Femmes de la Commune, leur histoire, nos regards

2021 célèbre les 150 ans de la Commune de Paris. Une séquence révolutionnaire de courte durée – 72 jours – mais de forte intensité dont les idées et idéaux demeurent vivaces dans les mouvements sociaux actuels. Comme pour toutes les révolutions, le récit de la Commune a longtemps été conjugué au masculin, mais l’année qui vient de s’écouler a mis en lumière la mobilisation des Communardes, a restauré le rôle politique qu’elles y ont joué, en dehors des sièges de l’assemblée communale. Pour en parler, axelle a invité deux femmes, Mathilde Larrère et Chloé Leprince, qui s’attachent à faire connaître l’expérience et l’engagement des femmes dans les révolutions. Un entretien à retrouver intégralement en podcast sur notre site.

© Candela Sierra, pour axelle magazine

Mathilde Larrère est historienne et enseignante-chercheuse à l’Université Gustave Eiffel. Elle travaille sur les questions d’ordre, de désordre et de citoyenneté au 19e siècle. Attachée à la vulgarisation scientifique, elle a récemment publié Rage against the Machisme, une histoire des luttes féministes du 19e au 20e siècle. Chloé Leprince, journaliste à France Culture, a réédité un ouvrage pionnier, et oublié, Les “Pétroleuses”  de l’historienne française Édith Thomas à l’occasion des 150 ans de la Commune ; elle travaille aujourd’hui sur l’engagement féminin au 19e siècle. Une rencontre inédite, érudite et complice, entre histoire et transmissions féministes sous les visages de l’artiste Frida Kahlo et des communardes Louise Michel et Nathalie Lemel, habillant les murs de l’appartement de Mathilde Larrère chez qui nous nous rencontrons.

Éditions du Détour 2020

D’où vient votre intérêt pour la Commune de Paris ?

Mathilde Larrère : “Je m’intéresse aux révolutions du 19e siècle, pas seulement à la Commune de Paris. J’ai surtout travaillé sur les révolutions de 1830 et 1848 [en France, ndlr]. Je rappelle d’ailleurs toujours que déjà en 1848, les femmes avaient été mobilisées… La Commune est la queue d’une grande comète. Ensuite, j’ai toujours milité dans des organisations où la Commune faisait partie de la mémoire “obligatoire”. Enfin, j’ai une histoire personnelle avec la Commune puisque je suis l’arrière-petite-nièce d’un communard, Zéphirin Camélinat. La Commune se situe donc chez moi dans une transmission militante, familiale, et dans un intérêt général pour les mouvements sociaux du 19e siècle.”

Folio 2021, édition préfacée et enrichie par Chloé Leprince.

Chloé Leprince : “À l’origine, mon objet d’étude n’est pas la Commune. C’est Édith Thomas qui m’a amenée à me consacrer, dans un cadre universitaire, à des recherches sur les femmes de la Commune, et particulièrement sur l’organisation regroupant le plus de femmes pendant la Commune : l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés. Édith Thomas, que j’ai rencontrée via l’historienne américaine Dorothy Kaufmann, était une historienne, archiviste, pionnière en histoire des femmes et des féminismes. Elle a été complètement oubliée et invisibilisée. C’est la première à avoir porté un regard sur les femmes de 1871 dans son ouvrage Les “Pétroleuses”, paru en 1963 et que j’ai décidé de rééditer pour la rendre visible et lui rendre justice.”

Quelles sont les raisons de cet oubli ?

