Le prix de l’encre sous la peau

Le tatouage séduit de plus en plus. En Belgique, plus d’un demi-million de personnes se tatouent chaque année. Mais la sécurité n’est pas toujours au rendez-vous dans les salons de tatouage. De nombreuses violences sexistes et sexuelles commises par des tatoueurs ont été rapportées et un mouvement, né en France, fait des vagues jusqu’en Belgique : #BalanceTonTatoueur.

© Diane Delafontaine pour axelle magazine

#BalanceTonTatoueur s’est créé dans la lignée des mouvements #BalanceTonPorc et #MeToo, initiés en 2017. L’objectif : encourager la prise de parole des victimes et dénoncer les propos et comportements violents, sexistes, racistes, grossophobes, transphobes… La première page Instagram @balancetontatoueur, lancée en France en 2020, a aujourd’hui plus de 60.000 “followers” (abonné·es à la page). Le mouvement a pris une telle ampleur qu’il s’est répandu rapidement dans plusieurs pays, notamment au Pérou, aux États-Unis, en Suisse… et en Belgique. Peu à peu, les langues se délient publiquement, les témoignages se multiplient.

Naissance du mouvement en Belgique

Julie [prénom d’emprunt], 31 ans, créatrice de la page Instagram belge @balancetontatoueurbel, raconte à axelle l’importante charge émotionnelle qui la traverse. Elle reçoit des témoignages chaque jour. Ex-tatoueuse, elle nous raconte comment elle a fui le monde du tatouage, dégoûtée  par le métier : “Je débutais dans un shop [un salon de tatouage, ndlr] qui participait aux plus grandes conventions de Belgique [rassemblements de tatoueurs/euses auxquels participent les shops les plus reconnus, ndlr] à Liège, Bruxelles… Dans ce shop, il y avait un mec que je ne sentais pas. Il traitait très mal les femmes. Si tu avais un mini décolleté, il finissait limite la tête dedans, tu avais une main aux fesses, il te disait : “Oh mais t’es une chanceuse, tu t’en rends pas compte”.”

Il s’agissait d’un tatoueur qui tatouait à temps partiel. C’était un de mes collègues éloignés. Il faut savoir que j’avais 21 ans et lui 36. Il a commencé à me draguer. J’étais assez jeune et j’ai commencé à tomber dans son piège. Il était tout le temps dans la manipulation. Il voulait absolument me tatouer. Écrire sur ma peau devenait comme son fantasme. C’était un gars vachement plus vieux avec un gros réseau… donc forcément un peu intimidant. Être tatoueur ou tatoueuse est un métier où il y a un rapport au corps qui est fort et je pense qu’il y a une partie des mecs qui s’en sert pour assouvir un certain nombre de fantasmes et de pulsions. Ce gars-là en fait clairement partie. Anna [prénom d’emprunt], 30 ans.

Elle poursuit : “Je me suis retrouvée en convention avec lui. Je n’osais pas dire grand-chose parce que je sentais que je n’étais personne. J’avais mis une jupe ce jour-là. Je me suis retrouvée à table avec lui, à attendre, quand il ne tatouait pas. C’était des mains insistantes au niveau des cuisses. Je les ai enlevées deux fois, trois fois, quinze fois ! Je n’ai rien dit, ma journée est passée. À la fin de la convention, je suis revenue chercher mon sac. Il était là, complètement bourré. Je me suis baissée pour attraper mon sac, il était derrière moi. Il avait son pénis sorti de son pantalon, il bandait. J’ai eu droit à des “Allez, c’est bon, laisse, t’inquiète, je vois que ça va”…”

Suite à ces agressions sexuelles, Julie décide de quitter cet emploi et de changer de pays. “Le meilleur choix de ma vie”, souligne-t-elle. Depuis, Julie ne tatoue plus professionnellement et s’est reconvertie dans le secteur social. Lorsque la page Instagram française @balancetontatoueur lance un appel à témoignages demandant aux followers belges de suivre le mouvement, Marie, une amie de Julie, lui propose de se porter volontaire. Julie crée alors la page belge et, immédiatement, les témoignages se multiplient.

“J’ai reçu des témoignages de gamines de 17 ans qui m’ont dit qu’elles avaient été abusées sexuellement par un tatoueur. J’ai également eu un témoignage d’un homme transgenre. J’ai moi-même pris contact avec lui parce que j’ai vraiment eu peur pour sa vie.” Lorsque son horaire le lui permet, Julie relaie les propos des personnes qui lui écrivent, de tout âge, de toute origine, de toute orientation.

