Jennifer Padjemi : la féministe qui ne jure que par la pop culture

Par N°241 / p. 33-35 • Septembre 2021

Est-ce que le féminisme et la pop culture font bon ménage ? Comment ces deux concepts se nourrissent-ils mutuellement et évoluent-ils avec notre société 2, voire 3.0 ? La journaliste Jennifer Padjemi explore dans son premier ouvrage, Féminismes & pop culture, la corrélation entre les mouvements féministes contemporains et l’univers du divertissement sous toutes ses formes. Une analyse qui décortique tant la construction des personnages féminins des séries TV que la représentation des identités plurielles sur nos écrans. Passionnant et éclairant.

Jennifer Padjemi : "Ce n’est pas la pop culture qui peut être nocive pour les luttes féministes, ce sont les personnes qui la manient." © Marie Rouge

Pourquoi analyser avec des lunettes féministes l’impact de la pop culture sur nos vies ?

“Mon projet est né de plusieurs années de réflexion dans mon travail et dans ma vie personnelle, parce que je consomme énormément de pop culture. J’essaie de comprendre les représentations qui nous entourent, leurs impacts sur nous. C’est intéressant d’arriver à la fin des années 2010 et de voir qu’il s’est passé énormément de choses qui ont façonné notre manière de consommer la culture, d’envisager les féminismes. Certains sujets de société, comme la représentation des personnes racisées, queer, trans, ont été propulsés justement à travers les médiums comme les réseaux sociaux, la télévision, les séries, les films, la musique… Quand on vit dans une époque très changeante, qui bouge beaucoup, c’est important de conserver par écrit ce qui s’est passé et d’en tirer des bilans, d’analyser cette révolution. Je trouve même bizarre qu’en France, il n’y ait pas eu de livre plus tôt sur le sujet !

La pop culture a contribué à visibiliser le féminisme par sa puissance, sa capacité à atteindre un grand nombre de gens.

Je pense que le premier élément déclencheur de mon travail est en lien avec le racisme. Dans les années 2014, 2015, on s’est mis à parler des enjeux de représentation. On a vu qu’il y avait un grand manque dans les médias, que ce soient les médias traditionnels, la télévision, les magazines… En France, on avait une lacune. On l’a toujours, mais ça commence à changer. Aux États-Unis, il y a eu tout un mouvement de créateurs, d’artistes, de penseurs qui ont essayé de changer les choses : soit grâce à de nouvelles créations, soit en mettant la lumière sur certains sujets comme l’intersectionnalité et l’afroféminisme.”

Comment la pop culture a-t-elle influencé et donné un écho important aux mouvements féministes ?

“Je pense que là où la pop culture a contribué à visibiliser le féminisme, c’est par sa puissance, sa capacité à atteindre un grand nombre de gens. On sait bien que le féminisme a une longue histoire, mais la question que je me suis posée, c’est surtout : qui a le droit d’en parler, et comment on en parle ?

Quand une star dit : “Je suis féministe, soyez féministes vous aussi”, elle embarque des milliers de gens avec elle.

Il y a dix ans, dire qu’on était féministe, c’était un peu mal vu, cela avait quelque chose d’un peu subversif, ou alors de très universitaire. Les personnes qui pouvaient se définir comme féministes étaient vues comme des intellectuelles ayant fait des études, des journalistes, des communicantes, qui avaient lu les œuvres de grandes penseuses. Cela a changé quand des célébrités se sont emparées du sujet et ont commencé à se proclamer féministes, à défendre des idées féministes et à soulever l’importance de parler publiquement de sujets comme les violences sexuelles. Ces célébrités sont suivies par des millions de personnes et elles ont une force de frappe énorme, dans le monde entier. Quand leurs fans les écoutent, elles et ils ont envie de croire ce que leur star préférée dit. Donc quand une star dit : “Je suis féministe, soyez féministes vous aussi”, elle embarque des milliers de gens avec elle.”

Stock 2021, 240 p., 20,50 eur.

On dit souvent qu’il y a autant de femmes que de féminismes dans le monde. Dans le titre de votre livre, “féminismes” est au pluriel, pourquoi ?

“C’est important pour moi. Écrire “féminismes” avec un S, c’est montrer qu’on peut vivre le féminisme différemment selon où on habite et où on a grandi, selon qui on est, son orientation sexuelle, son genre. Je trouve surtout que le mot féminismes au pluriel permet de regrouper d’autres sujets que je développe dans le livre, comme la santé mentale, les sexualités, le corps… Aujourd’hui, quand on parle de féminismes, on parle de la société, de la vie, des sujets qui nous touchent et qui nous impactent. Pour moi, c’était très important de pouvoir prendre en compte tous ces aspects.”

Peut-on dire que le féminisme et la pop culture sont indissociables aujourd’hui ?

