Rencontre avec Jeanne Dandoy : “Les mères victimes de violences sont des héroïnes, on ne le dit pas assez !”

L’actrice et metteuse en scène namuroise Jeanne Dandoy revient avec un nouveau spectacle fort et solaire : Merveille. Elle nous explique pourquoi elle a choisi de mettre en lumière une femme et son enfant, victimes de violences conjugales et intrafamiliales.

© Hubert Amiel

Portée par la mise en scène et l’écriture de Jeanne Dandoy, la pièce Merveille, jouée jusqu’au 18 février au théâtre des Martyrs à Bruxelles, aborde la thématique des violences conjugales et intrafamiliales. Ce thriller poétique et chorégraphique nous emmène de façon bouleversante sur le trajet d’une mère qui s’extirpe avec son enfant des ténèbres pour accéder à la lumière d’une journée douce et enfin, sereine. Il nous raconte la résilience d’une “mère veilleuse” (jouée par Amandine Laval), accompagnée par une bonne fée (jouée par Jean Fürst). “Mère veilleuse”, en clin d’œil sorore à l’asbl du même nom et qui regroupe des mères qui veillent… des “merveilles”. L’héroïne est à l’image des témoignages audio recueillis précieusement auprès de femmes survivantes, ayant sauvé leurs enfants des violences (ces témoignages sont mis à disposition du public, à l’entrée de la salle de spectacle). Merveille nous emmène dans un voyage sensoriel qui touche à un nouveau genre scénographique ! Innovant au théâtre, ce réalisme magique nous rapproche des émotions et des sensations d’une mère qui accomplit une série de tâches ménagères dans une urgence inexpliquée…

Nous avons rencontré Jeanne Dandoy à l’issue de l’avant-première de sa pièce au théâtre des Martyrs, à Bruxelles, début février.

Pourquoi as-tu choisi d’aborder la thématique des violences conjugales et intrafamiliales dans Merveille ?

“Parce que cela concerne quatre femmes sur dix – des dizaines d’entre elles étaient dans la salle aujourd’hui… Et en fait, quand on dit “quatre femmes sur dix”, ça concerne aussi beaucoup d’enfants ! C’est énorme et cela me touche particulièrement. Cela me semblait être une problématique majeure à aborder dans cette pièce.”

© Annah Schaeffer

C’était donc important pour toi de montrer les mères mais aussi les enfants.

“Oui, c’était important tout simplement parce qu’en fait, on ne les voit jamais ! Ces choses-là ne sont jamais mises sur un plateau de théâtre, ou alors dans une forme de fiction-documentaire – je ne critique pas cette démarche, c’est simplement toujours cette forme-là qui est employée.”

Selon toi, qu’est-ce qu’il y a de particulier à mettre en scène une mère et son enfant face à ces situations de violences quotidiennes ?

“C’est comme si ce sujet ne “méritait” pas les “grandes formes”, les formes dites plus “nobles”, et je mets mille guillemets, avec plus de moyens, de grands plateaux, un décor avec beaucoup de choses, des figurants, des bazars… avec de l’argent, en fait. Je ne veux pas dire que les “petites formes” ne peuvent pas être bien, mais c’est comme si ce sujet était cantonné à ces “petites formes”. Comme si, aussi, il fallait d’office tuer les héroïnes de ces fictions-là. Ou qu’elles ne soient même pas des héroïnes, qu’elles soient juste dans un sac poubelle à la fin ! Contrairement au héros qui, en général, est l’inspecteur très malin ou le criminel.”

Dans Merveille, la mère sauve son enfant, elle se sauve elle-même. Est-ce que cela te permet de rappeler que partir est un droit, pour ces femmes et pour ces enfants ?

“Oui, je voulais parler de la résilience, et du fait qu’on peut s’en sortir. On ne parle déjà pas assez de celles qui meurent, mais en fait, il y en a aussi plein qui s’en sortent ! Je pense que si on avait plus de modèles de femmes qui s’en sortent, peut-être qu’il y en aurait encore plus qui s’en sortiraient ! Oui, c’est complètement invisibilisé.”

Quelles ont été tes références ou tes inspirations pour créer cette pièce ? As-tu trouvé des personnages du théâtre, du cinéma, des personnes autour de toi qui t’ont inspirée ?

“Non, j’ai eu de très mauvaises héroïnes ! J’étais fan de la Petite Sirène. Je ne parle pas de celle de Disney, mais de celle d’Andersen, qui se sacrifie complètement pour son prince. Elle se transforme en écume et va heurter, dans les vagues, le bateau du prince lors de la nuit de ses noces avec une autre. C’était ça, mon héroïne, quand j’étais petite fille, et cela n’amène pas à grand-chose. Donc, il faut faire un gros travail pour se dire : “Cela ne me convient pas. Cela m’amène à faire de très mauvais choix dans ma vie, à reproduire des choses sur scène que je n’apprécie pas.” Et c’est possible d’avoir d’autres modèles !”