Un enjeu de société

L’expérience des pages @balancetontatoueur illustre à quel point les violences sexistes et sexuelles sont répandues dans le milieu du tatouage, un microcosme représentatif de la société plus largement. Une enquête a été menée récemment par l’Université de Gand, l’Université de Liège et l’Institut National de Criminalistique et de Criminologie auprès de 5.000 personnes de 16 à 100 ans. Les résultats, publiés au mois de juin, sont édifiants : environ quatre femmes sur cinq (78 % des répondantes) et deux hommes sur cinq (41 % des répondants) ont déclaré avoir subi une forme de violence sexuelle sans contacts physiques avec l’auteur. Deux femmes sur cinq (41 %) et un homme sur cinq (19 %) ont indiqué avoir été victimes d’une forme de violence sexuelle impliquant des contacts physiques. Pour 19 % des femmes et 5 % des hommes, il s’agissait d’un viol. Et, parmi les victimes, seul·es 5 % des femmes et 2 % des hommes ont contacté la police… Le silence, la honte, la crainte – souvent justifiée – de recevoir un mauvais accueil des services de police renforcent l’isolement des victimes. De plus, lorsqu’elles sont tatoueuses elles-mêmes, elles peuvent craindre de perdre leur source de revenu. Le milieu du tatouage étant caractérisé par des emplois précaires, beaucoup de tatoueurs/euses sont indépendant·es et exercent dans leur shop en étant, en réalité, soumis·es à des relations hiérarchiques… mais sans la relative protection du statut salarié.

Se faire tatouer en sécurité

Dans ce contexte, comment se faire tatouer en sécurité ? Pour Sacha, plus connu en tant que tatoueur sous le nom de “Monsieur Renard”, il est important de rencontrer le tatoueur au préalable car, d’après lui, il est impossible de cerner une personne uniquement sur les réseaux sociaux, qui peuvent donner une image partielle ou faussée de la réalité. Le moment du tatouage en lui-même est également crucial. “Moi-même, j’ai des centaines de tatouages, j’ai eu de très mauvaises expériences. Je suis allé vers des tatoueurs que je n’avais jamais rencontrés et je me suis retrouvé face à un mur, des gens avec qui tu ne peux pas communiquer, avec qui tu ne te sens pas à l’aise. Si c’était à refaire, je ne le referais jamais parce que ça laisse sur toi une trace indélébile d’un moment qui s’est mal passé.”

J’étais une petite gamine de 18 ans qui commençait dans le milieu du tatouage. À partir de là j’ai eu droit à des mains aux fesses. Parce que j’étais une apprentie, j’étais une moins-que-rien. J’avais peur de retourner au boulot. J’avais la rage. Je me sentais impuissante, c’était horrible. Julie [prénom d’emprunt], 31 ans.

En tant que tatoueur, Sacha explique que, lors d’une session de tatouage, tout passe par l’attitude de la personne qui tatoue ; elle doit expliquer clairement le déroulement de la séance. L’important est de ne laisser planer aucun doute et de mettre la/le client·e en confiance.

Sacha a la particularité de tatouer également les organes génitaux. Il explique vouloir laisser une trace positive sur le corps sans tomber dans l’obscène ou l’érotique. “90 % des gens qui viennent chez moi se faire tatouer les organes génitaux, et généralement les femmes, c’est à la suite de traumatismes. Ce sont des femmes qui ont été victimes de violences ou qui ont eu une trace négative par rapport à une histoire dans un couple, qui ne se sentent pas bien dans leur corps… Les trois quarts du temps, c’est pour reprendre possession de cette zone qui a été abusée, maltraitée. Une séance de tatouage, c’est aussi une séance thérapeutique, les gens viennent dans l’optique de se faire du bien”, explique-t-il. Lys [prénom d’emprunt], 21 ans, nous confie en effet : “Pour moi, le tatouage a été une réelle délivrance quant aux événements difficiles qui me sont arrivés, comme surmonter le décès de mon père.”

Ainsi que le pointait la chercheuse féministe Silvia Federici dans Par-delà les frontières du corps, “la passion grandissante pour les tatouages et l’art de se décorer le corps […] créent de nouveaux imaginaires partagés entre les sexes, les races, par-delà les barrières de classes.” D’où l’importance de visibiliser ce qui se joue sous l’encre et les aiguilles, derrière les vitrines colorées des shops.