C.L. : “Édith Thomas défriche un champ avant les autres. Au moment où elle publie son ouvrage, il existe un seul article universitaire qui parle des femmes de la Commune… 1963, c’est huit ans avant que Michelle Perrot, considérée comme fondatrice du champ de l’histoire des femmes, ne sorte sa thèse. C’est aussi une dizaine d’années avant un séminaire à l’Université Paris VII-Jussieu qui restera célèbre par son intitulé provocateur, “Les femmes ont-elles une histoire ?” Édith Thomas s’attelle à un angle mort et lui fait un sort. À l’époque, son ouvrage ne passe pas inaperçu, il est publié dans une collection noble et légitime. Elle reçoit un prix en 1964. Mais après… elle est oubliée. Est-ce que c’est son objet qui a contribué à son invisibilisation ou n’est-elle pas aussi invisibilisée en raison de sa propre trajectoire ? Édith Thomas a claqué la porte du Parti communiste français, elle est en opposition avec Aragon qui a contribué à la marginaliser…”

On les limite au fait de vider le pétrole, on leur dénie le droit d’en être sur le plan des idées, en tant que citoyennes, qui poussent un agenda, qui ont une stratégie.

M.L. : “Je connaissais Édith Thomas, on savait qu’elle existait, mais on ne l’avait pas lue, on ne trouvait pas son livre. Ce qui m’a marquée, moi et d’autres amies, en la lisant, c’est l’extraordinaire modernité de son travail et son acuité.”

C.L. : “Elle nous a ouvert le chemin et nous prend par la main… Il y a très peu d’archives sur les femmes de la Commune. On a besoin des inventaires qu’elle a mis à jour pour travailler aujourd’hui.”

Comment travaille-t-on pour raconter les femmes de la Commune ?

C.L. : “Travailler sur ce sujet nécessite de déconstruire le “mausolée Louise Michel“. Il faut travailler sur des questions telles que : c’est quoi être communarde ? Quelle est cette révolution démocratique et sociale ? Quelle souveraineté s’affirme, à partir d’où ? Et quand on se pose ces questions, on est parfois très loin de la barricade et de la femme en habit d’homme qu’on a envie de voir. Aussi, pour bien regarder les femmes de la Commune à ce moment-là, il est important de décrire leurs métiers, leurs conditions de vie, comme Édith Thomas le fait quand elle raconte les mondes populaires à Paris. Il nous faut aussi chercher leurs ruses et voir que se glisser dans le “care”, par exemple à travers les soins aux blessés, c’était aussi pour les femmes une façon d’en être et de défendre un agenda politique.”

M.L. : “Le communard le plus connu, c’est Louise Michel… C’est le rare cas où c’est une figure féminine que l’on connaît le plus, figure qui a été construite par elle-même mais aussi reprise et construite par d’autres, comme l’explique l’historienne et politiste Sidonie Verhaeghe [dans son livre Vive Louise Michel !, ndlr]. Les gens cherchent Louise Michel dans toutes les communardes. Or, elle est extra-ordinaire. Mais attention, dire qu’elle est l’arbre qui cache la forêt ne veut pas dire qu’il faut couper l’arbre !”

Que réclamaient les femmes et quelles victoires, même menues, ont-elles remportées ?

M.L. : “La difficulté quand on travaille sur la Commune est de savoir ce qu’on appelle la Commune. Soit ce que fait le pouvoir communal, c’est-à-dire l’assemblée élue le 26 mars. Soit ce qui se fait dans une démocratie plus au ras des cafés et des ateliers. Ce sont deux choses différentes. Ce qui a été fait par le conseil municipal est assez limité en matière de droits des femmes. Il y a une idée reçue selon laquelle la Commune aurait proclamé l’égalité des salaires hommes-femmes : ce n’est pas tout à fait le cas. Il faut aussi se resituer dans les mentalités de l’époque. Ce qui est important pour nous maintenant ne l’était pas hier et on ne doit pas “chercher” les combats qu’on juge importants aujourd’hui. Par exemple avec le droit de vote. Si cette revendication est devenue prioritaire plus tard, elle ne l’était ni en 1871 ni en 1848.

Elles ont des combats en tant que travailleuses, elles réclament le droit au travail salarié hors du domicile conjugal. À ce moment-là, le mouvement ouvrier et certains communards y sont hostiles.

