Non-recours : donner de la voix pour déverrouiller l’accès aux droits

Par N°252 / p. 23-25 • Mai-juin 2023

Un groupe de femmes rassemblées par Vie Féminine Namur a participé à un documentaire sur le non-recours, l’aboutissement d’un travail d’éducation permanente d’un an sur cet enjeu essentiel en matière de protection sociale et de lutte contre la pauvreté. Des vies suspendues raconte le quotidien de femmes tentant de boucler leur fin de mois, de conserver un travail compatible avec leur vie de maman solo, de garder ou obtenir un logement, une allocation, une aide, de poursuivre une formation… Ces femmes sont en lutte constante mais, face à la montagne des démarches, des justificatifs à fournir, face au manque de respect et d’information, à la non-considération, elles finissent par s’épuiser et parfois par renoncer à leurs droits.

Gwendolina : "La lutte contre les injustices et les inégalités sociales a une fonction réparatrice. Je fais ce que j’aurais souhaité pour les autres."

D’abord à trois, puis quatre, puis cinq. Comme un ramassage scolaire, Manon Voyeux, responsable adjointe de Vie Féminine Namur, passe prendre une à une les femmes chez elles, sur la route de Namur à Couvin, ancien berceau de la fabrication des raquettes de tennis Donnay avant que l’usine ne ferme en 1990. Ville frontalière, où Vie Féminine dispose d’une antenne et où Géraldine, animatrice et coordinatrice du projet avec Manon Voyeux, nous accueille pour la rencontre.

Le feu brûlait en moi. J’avais de la rage. Et mon implication dans Vie Féminine et dans ce film m’a empêchée de me consumer.

Serrée dans une petite voiture, la joyeuse troupe papote et met de la vie dans le paysage mélancolique des vallées de l’Entre-Sambre-et-Meuse qu’une épaisse couche de brouillard enveloppe. Ça parle de CPAS qui ne décrochent pas leur téléphone, de personnes âgées maltraitées, de l’école des enfants, de patchouli, d’hommes absents, d’éphémères amants. Comme une première scène d’un road movie féministe qu’on aimerait voir plus souvent au programme des salles obscures. Marie, Anne-Marie, Gwendolina, Lilou* et Manon ne se sont plus vues depuis novembre, lors de la projection en avant-première à Namur de leur documentaire consacré au non-recours. Elles ont, en tant qu’intervenantes-témoins et coréalisatrices, conçu ce film de sensibilisation, avec Télévision du Monde, association de création de projets audiovisuels pour le monde associatif et citoyen.

Les contours du non-recours

Le non-recours renvoie “à toute personne qui – en tout état de cause – ne bénéficie pas d’une offre publique de droits et de services, à laquelle elle pourrait prétendre”, comme le définit Philippe Warin, l’un des fondateurs en 2002 d’Odenore, dispositif de recherche de l’Université Grenoble Alpes, pionnier en Europe dans l’observation du non-recours dans les domaines des prestations sociales, de la santé, de l’insertion sociale et professionnelle, des déplacements ou encore de la lutte contre les discriminations.

Exiger, ne plus quémander. Les droits ne sont ni des cadeaux, ni des privilèges, ni des faveurs !

Selon cette typologie, le non-recours s’explique du fait de la non-connaissance (le droit n’est pas connu par la personne), de la non-demande (le droit est connu mais n’est pas demandé), du non-accès (le droit est connu et demandé mais n’est pas perçu), de la non-proposition (le droit n’est pas proposé à la personne éligible par l’intervenant·e social·e). Les causes du non-recours se situent à trois niveaux : celui de la personne qui a besoin d’aide, mais aussi au niveau des administrations chargées de la mise en œuvre et au niveau de la législation et la réglementation. Le non-recours est donc un marqueur fondamental pour mieux appréhender la lutte contre la pauvreté, mais aussi évaluer les défauts et insuffisances de la protection sociale.

Une lutte sans répit

Les protagonistes du film sont toutes arrivées dans le projet via les antennes de Vie Féminine Couvin, Namur et environs. Avant de se lancer dans le projet du film – où elles témoignent de leurs parcours face (ou dos) à la caméra –, elles ont réalisé avec d’autres femmes rassemblées dans un groupe “CPAS” un journal, Mes droits face au CPAS, sorte de guide d’autodéfense concocté avec le soutien de Bernadette Schaeck, assistante sociale retraitée et militante infatigable qui défend les allocataires sociales/sociaux et dénonce les pratiques de chasse aux chômeurs/euses.

Les vies des coréalisatrices du film sont différentes, leurs âges aussi. Mais leurs parcours se croisent : femmes seules avec enfants, en situation de précarité, la défense de leurs droits – et de ceux des autres – chevillée au corps. Le “non-recours”, elles ne connaissaient pas avant de participer à ce projet. Mais elles l’expérimentaient pourtant au quotidien. Boucler leur fin de mois, garder un travail compatible avec leur vie de maman solo, conserver ou obtenir un logement, une allocation, une aide, poursuivre une formation… Les raisons du non-recours au droit sont multiples : l’accès à l’information, la complexité des démarches administratives, la lourdeur des justificatifs, le découragement, les délais trop courts… Et quand une petite fissure se crée sur un chemin déjà compliqué, le risque est grand que tout le sol s’effondre.

