Neuf ouvrages féminins de science-fiction et de fantastique pour rester au chaud cet hiver

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Le festival “Les Utopiales”, qui se tenait à Nantes début novembre, a mis à l’honneur des œuvres de science-fiction et de fantastique. axelle consacre précisément son numéro de novembre-décembre 2023 à une expérience de fiction journalistique. Nous nous sommes donc plongées dans des ouvrages récents, signés par des femmes, à glisser sous le sapin…

Photo de Lê Tân/Unsplash

  1. 2060

Récit. Après Présent·es et Futur·es (2020 et 2022, Allary – nous l’avions rencontrée l’an dernier pour en parler avec elle), Lauren Bastide, la créatrice du podcast La Poudre, signe une première fiction sous la forme d’un récit dystopique sombre et brûlant.

Lauren Bastide,  Au diable Vauvert 2023, 96 p., 12 eur.

22 juin 2060. À l’aube, une vieille femme ouvre les yeux. Il fait presque 50 degrés. C’est le dernier matin du Monde. La Fin du Monde – rebaptisée FDM – a chez Lauren Bastide la forme d’une météorite, et elle va s’abattre sur Terre dans quelques heures. Dans ce monde où l’espoir n’a plus sa place, les livres ont été brûlés, les oiseaux ne chantent plus, et la plupart se sont rallié·es au “Régime”.

Notre héroïne, elle, vit recluse dans sa maison entourée d’eaux polluées et montantes. Lasse et résignée, elle attend. Sa journée est rythmée de gestes doux et simples : quelques étirements, une toilette de chat, une cueillette frugale. Au milieu de cette routine éthérée, elle se remémore son engagement et les luttes écoféministes qui ont rythmé sa vie, entre rêve et cauchemar. Déchirante de solitude, belle et fière au cœur de cette apocalypse moite, elle gardera son libre arbitre… jusqu’au bout.

Douze chapitres pour douze heures. Autant d’occasions de matérialiser nos angoisses profondes face à un horizon sombre, mais aussi de convoquer des sensations primaires : se délecter d’un jus de fruit sucré, soulager sa vessie au pied des rosiers, sentir son entrejambe se mouiller. Court récit au style âpre et percutant édité au sein de la toute nouvelle collection féministe et queer Nouvelles Lunes Au diable Vauvert, 2060 est un cri de résistance et d’amour, cathartique et incandescent.

  1. Astra Nova

Roman graphique. Après de longues années de formation, Nova, astronaute surdouée et ne vivant que pour son travail, s’apprête à embarquer en solo pour une mission spatiale sans retour possible. Avant le départ, elle doit se plier à une ultime formalité : se rendre à la fête d’adieux organisée en son honneur dans une grande villa. Une épreuve pour la jeune femme solitaire et introvertie qui va devoir se confronter aux trois seul·es ami·es qu’elle a jamais eu·es, perdu·es de vue depuis quinze ans.

Lisa Blumen, L’employé du moi 2023, 176 p., 24 eur.

Loin des paysages intergalactiques, le motif de l’espace se conjugue ici avec l’intime. Un trio de personnages attachants entoure Nova pour ce huis clos bizarre et festif : Ulysse au chevet de son père malade, Alan devenu Miranda, drag queen solaire, et Yseult, jeune mère au bord du burn-out. L’impressionnante palette de couleurs, aux multiples teintes de feutres et de niveaux de gris, sublime la profondeur du propos et la justesse des dialogues.

Au milieu des jeux de transparence de la villa futuriste et des plongeons métaphoriques, des images s’impriment. Comme ce karaoké enivré, vestige de l’ancien monde, ou encore cette main amie sur l’épaule de la fuyante Nova, au seuil d’une décision irréversible. Une autre voie est-elle possible, plutôt que de “s’enfermer dans une fusée pour ne pas avoir à vivre sa vie” ?

Tout en nuances pastel, l’autrice de 29 ans nous questionne : l’amitié peut-elle nous aider à nous (re)trouver ? Publié chez L’employé du moi, maison d’édition bruxelloise, et sélectionné au prochain Festival de la bande dessinée d’Angoulême, Astra Nova est un album plein de douceur et de mélancolie, une ode à la fragilité de nos existences qui pose avec subtilité la question du lien social et de la difficulté à s’ouvrir aux autres.

  1. Rossignol

Récit. Révélée par l’autoédition et récompensée par deux “prix Rosny aîné” (récompensant des œuvres de science-fiction francophones), Audrey Pleynet fait partie des (trop rares) voix féminines francophones de la science-fiction. Dans la lignée d’Ursula K. Le Guin ou Ian. M. Banks, Rossignol, prix des Utopiales 2023, offre une fresque humaniste exigeante et poétique.

Audrey Pleynet, Le Bélial 2023, 144 p., 10,90 eur.