Autre exemple : le décret qui donne une pension aux femmes non mariées des gardes nationaux tués est très important pour les femmes car dans le milieu ouvrier, on se marie très peu, alors que ça ne nous paraît pas important aujourd’hui. La reconnaissance des “filles-mères” l’est également. Au centre des revendications des femmes, il y avait le travail, l’instruction, les crèches. Elles ont des combats en tant que travailleuses, elles réclament le droit au travail salarié hors du domicile conjugal. À ce moment-là, le mouvement ouvrier et certains communards y sont hostiles. Faire l’histoire de la Commune, c’est aussi relever objectivement les dimensions profondément misogynes du mouvement ouvrier. Pour Proudhon, fondateur de l’anarchisme, les femmes ne peuvent être que ménagères ou courtisanes…”

Ces femmes articulent leur existence d’ouvrière, leur appartenance aux mondes populaires et une pensée de leur émancipation féminine.

C.L. : “En effet, le travail est central, c’est un enjeu de survie : ils et elles ont faim à Paris. Il y a aussi un enjeu pour les femmes de se libérer de ce qui structurait le monde du travail à ce moment-là, par exemple les bureaux de placement. Les femmes travaillaient beaucoup à domicile et à la tâche, dans les métiers du tissu ou du linge, et dépendaient de gens qui allaient les placer. D’autres, les relieuses par exemple, travaillent en atelier. L’Union des femmes propose donc à des brodeuses, brocheuses, lingères, culottières de s’inscrire pour s’auto-organiser et, par là, être collectivement en capacité de négocier des marchés publics pour fabriquer des uniformes. C’est un droit au travail qui leur est reconnu. Et à travers ça, elles affirment un statut de travailleuse, d’ouvrière et de citoyenne. On a affaire à des femmes qui articulent leur existence d’ouvrière, leur appartenance aux mondes populaires et une pensée de leur émancipation féminine. Ça redonne du souffle. Ça nous montre qu’une autre histoire du mouvement ouvrier est possible, qui permet de mettre le genre au centre et de restaurer les femmes dans le mouvement ouvrier.”

M.L. : “Cela me fait penser aux travailleuses des grands hôtels d’aujourd’hui. Quand je lis leurs textes ou quand je les entends parler, j’ai l’impression d’entendre des communardes. Elles sont payées à la chambre comme les ouvrières étaient payées à la tâche. Elles réclament, comme les communardes, le payement à l’heure.”

© Candela Sierra, pour axelle magazine

Des “pétroleuses” à Petrograd au début de la révolution russe, il semblerait que les femmes révolutionnaires soient souvent oubliées. Comment l’expliquer ?

M.L. : “Elles sont invisibilisées par les révolutionnaires et leur roman masculin parce qu’elles sont féministes, mais elles le sont aussi par certaines féministes parce que “trop” révolutionnaires. C’est terrible… Les deux histoires qui devraient leur donner la place qui leur revient les mettent à l’écart. Pourquoi ? Parce que souvent, elles n’ont pas une “pureté” uniquement centrée sur les combats féministes. André Léo – pseudonyme de la journaliste, féministe et communarde Victoire Léodile Béra – et d’autres, par exemple, plaçaient la bataille pour la démocratie sociale ou la démocratie réelle en premier. La lecture du féminisme en “vagues” a également eu pour effet d’effacer les femmes qui ont tenu les tranchées de 1830, 1848 et 1871, qui sont au cœur de mon dernier bouquin.”

Longtemps, on a qualifié les communardes de “pétroleuses”. Une appellation destinée à les décrédibiliser, comme le relève Édith Thomas qui use d’ailleurs de guillemets dans son titre, souvent oubliés ensuite dans le voyage de l’ouvrage…

C.L. : “Le terme, créé par l’ennemi, inonde les colonnes de la presse marseillaise pour dénigrer les communards avant de désigner uniquement les femmes. Il disqualifie la participation des femmes à l’événement, il les assigne à un endroit de la pulsion destructrice, et charrie une connotation sulfureuse et sexuelle. On les limite au fait de vider le pétrole, on leur dénie le droit d’en être sur le plan des idées, en tant que citoyennes, qui poussent un agenda, qui ont une stratégie. Cette image restera plus d’un siècle dans la littérature.”