Comme l’écrit Laurence Noël, sociologue et autrice du rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté, consacré au non-recours aux droits sociaux et à la sous-protection sociale : “Les personnes précarisées vivent dans leurs parcours de vie et dans leurs parcours socioadministratifs des changements de statuts de plus en plus fréquents et réguliers, propices au développement du non-recours aux droits. […] Ces changements forgent et consolident des “espaces de précarités”. En effet, les personnes qui vivent ces changements restent de plus en plus longtemps “coincées” dans des interstices, entre deux statuts, et ne parviennent pas ou plus à régulariser leurs situations administratives.”

Un film réparateur

Participer à ce film a été une façon pour les femmes de dépasser la honte et l’humiliation tant de fois ressenties devant l’intervenant·e social·e du guichet du CPAS, devant la directrice de l’école des enfants. C’est aussi pour ne plus se taire, après tant de silences contraints devant des personnes qui tiennent les cartes de leurs destins en mains. Avec ce projet, elles ont dépassé leur peur de parler, de revendiquer, elles ont osé se défendre et sortir de leur rôle assigné de “femme qui se tait”, “qui pense que réclamer, c’est mal”.

Marie : “On est nées libres, pas pour ramper. C’est pas parce que nous sommes des personnes âgées qu’on doit profiter de nous.”

“Le feu brûlait en moi. J’avais de la rage. Et mon implication dans Vie Féminine et dans ce film m’a empêchée de me consumer, confie Gwendolina. La lutte contre les injustices et les inégalités sociales a une fonction réparatrice. Je fais ce que j’aurais souhaité pour les autres. Exiger, ne plus quémander. Les droits ne sont ni des cadeaux, ni des privilèges, ni des faveurs !”, poursuit-elle, déterminée. “On est nées libres, pas pour ramper, assène Marie, doyenne de la bande. C’est pas parce que nous sommes des personnes âgées qu’on doit profiter de nous.” “On s’est rendu compte qu’on n’était pas seules quand on s’est rencontrées. Je me sentais dans l’impuissance, l’incapacité d’agir, et ça m’a fait du bien de rencontrer d’autres personnes qui s’insurgent”, abonde Lilou.

On veut… mais on n’en peut plus

Leur combat ne s’est pas arrêté au film. Leurs galères non plus. Lilou se démène avec son contrat d’animatrice en maison de repos sous article 60. Marie vit dans un studio de 40 m2 avec “tout qui se fendille de partout”. Anne-Marie travaille comme accueillante scolaire sous contrat ALE à 4,10 euros de l’heure. Gwendolina peine toujours à se sentir sereine. “J’ai encore du mal à me réjouir de la veste d’hiver que j’ai pu m’offrir. Quand tu as connu tellement de difficultés, tu te sens toujours en insécurité.”

On est fatiguées, on est abîmées, et c’est aussi pour ça qu’on doit avoir la protection nécessaire !

Battantes, oui, elles le sont, le revendiquent. Mais pas question de souscrire aux rengaines des “Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts” ou “Quand on veut on peut” appréciées par l’État social actif depuis des dizaines d’années. Les femmes insistent. “On est fatiguées, on est abîmées, et c’est aussi pour ça qu’on doit avoir la protection nécessaire !”

Anne-Marie : “Je sais que ce n’est pas de ma faute mais je ne comprends pas leur système… Tu parles à des murs.”

“C’est l’accumulation des micro-agressions, et du mépris qui épuise”, explique Gwendolina. “J’ai encore du mal à identifier les situations de non-droit, j’ai tellement été conditionnée là-dedans”, complète Lilou. “C’est comme pour les agressions, poursuit Gwendolina. On ancre dans la tête des femmes que se plaindre ou réclamer, c’est mal. On inverse la charge de culpabilité pour nous faire croire que c’est de notre faute. Pas de crèche, pas d’emploi… On a l’impression qu’on doit payer pour notre séparation.” Anne-Marie, elle, identifie les injustices, mais perd patience : “Je sais que ce n’est pas de ma faute mais je ne comprends pas leur système… Tu parles à des murs. Mais je continuerai de me battre pour qu’on me prenne en considération.”

Sensibilisation

Le documentaire – construit avec des étudiant·es de 3e bac en assistant·e social·e de l’Hennalux – identifie aussi des leviers d’action concrets, comme une invitation adressée aux futur·es assistant·es sociales/aux que les coréalisatrices et d’autres rencontreront sur leur route. Parmi les leviers identifiés : être considéré·e comme un être humain ; tenir compte de “détails” comme le lieu d’accueil, la façon de parler ; s’assurer que la personne comprenne ce que l’intervenant·e social·e dit ; mettre en place un système d’assurance et pas d’assistance ; mettre en confiance plutôt que mettre sous pression. Mais aussi que les politiques fassent plus confiance au travail social… Autant de messages qu’elles comptent bien adresser aux élu·es en vue des élections de 2024.

* Prénom d’emprunt.

Voir le documentaire

Le documentaire “Le non-recours aux droits. Des vies suspendues” est visible sur le site de l’asbl Télévision du Monde : https://tdm-asbl.be