comprendre les néo-féminismes, par exemple. J’ai essayé de tout absorber, tout entendre.”

L’Olivier 2022.

Huit mois après la sortie de votre roman, quel est votre ressenti par rapport à l’accueil qu’il a reçu ? Tant du public que de la critique ?

“J’ai un sentiment de grande tristesse par rapport à ce texte qui ne circule pas. Rien ne se passe comme je l’avais imaginé. Je m’attendais à la colère de beaucoup d’hommes, à me prendre des raids masculinistes. Finalement, ça n’a pas eu lieu. Au contraire, le texte est bizarrement surtout porté par les hommes. Évidemment, il y a aussi des soutiens de femmes qui me sont très précieux. Mais ce que je n’avais pas vu venir, ce sont les réactions négatives de certaines féministes. J’ai le sentiment qu’en France, il y a quelques personnalités militantes très médiatisées qui décident de ce qui circule et, si on ne fait pas partie de la bande, notre travail est silencié. Après, je ne suis pas une poète maudite ! C’est tellement difficile de vendre des livres, je ne peux pas me plaindre.”

Qu’est-ce que certaines féministes ont pu reprocher à votre texte ?

“C’est difficile d’affirmer des choses, je n’ai que des pistes. D’abord, Hommes serait un texte qui n’est pas suffisamment misandre. Moi, je vois la littérature comme un endroit où l’on peut creuser l’ambivalence, la nuance, les zones troubles et complexes, ce qui n’est par exemple pas le cas du discours politique. J’ai le sentiment que la finesse a du mal à circuler.

 

Emmanuelle Richard © Arnaud Delrue

Un journaliste a émis une autre hypothèse que je trouve pertinente : si les hommes soutiennent ce livre, c’est parce qu’ils ne s’identifient qu’à la figure positive de Gwyn. Enfin, je crois aussi qu’il y a des scènes de désir, notamment de masturbation du personnage de Lena, qui ont été mal interprétées.”

Justement, en parlant de Gwyn, votre livre s’articule principalement autour de trois personnages. Lena, protagoniste, et deux hommes opposés par leur manière de concevoir le désir et les relations hétérosexuelles : Gwyn et Aiden. Comment avez-vous imaginé les deux personnages masculins ?

Je l’ai vraiment pensé comme un produit du patriarcat.

“Je travaille à partir d’un gros matériau personnel. Je voulais vraiment qu’Aiden représente tous les hommes dans une somme de comportements toxiques. Que ce soit dans sa manière autocentrée de vivre le désir, de ne pas être à l’écoute, d’être hystérique dans l’intime. Là où quelque chose ne fonctionne pas, c’est qu’Aiden est un ancien soldat revenu de la guerre traumatisé. Avec du recul, je crois que c’est ce qui empêche les hommes de s’identifier et de se rendre compte que c’est aussi eux que je décris. Je l’ai vraiment pensé comme un homme qui condense tous les défauts, un produit du patriarcat. C’est pour ça que je ne décris jamais des scènes de sexe entre lui et Lena car ce sont des rapports autocentrés qu’on a déjà vus des milliers de fois.

Gwyn, je l’ai pensé comme un homme féministe en actes parce que je suis lassée de tous ceux qui se revendiquent du féminisme post-#MeToo sans agir. Je voulais un homme qui montre comment pourrait se jouer l’hétérosexualité en dehors de l’hétéronormativité. Quelqu’un qui vit le désir dans la réciprocité, le partage, l’acceptation de sa vulnérabilité. J’ai réfléchi ces deux personnages avec minutie, point par point.”

Dans l’ensemble de vos livres, il est question du désir des femmes, des relations hétérosexuelles, de sexe. En littérature, ces sujets ont souvent été abordés de façon stéréotypée, voire problématique, sous le prisme du regard masculin. Où avez-vous trouvé des inspirations pour nourrir votre imaginaire ?

“En amont de la rédaction, j’ai beaucoup cherché à me nourrir de ce qui avait déjà été fait sur le sujet. Mais en littérature, il n’y a pas énormément de ressources. Je pense par exemple au livre Thérèse et Isabelle de Violette Leduc que je trouve très important ou à la bibliographie d’Annie Ernaux. Dans Vers la violence, Blandine Rinkel décrit le désir de façon inédite. Mais pour ce qui concerne le désir pur et l’érotisme, je me suis beaucoup plus inspirée de musiques très contemporaines comme celles de Camélia Jordana, Joanna, Louisadonna ou, dans un autre style, Wejdene. La chanteuse Yseult écrit incroyablement bien le désir et de manière tout à fait nouvelle. J’ai trouvé que c’était là qu’il y avait un renouvellement qui circulait.”

Pourquoi on ne trouve pas ce renouvellement en littérature ?

“Pour moi, l’explication est très basique. Si la littérature est le médium qui bouge le plus lentement et le moins bien, c’est parce qu’elle est massivement produite par des bourgeois qui n’ont aucune conscience d’un tas de réalités. Ce n’est pas un domaine qui respire, il y a une grosse endogamie et la littérature reste donc un regard sur une toute petite partie de la population qui est très loin d’être représentative de la diversité.”

Dans cette perspective, à quoi on s’expose en tant qu’autrice quand on écrit sur l’intimité, le désir, les corps ?

J’avais besoin de publier ce texte et je n’avais rien à perdre.

“Ça me faisait très peur d’écrire Hommes pour des raisons de charge sexuelle qu’on allait m’imputer. Je savais que j’allais perdre ma pureté dans le domaine public auprès du regard masculin. Une autre de mes craintes était que ça complique encore plus ma vie personnelle. Depuis que je suis écrivaine, c’est complexe parce que dès que tu as une voix publique et qu’en plus tu bosses sur l’intime, ça fait peur aux mecs. Je me suis vraiment dit qu’après Hommes j’allais rester seule toute ma vie ! Mais j’avais besoin de publier ce texte et je n’avais rien à perdre. Finalement, ça a encore été l’inverse de ce que je pensais. J’ai rencontré quelqu’un alors que ça faisait dix ans que j’étais seule.

Et puis j’ai constaté un autre effet : on me fout la paix dans ce petit milieu où l’on croise toujours les mêmes hommes. Les journalistes sont aussi membres des jurys qui décernent des prix littéraires, etc. C’est compliqué de les envoyer chier. Pourtant, je me suis souvent retrouvée face à des journalistes équivoques voire ambigus, et à la seconde où ils ont lu les épreuves de Hommes, c’était terminé. Je crois que c’est un livre qui fait peur aux prédateurs.”