Ce processus de délégitimation des femmes qui luttent n’est pas rare…

M.L. : “Oui, on peut aussi parler des Tricoteuses [pendant la Révolution française de 1789, ndlr]. Elles allaient à la Convention pour écouter les débats, les diffuser, les retranscrire. Elles ont eu un rôle politique important et on les a réduites à une activité féminine. Ces qualificatifs sont aussi repris par les femmes. Le mot “pétroleuses” a été utilisé par les femmes du MLF pour le nom de leur journal. Elles ont dû lire Édith Thomas ! Je le retrouve aussi dans les manifestations féministes actuelles, où des jeunes femmes affichent “Nous sommes les descendantes des pétroleuses”. Celles que j’ai rencontrées m’ont expliqué se qualifier comme telles par rapport au film Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, et au geste de protestation d’Adèle Haenel lors de la remise d’un César à Polanski en 2020. Pour elles, les “pétroleuses” sont les filles qui foutent le feu, c’est génial ! Passé et présent se percutent… sans forcément se comprendre.”

© Candela Sierra, pour axelle magazine

Pour poursuivre dans ce dossier, comment selon vous la Commune contribue-t-elle à la pensée articulée autour des “communs” ?

M.L. : “L’intérêt d’un certain nombre de mouvements sociaux contemporains pour la Commune réside dans le fait qu’elle interroge les limites de la démocratie représentative, en crise aujourd’hui. Les communardes et les communards se sont posé la question de la place de la démocratie directe dans la démocratie représentative. D’un côté, la Commune rentre dans le cadre de la démocratie représentative, puisque le comité de la Garde nationale décide de faire élire une assemblée de la Commune. Mais de l’autre, elle réfléchit et met en pratique les possibilités d’une démocratie directe qui continue et qui exerce une forme de contrôle sur les élus à l’Hôtel de ville. Les femmes, on les trouve dans ces espaces de démocratie directe, comme les clubs, les commissions. L’autre héritage réside dans l’idée de “reprendre leur ville”. La Commune est un moment de réappropriation de la ville, dont les classes populaires ont été peu à peu évincées. Cela prend des formes symboliques : on change les noms de rue, on fait la fête dans des espaces dont on avait été privés… À l’heure de la “airbnbisation” des espaces, de la relégation des classes populaires, cette reprise des lieux et des places entre en résonance…”

Le pont que je tisserais entre la Commune et les communs aujourd’hui serait dans l’enjeu d’ouverture sociale dans la militance telle qu’elle s’est exprimée pendant la Commune.

C.L. : “Pour faire commun, il faut du temps, des lieux, se sentir autorisé à parler, il faut un capital économique. Ce n’est pas anodin. Le pont que je tisserais entre la Commune et les communs aujourd’hui serait dans l’enjeu d’ouverture sociale dans la militance telle qu’elle s’est exprimée pendant la Commune. L’Union des femmes envisage le travail militant rémunéré. Cela nous raconte plusieurs choses. Elles sont conscientes qu’il faut qu’elles n’embarquent pas seulement les ouvrières qui ont du travail mais aussi des femmes qui échappaient au réseau militant à l’origine. Elles affirment aussi que militer au sein de l’Union ou militer sur les barricades – les gardes nationaux étant payés –, c’est travailler pour la Commune et cela nécessite une rémunération.”

Pour aller plus loin
  • À suivre / Vive la Commune !, exposition itinérante de Sixtine d’Ydewalle (doctorante sur le communalisme), Manu Scordia et Thibaut Dramaix (dessinateurs) et Karim Brikci-Nigassa (photographe). Infos sur www.krasnyicollective.com
  • À écouter / Louise Michel, femme tempête, un documentaire radiophonique en 5 épisodes de Judith Perrignon, France Culture 2021.