Melting-pot utopique, la “Station” est une expérience, un refuge de tolérance unique dans la Galaxie. Dans ce gigantesque assemblage minier peuplé d’espèces métissées venues de tous horizons, les “Stationniens” se différencient par leur répartition de pourcentages génétiques. Des “Paramètres” adaptent l’environnement aux différentes morphologies, aux contraintes physiques de toutes les essences du vivant. Mais de profonds désaccords entre les “Spéciens”, favorables à la séparation interespèce, et les “Fusionnistes”, qui veulent préserver le métissage, cristallisent les tensions. Notre héroïne, Humania, native de la Station, incomplète et existentialiste, embrasse le métissage et vit en funambule au cœur de cette fragile chimère. Lorsque son destin personnel se frotte à ce conflit qui la dépasse, elle sera forcée de choisir son camp.

Lointain futur, espace profond, nous annonce la quatrième de couverture. La romancière prend le courageux parti pris d’un récit écrit à la première personne et non chronologique.

Bien que l’on puisse regretter une lecture complexe, voire ardue, on ne sort pas indemne de ce récit foisonnant. Audrey Pleynet questionne notre rapport à l’altérité, adressant des problématiques contemporaines plus que d’actualité, et signe une belle fable sur l’acceptation de la différence.

  1. Couvées de filles

Nouvelles. Joëlle Wintrebert est une autrice à la plume sensuelle et rebelle qui ne ressemble à aucune autre. Ce désarçonnant recueil de nouvelles offre une lecture mordante et savoureuse. De taille très variable (quelques pages à une soixantaine pour la plus longue), ces seize nouvelles ont été éditées entre 1988 et 2020 par des publications spécialisées comme Galaxies, Rêver 2074 ou encore Univers.

Joëlle Wintrebert, Au diable Vauvert 2023, 512 p., 23 eur.

La grande dame de la littérature francophone de l’imaginaire s’attaque à des problématiques actuelles avec un ton cru et politique : domination des corps, écocide, viol, racisme, inégalités. On retiendra particulièrement cette société matriarcale extraterrestre troublante dans Couvées de filles, ou la sororité migratoire réparatrice de Survivre, seule nouvelle inédite du recueil.

Espiègle, Joëlle Wintrebert n’hésite pas à mettre en scène des personnages marginaux, voire borderline, souvent à la lisière de l’interdit. Ses héroïnes, qu’elles soient terrestres ou extraterrestres, y sont tour à tour meurtrières, victimes ou scandaleuses. La pente pourrait être glissante, mais c’est avec intelligence que l’autrice titille notre inconscient et nos zones d’ombre. À 74 ans, l’autrice de Pollen continue de chanter la révolte fantastique et l’éclectisme littéraire. On se laisse séduire par le surréalisme de ces nouvelles irrévérencieuses et brillantes d’inventivité.

  1. Le Bestiaire du crépuscule

Roman graphique. Daria Schmitt nous propose une relecture inattendue de l’univers de H.P. Lovecraft. Au milieu de créatures oniriques qu’il est le seul à voir, un gardien tente de prendre soin du jardin public dont il a la garde. Mais, quand il tombe sur un mystérieux livre, la vie dans le parc en est rapidement bouleversée.

Daria Schmitt, Dupuis 2022, 120 p., 25 eur.

L’illustratrice, bercée par Lewis Caroll et les maîtres romantiques, nous livre de magnifiques planches dévoilant globes oculaires tapis dans les herbes hautes, troncs aux mains noueuses, carpes géantes. Ces décors détaillés au noir et blanc tout en hachures invitent à la contemplation, entre cauchemar et rêverie éveillée. L’ensemble pourrait être austère, mais de subtils inserts de couleurs hallucinées réhaussent la proposition graphique d’une singulière virtuosité. L’album, parfois bavard et dense, trouve néanmoins son équilibre. Des notes d’humour bienvenues au sein des dialogues côtoient une iconographie psychédélique et une grammaire du merveilleux.

Préfacé par Philippe Druillet, ce roman graphique audacieux assume son hommage direct à Lovecraft en y faisant figurer en intégralité une de ses nouvelles, qui a inspiré l’autrice pour ce projet (L’étrange maison haute dans la brume, 1931).

  1. Les Utopiennes. Des nouvelles de 2043

Recueil. Et si nous rêvions pour mieux résister ? C’est le pari qu’ont pris une trentaine d’Utopien·nes. Elles/ils sont chanteur, adolescent, poète, romancière, cartographe, économiste, champion paralympique… et nous invitent à un “soulèvement des imaginaires en bande organisée” sous la forme d’un mook lumineux.

Ouvrage collectif, Éditions La Mer Salée 2023, 208 p., 24 eur.