“Ce n’est pas que c’est indissociable, c’est juste qu’on ne peut pas faire l’impasse sur l’un ou sur l’autre. On ne peut plus faire semblant de ne pas voir les choses. Quand une série rend visible un sujet important comme les violences policières, un fait historique ou différents courants du féminisme, on ne peut plus se cacher derrière l’idée que ce n’est “que” du divertissement. De nos jours, on peut même analyser une émission de téléréalité et en sortir une analyse pour expliquer le fonctionnement de la société, les interactions entre les femmes et les hommes… Pour moi, c’est devenu aussi important que des théories universitaires ou des livres.”

Vous avez suivi l’évolution du féminisme et de la pop culture durant toute la décennie 2010. La pop culture est-elle bénéfique pour les luttes féministes, ou est-ce qu’elle contribue à les vider de leur substance subversive et politique ?

“Ce n’est pas la pop culture qui peut être nocive pour les luttes féministes, ce sont les personnes qui la manient. Effectivement, il y a des célébrités, des plateformes et des marques qui s’emparent des sujets féministes pour de “mauvaises” raisons, pas parce qu’elles veulent détruire le patriarcat mais parce qu’elles veulent amasser de l’argent, parce qu’elles veulent atteindre des publics qui s’intéressent à ces sujets. C’est ce qu’on appelle le “féminisme washing”. Aujourd’hui, ce phénomène de récupération est accentué parce que les réseaux sociaux sont entrés dans la danse. Mais il a toujours existé. C’est pour cela que je donne une définition de la pop culture au début du livre, quand je dis : “Avant, c’étaient les affiches de propagande, aujourd’hui, ce sont nos écrans.” La seule différence, c’est qu’on a changé d’outils !”

Vous parlez beaucoup de la série “Grey’s Anatomy”, une sorte de fil rouge dans votre essai. Cette série a montré à l’écran des personnages féminins complexes qu’on n’avait pas l’habitude de voir, je pense par exemple aux personnages de Miranda Bailey et Cristina Yang. Comment le divertissement a-t-il façonné l’image des femmes ?

“Le divertissement a construit de nouvelles images de femmes parce que le public a évolué, en même temps que la société a évolué. On peut encore avoir des images grossières, caricaturales, surtout quand on analyse les représentations des femmes non-blanches. Mais on est sortis du carcan domestique, très sexiste, des femmes qui ne sont représentées que comme “faire-valoir”.

Toutefois, je pense qu’il faut faire attention à ce que le côté “badass”, la valorisation de femmes puissantes, ne devienne pas une autre injonction. C’est aussi ça, l’évolution de la pop culture : parfois ce sont des renouvellements, parfois ce sont juste de nouvelles normes… Il faut toujours être alerte, faire attention à ne pas détruire quelque chose pour construire autre chose encore plus dommageable. Mais quand on dresse un constat général, que ce soit sur les artistes féminines, les actrices, les personnages féminins, on remarque qu’il y a un changement, l’affirmation de personnages plus actifs, de femmes plus conscientes de qui elles sont, dans leur entièreté. Et ça, c’est essentiel.”

Pour aller plus loin

Bio express
Journaliste indépendante et critique, Jennifer Padjemi a cocréé la newsletter “What’s Good”. Elle est l’autrice du podcast Miroir, Miroir (Binge Audio) sur les représentations, la beauté et le corps. www.jenniferpadjemi.fr

Les conseils pop culture de Jennifer Padjemi
♥ Insecure pour sa 5e et dernière saison, la série qui a changé la donne ces dernières années [la série suit le quotidien d’Issa Dee, trentenaire afro-américaine installée à Los Angeles, ndlr].
Atlanta pour ses 3e et 4e saisons, pour les mêmes raisons [Earn et Alfred, deux cousins, tentent de percer dans le monde du rap à Atlanta et sont confrontés à des problèmes raciaux, économiques et parentaux, ndlr].
Succession, notre famille blanche préférée est de retour pour une 3e saison.
The Chair avec Sandra Oh (elle joue la docteure Cristina Yang dans Grey’s Anatomy), qui revient sur Netflix.
♥ Et toujours Mare of Easttown, si ce n’est pas déjà fait [autour d’une détective qui enquête sur un meurtre en Pennsylvanie, ndlr].
♥ En musique : toute la scène anglaise avec les nouveaux albums d’Adele, Nao et Banks pour n’en citer que quelques-unes. Hâte de voir ce que ces artistes nous réservent !

Pop modèles
L’asbl belge Média Animation a produit une série d’analyses et de vidéos sur le sujet des femmes dans les médias populaires. De la représentation dans la pub, en passant par le cinéma de guerre, les Disney, les jeux vidéo ou le hip-hop, jusqu’à l’analyse de la culture du viol ou le décryptage de stéréotypes racistes, comme le “garçon arabe” au cinéma, ces outils créés en 2017 – donc avant #MeToo – fournissent des informations et des grilles de lecture toujours très pertinentes.