As-tu incarné ces héroïnes qui ne te conviennent plus ?

“Oui, je les ai incarnées dans ma chair. Je suis aussi actrice et j’ai joué énormément de personnages : qu’on frappait, qu’on violait, qu’on violentait, qu’on traînait par terre, tout ce qu’on peut imaginer… Et je commençais à me poser des questions : pourquoi c’était toujours ça qu’on voit et pourquoi jamais autre chose ?” Alors que les hommes peuvent s’identifier à d’autres récits. J’ai certes joué de magnifiques rôles, mais c’était toujours des archétypes féminins qu’on me proposait de jouer.”

Selon toi, ce changement des représentations implique de nouveaux modèles au théâtre et au cinéma ?

“Oui, on a besoin de nouvelles héroïnes, et de héros aussi ! J’ai un petit garçon, et j’ai envie de lui donner d’autres modèles, d’autres héros. Je ne peux pas supporter qu’il revienne de l’école en ramenant des armes et en voulant jouer à la guerre alors qu’avant l’école, il ne voulait pas jouer à la guerre. Malgré tout, il y a de la relève, je le sens !”

© Hubert Amiel

Est-ce que tu penses que ton regard de metteuse en scène, en tant que femme, permet d’apporter cette transparence sur l’expérience vécue par le personnage féminin ?

“Non, il y a des tas de femmes qui font de la mise en scène, mais cela ne veut pas dire qu’elles ont un “regard féminin” ! Et cela ne veut pas dire qu’elles ne traitent pas les femmes comme des objets sans s’en rendre compte. Parce que je l’ai fait aussi. On est tellement habitués à ça. On a tellement l’esprit colonisé par ça que c’est très, très difficile de changer. Il faut faire un très gros travail, je pense. J’ai foi en la prochaine génération ! Et chez les hommes, les femmes et tous genres confondus, je vois qu’il y a une réflexion beaucoup plus importante.”

Que conseillerais-tu aux mères et aux enfants victimes de violences commises par leur partenaire ou dans le cadre de la famille ?

“Partez, car vous ne gagnerez rien en restant dans cette situation. C’est difficile, mais partez et faites bien attention parce que c’est le moment où les femmes partent, qu’elles risquent leur vie. Partez… en vous préparant bien !”

Selon toi, quel est le regard de la société sur ces mères et ces enfants et quel serait le regard que tu souhaiterais que la société adopte face à eux ?

“Je n’ai rien à dicter à la société. Je pense que, malheureusement, on est toujours enfermés dans de très, très vieux schémas. C’est très dur d’en sortir parce qu’il y a des siècles d’organisation de la société. C’est très pratique de donner ces rôles aux femmes. On voit bien qu’on les émancipe quand on en a besoin : lorsque les hommes sont au combat, les femmes peuvent travailler parce qu’on a besoin qu’elles produisent pendant la guerre. Je ne dis pas que la société traite mieux les hommes. Les hommes sont victimes de cette même oppression. Je pense que la société nous met la tête à l’envers. Rien n’est bon pour personne dans ces schémas et ces rôles qui nous sont assignés – ni pour les femmes, ni pour les hommes. J’espère, j’appelle à un changement, à une vraie prise de conscience ! Maintenant, si on veut qu’il y ait un changement pour un groupe de personnes opprimées, cela veut dire qu’il y a un autre groupe qui devra perdre quelque chose, un privilège. Personnellement, je suis d’accord de renoncer à mes privilèges.”

Quels sont vos projets pour 2023 et les années à venir ?

“Je n’ai que des projets qui vont dans ce sens-là, des héroïnes résilientes, qui, d’une manière ou d’une autre, s’en sortent ! J’aime bien “rectifier” les histoires, donc ce sont beaucoup d’adaptations de mythologies contemporaines. D’ailleurs, ma prochaine pièce qui sera jouée ici, au théâtre des Martyrs, sera une revisite du roman Rebecca, de Daphné du Maurier. Toujours sous le prisme du “female gaze”, on va beaucoup explorer la littérature, en tout cas le genre. Les codes de genre comme au cinéma, cela n’existe pas au théâtre ! Pourtant, au cinéma, on fait beaucoup ça : le genre fantastique, le thriller… J’ai envie de faire ça au théâtre. J’ai un peu commencé dans Merveille [le personnage principal découvre dans sa poubelle le corps d’une personne qui n’est alors pas nommée, et la pièce se construit autour de ce mystère, ndlr]. Voilà ! On va très fort explorer ça. On va aussi travailler sur les femmes dans les maisons, sur “le cycle de la peur” qui découle de cet enfermement dans l’espace domestique ! Avec l’adaptation de romans comme Rebecca, Frankenstein de Mary Shelley, le thème des femmes dans la maison sera au centre de ce travail, autour des questions suivantes : comment font les femmes dans la maison, comment le fait de garder les femmes à la maison peut engendrer de la peur, et comment réagissent-elles à ça ?”