Contrairement à ce qu’on nous avait annoncé, le futur est soutenable et apaisé. L’humanité a résolu les principaux problèmes de racisme, d’inclusion, de biodiversité. Notre poumon vert est en Afrique, l’économie est décroissante et low-tech. Solution originale et nécessaire face à l’éco-anxiété et aux alarmantes fictions dystopiques, la revue est proposée sous un format ludique (nouvelles, interviews, poèmes, BD, photographies), le tout paré d’une élégante mise en pages. Sous le suivi éditorial de Sandrine Roudaut, Yannick Roudaut et Emmanuelle Ripoche, une trentaine de contributeurs/trices, dont Louise Browaeys, Dominique A ou Julien Vidal, etc., nous offrent une initiative politique, festive et pleine d’espoir, sous la forme de récits alternatifs et d’utopies débridées.

L’optimisme n’est pas à la mode en 2023 mais les Utopien·nes résistent. Le collectif s’est donné une mission : “fertiliser vos imaginaires, entretenir vos audaces”, bref : désirer le futur.

Mais aussi…

Trois titres que nous avions pointés dans notre numéro de novembre-décembre, à rajouter à notre liste de vœux !

 

  1. Une prière pour les cimes timides

Becky Chambers, Éditions L’Atalante 2023, 120 p., 13,50 eur.

Roman. Faisant suite à Un psaume pour les recyclés sauvages (voir axelle n° 249), le deuxième tome d’Histoires de moine et de robot nous fait retrouver Frœur Dex, moine du thé, et Omphale le robot sur la planète Panga. Nos deux ami·es quittent la forêt sauvage pour aller à la rencontre des humain·es à qui Omphale, mandaté par la communauté des robots, veut poser cette question : “De quoi les humain·es ont-iels besoin ?” Le regard neuf et décalé du robot sur la société humaine va les obliger à reconsidérer leurs habitudes, leurs pratiques et leurs croyances sous un angle nouveau. Et si la question posée par Omphale l’amenait également à s’interroger sur sa propre conscience et existence, ses propres besoins et désirs ? Et si, face au programme établi, un détour s’imposait ?

Pour ses romans de science-fiction à la fois féministes, optimistes et philosophiques, Becky Chambers a reçu de nombreux prix – dont le Prix Julia-Verlanger 2017, le Prix Hugo de la meilleure série littéraire 2019, le Prix Hugo du meilleur roman court 2022 et le Prix Locus du meilleur roman court 2023. (Louisa Bryone)

 

  1. Nos cœurs disparus

Roman. Dans son nouveau roman, l’écrivaine américaine Celeste Ng met ses pas dans ceux de Margaret Atwood, l’autrice de La Servante écarlate, pour décrire, elle aussi, des États-Unis d’Amérique ayant plongé dans un contexte dystopique, c’est-à-dire dans un futur sombre.

Celeste Ng, Sonatine 2023, 384 p., 24,50 eur.

Après une grave crise économique, le racisme a terriblement augmenté dans le pays et particulièrement envers les personnes d’origine asiatique, jugées responsables des événements. Des lois liberticides ont été adoptées, et certaines visent celles et ceux qui sont entré·es en résistance : il est désormais possible de séparer les enfants de leur famille “anti-américaine”. La censure frappe les écrits “séditieux”, notamment les textes de la poétesse Margaret Miu, qui a mystérieusement disparu. C’était sans compter sur son fils, Bird, qui va tout faire pour la retrouver.

En le suivant dans ses recherches et ses incompréhensions pendant une grande partie du livre, Celeste Ng nous fait ressentir à travers les yeux d’un enfant les violences d’une société qui a plongé dans la répression. Pourtant, tout n’est pas sombre dans son livre, certains passages merveilleusement bien écrits éclairent la force des mots, des souvenirs, de la maternité et des liens amicaux. L’autrice interroge : une personne peut-elle changer le cours de l’histoire ? Ce roman est fictionnel, mais il se base sur des événements qui se produisent déjà, notamment la séparation des familles en situation de migration à la frontière mexicaine. Glaçant. (Camille Wernaers)

  1. Quelque chose a changé

Lucie Heder, Autoédition 2022, 208 p., 7 eur. Disponible dans certaines librairies ou par mail : lucieheder@riseup.net

Roman. France, 2036. L’étau administratif s’est resserré et chaque citoyen·ne doit dorénavant se faire implanter une puce dans le corps. Du jour au lendemain, le quotidien d’Ilia, Loïs, Rim et Youni va être bouleversé par l’irruption d’un objet extraordinaire – une cocotte en papier noir métallisé offerte par une mystérieuse femme-oiseau – qui va leur ouvrir d’autres possibles. Mais existe-t-il encore un ailleurs où l’on vit hors du contrôle de l’État, passé la frontière, de l’autre côté de la montagne ?

Sous-titrée Une histoire d’enfant pour adultes, cette fiction féministe est le premier roman de Lucie Heder (traductrice, jardinière et animatrice de l’émission radio littéraire féministe “La fille à la fenêtre” sur radiorageuses.net). Choral et poétique, il dénonce la société de contrôle et questionne notre capacité d’agir dans un monde toujours plus sécuritaire. Une grande place est laissée à l’imaginaire par des sauts dans l’espace et le temps, des incursions dans les rêves et la part d’enfance des personnages. (Louisa Bryone)